Le manuel d’Hervé Vieillard-Baron, paru pour la première fois en 2001, est bien connu des géographes, à la fois pour sa clarté et son regard analytique, loin de toute vision apocalyptique des banlieues françaises. Il est réédité en 2011 à l’occasion du programme des concours de l’enseignement (la France en villes ou la France urbaine).

  Son caractère pédagogique – c’est le propre de la collection “Carré” chez Hachette – est à l’origine de l’organisation de l’ouvrage et de l’orientation de son contenu. La première partie est consacrée à une synthèse épistémologique et historique de la notion de banlieue (étymologie, évolution depuis le Moyen Âge et acceptions récentes). Un chapitre examine la notion dans les travaux des géographes, utile mise au point pour les candidats au concours comme pour les acteurs de l’aménagement et de l’urbanisme. Par exemple, on trouvera une évocation des travaux américains de David Harvey et de John Rawls sur la justice sociale. La deuxième partie, de facture classique, s’intéresse à la formation des paysages de banlieue, entrée fondamentale pour les géographes et que tous les acteurs de la ville gagneraient à s’approprier. Le lecteur suit l’évolution géohistorique de ces espaces, des faubourgs aux cités-jardins, des lotissements aux grands ensembles, des villes nouvelles aux récentes extensions périurbaines. Plusieurs documents, graphiques ou statistiques, illustrent le propos et, peu nombreux, ils s’avèrent choisis judicieusement. La troisième partie est consacrée à ce qu’il est désormais convenu d’appeler les “quartiers sensibles”, dont l’avenir dira si cette désignation psychologisante perdurera ou non. Parmi plusieurs autres, c’est cette dénomination générique qu’Hervé Vieillard-Baron retient. Il examine les notions de “zone”, de “ghetto” (nous y reviendrons) ou de “quartier”, tout en les corrélant aux représentations de la banlieue et au rôle de l’image et de la rumeur. Plusieurs chapitres sont consacrés à l’étude de la “crise des quartiers” et aux politiques mises en œuvre pour tenter de résorber cette crise.

Hervé Vieillard-Baron insiste sur la diversité de ces territoires, en proposant une typologie fondée sur douze critères   et traduite graphiquement : entre autres, sont intégrés des indicateurs de précarité socio-économique (proportion de grands ménages, de chômeurs, d’ouvriers, de familles monoparentales), la participation électorale, les servitudes historiques et environnementales pesant sur le territoire, telles que la distance au centre, la proximité d’une voie rapide ou d’une ligne ferroviaire, d’un établissement polluant (usine, incinérateur), d’une institution à image négative (prison, hôpital psychiatrique) ou d’une friche. La conclusion est sans appel : “On observe que les indicateurs ne se recoupent complètement que dans quelques dizaines de quartiers. Ailleurs, les écarts aux moyennes communales ou régionales sont faibles”   . Il est donc impossible de traiter de ces quartiers sensibles comme d’un tout. Ils rassemblent 8 % de la population française et quelque ceux mille cinq cents sont répertoriés comme tels (soit une multiplication par cent depuis 1982 !), chiffre bien trop élevé pour ne pas rassembler des situations fort hétérogènes. De longs développements sont consacrés à la politique de la ville, à travers l’étude des discours, les actions menées (démolitions, financements) et les acteurs impliqués, aussi divers que nombreux. Enfin, la dernière partie propose des comparaisons avec certaines périphéries de grandes métropoles du reste du monde, comme Tokyo, Pékin, Séoul, Mexico, Buenos Aires, Johannesburg ou Téhéran.

Ce précis d’étude des banlieues présente plus d’un intérêt à nos yeux. Tout d’abord, il offre des atouts pédagogiques pour le lecteur non spécialiste : clarté du propos (nombreux titres très analytiques, longs chapeaux à chaque début de chapitre résumant le propos), documents iconographiques, graphiques ou statistiques actualisés (à quelques regrettables exceptions près), mises au point épistémologiques et exemples précis et détaillés. Ensuite, il aborde l’étude des banlieues et périphéries sous un angle géographique, et non d’abord sociologique ou politique, ce qui permet à la fois de prendre la mesure spatiale des enjeux (distances, côtoiement, phénomènes de barrière, taille et échelles). Cette approche, étayée par des données chiffrées ou par des cartes, permet d’évoquer les quartiers dits sensibles de manière dépassionnée, fondée sur une approche objective et non constituée d’a priori.

Il s’agit probablement là de l’intérêt principal du livre : celui-ci examine nombre d’idées reçues à propos des banlieues et les dénonce, de manière argumentée et convaincante. Parmi celles qui ont retenu notre attention, signalons tout d’abord la discussion autour de la notion de mixité sociale, toujours présentée comme un idéal, et ici fortement remise en cause. Le lecteur géographe sera également sensible à la critique analytique, épistémologique et historique de l’usage de la notion de ghetto, de nos jours très galvaudée et tout particulièrement dans l’édition française, en quête de sensationnalisme. Hervé Vieillard-Baron s’inscrit en faux contre l’usage de ce terme en France, en justifiant fermement son analyse   . Sur ce point précis, nous renvoyons le lecteur au petit essai particulièrement dense et novateur de Hervé Vieillard-Baron, Banlieue ghetto impossible, publié en 1994 aux Éditions de l’Aube. Autre idée reçue, celle d’une homogénéité des quartiers sensibles, en fait extrêmement divers à tout point de vue (distance et liaison au centre, composition de la population, taux d’activité, qualité du bâti, etc.). Il est par exemple montré que la moitié des quartiers sensibles appartiennent non pas aux communes périphériques mais aux villes-centres, et souvent aux petites agglomérations de moins de cinquante mille habitants (un quart de ceux répertoriés), comme à Lunel ou à Pézenas dans le Languedoc. Il existe des quartiers sensibles très proches du centre et à l’inverse la très grande majorité des banlieues ne connaissent pas de problème. La violence et le sentiment d’insécurité font l’objet de longs développements et une approche géographique permet à Hervé Vieillard-Baron de montrer que contrairement à l’idée commune, “ce sont les centres-villes qui restent soumis aux manifestations les plus importantes de la délinquance juvénile”   , en prenant l’exemple des Champs-Élysées. Par ailleurs, les enquêtes de satisfaction montrent que les habitants de ces quartiers dévalorisés en sont plutôt satisfaits et ne souhaitent pas en déménager.

Enfin, pour ce qui relève des représentations, Hervé Vieillard-Baron souligne que la critique des grands ensembles est loin d’être récente et que les risques inhérents à cette forme d’urbanisation ont été soulevés dès l’origine (intéressant rapport de Raymond Barre, alarmiste et très lucide, dès 1977), alors même que ces grands ensembles étaient salués avec enthousiasme par la corporation des géographes au nom du modernisme. En outre, il propose une convaincante analyse critique de la notion aujourd’hui très à la mode de ville compacte, d’une part en relativisant son champ de diffusion (circonscrit aux villes européennes) et d’autre part en discutant les présupposés de cette notion : l’étalement urbain n’est pas forcément un mal, la densité urbaine n’est pas indispensable dans un monde de communications et de télécommunications intenses.

Cependant, le lecteur averti regrettera certaines approches trop générales, s’interrogera sur l’intérêt réel des comparaisons internationales, trop rapides pour être réellement convaincantes (soixante-dix pages pour le monde entier). Certains thèmes importants sont évoqués très rapidement, comme celui des quartiers fermés (gated communities), qui aurait mérité un traitement plus approfondi. De même, la focalisation est très nettement sur les quartiers populaires de banlieue, alors même que les banlieues aisées sont certes citées, mais ne sont pour ainsi dire pas traitées. Pour ce qui est de la violence, on peut s’interroger sur l’apport réel de l’approche, alors même que la question est très bien documentée dans la littérature. Une entrée par la spatialisation des actes délictueux et violents aurait pu être menée afin de montrer l’apport de la géographie. Le lecteur spécialiste regrettera également que la bibliographie, délibérément brève, ne comporte que trop peu de références étrangères et qu’à propos de plusieurs thèmes, le propos ne soit que peu étayé par des données chiffrées (question de la délinquance et des incivilités, par exemple).

En définitive, Banlieues et périphéries constitue une excellente première approche pour des lecteurs non connaisseurs de la question. Tous y trouveront une synthèse claire et une vision exempte de tout préjugé envers ces territoires aujourd’hui largement discrédités et un traitement sans concession de plusieurs grandes idées reçues de notre époque, telles le supposé ghetto français, les discours naïfs et moralisateurs sur la mixité sociale, le dogme de la ville compacte et surtout l’image stéréotypée de repoussoir plaquée sur les banlieues. Hervé Vieillard-Baron aime trop la banlieue et les banlieusards pour ne pas dénoncer avec vigueur de tels amalgames.