Le bilan contrasté du long "règne" du Front des gauches au Bengale occidental

Le Bengale occidental (West Bengal) serait-il à la recherche d’une identité que plus de trente-quatre années de domination du Front des gauches (Left Front) auraient mise à mal ? Le bilan du "règne" de cette mouvance est, il est vrai, contrasté. Mais c’est sans nul doute l’extrême ténacité de Mamata Banerjee qui explique son éclatante victoire, tandis qu’elle sut faire appel aux plus défavorisés que la fédération indienne, soucieuse d’objectifs économiques "nobles", semblait à tout le moins partiellement délaisser.

S’agirait-il pour autant de conclure que le Front des gauches – et tout particulièrement le Parti communiste d’Inde (marxiste) ou PCI(M)   – mérita la sévère sanction populaire qui s’exprima lors des toutes récentes élections législatives ? Evaluer le "règne" du Front des gauches au Bengale reste en tout état de cause un exercice risqué, tant la polarisation marque les positions et donc les discours de deux camps, alors que les modérés plus à même de proposer un bilan impartial se font rares.

L’"Inde éclatante" – Shining India   – souhaiterait, il est vrai, se défaire de toute hypothèque communiste qui rappellerait une construction nationale jugée désormais surannée, et cela en dépit d’indicateurs qui témoignent de l’accroissement d’inégalités déjà criantes.


La tentation misogyne

L’Inde est souvent à la recherche de personnages charismatiques capables de galvaniser l’opinion publique. L’effet semble davantage enchanteur lorsque c’est une femme qui s’investit de ce rôle, alors que son ascension dans un monde politique où la concurrence masculine est rude fut longue et difficile. A écouter les descriptions des partisans de Mamata Banerjee qui, expulsée du Parti du Congrès, fonda vers la fin de 1997 le West Bengal Trinamool Congress   , celle-ci se parerait du halo qui revient à Indira Gandhi.

Cette ancienne Premier ministre, il est vrai, jouit désormais de l’aura d’une martyre : elle succomba (le 31 octobre 1984) aux balles de deux de ses gardes du corps   , alors que ses partisans estimaient qu’elle avait œuvré en faveur de l’unité de la fédération indienne. La Présidente du Parti du Congrès Sonia Gandhi, veuve du Premier ministre Rajiv Gandhi, victime à son tour le 21 mai 1991 d’un assassinat, parvint, pour sa part, à affirmer une autorité désormais incontestable à l’échelle nationale.

Le cursus honorum d’Indira Gandhi, fille du Premier ministre Jawaharlal Nehru   , fut sans nul doute facilité par sa filiation. Son nom – Gandhi – ne l’apparentait pas à la famille du Mahatma Gandhi, mais découlait d’un mariage avec un homme politique prééminent de confession parsie, Feroze Gandhi. Cependant, il prêta fréquemment à confusion dans l’esprit de la population indienne. Sonia Gandhi connut des débuts difficiles pour deux raisons : d’origine italienne, elle disposait d’une nationalité indienne récente (qu’elle avait acquise en 1983) ; par ailleurs, elle n’avait aucune expérience directe de la vie politique indienne, tandis qu’elle cherchait à s’ériger en défenseur de l’héritage (des privilèges et de la fortune) de la dynastie Gandhi.

Ses opposants eurent tôt fait de tenter de la renvoyer à la vie d’intérieur qui avait souvent été la sienne. Et la gauche, dont le Parti communiste d’Inde (marxiste) demeure aujourd’hui encore la formation prééminente, ne résista elle-même guère à la tentation misogyne. L’on se souvient du très respecté Jyoti Basu qui, exerçant la fonction de Chief Minister (Chef de l’Etat), présidait aux destinées du Bengale occidental (1977-2000). Le dirigeant du PCI(M) doutait publiquement des chances de succès de la novice Sonia Gandhi, la qualifiant, dans une expression qui se voulait péjorative, de "femme au foyer" – merely a housewife – alors qu’en 1998, elle s’engageait véritablement aux côtés du Congrès.

Un tel discours ne suscita guère la désapprobation de la société indienne qui souvent en retint le seul aspect anecdotique. Les instances dirigeantes du Parti marxiste n’accordèrent elles-mêmes qu’avec réticence une représentation d’importance aux femmes. Alors que le Comité Central avait enfin consenti à inclure 5 femmes en son sein, Brinda Karat accepta – en 2005 – un siège au Politburo. Elle avait auparavant choisi de démissionner du Comité Central, afin de marquer sa désapprobation face à la difficile représentation du genre féminin au sein des instances supérieures. Il est d’ailleurs frappant de constater que les adversaires du mouvement communiste assurent qu’elle acquit ce titre en raison de son "alliance" avec le Secrétaire Général Prakash Karat dont elle était l’épouse et qui fut également élu à son poste lors du XVIIIe Congrès du Parti marxiste de 2005.

Durant la toute récente campagne dont le Bengale occidental fut le théâtre, alors que les électeurs étaient appelés (tout comme dans les Etats d’Assam, du Kerala et du Tamil Nadu, ainsi que dans le territoire de Pondicherry) à renouveler leur assemblée législative, le recours à des slogans qui dénotaient à tout le moins de l’attachement aux rôles traditionnels des genres ne fut pas absent. Il est vrai que le PCI(M) était dans une position bien délicate, alors que ses adversaires, refusant toute nuance quant au bilan de la longe gestion du Front des gauches, s’attelaient à marteler une "vérité" qu’ils proclamaient inéluctable : la défaite serait cuisante et mettrait fin à 34 années d’une dictature dont la population n’avait jamais cessé de souffrir ; les Bengalis seraient ainsi à même de bénéficier à nouveau des mêmes droits que le reste des concitoyens de la fédération indienne.

Comme c’était la coutume à chaque consultation électorale qui avait lieu dans le pays, d’importants dirigeants du Parti central   , qui étaient souvent originaires d’autres régions et qui n’avaient guère de véritable connaissance du bengali, vinrent apporter leur appui à la section communiste bengalie. Ils firent le plus souvent campagne en zones musulmanes où l’ourdou est usité   et dans les régions ouvrières ou semi-ouvrières où, étant donnée la mobilité de cette population, le hindi est la langue véhiculaire par excellence   . Le 19 avril 2011, Prakash Karat, reprenant une expression malheureuse dont Indira Gandhi avait été autrefois la cible qualifia ainsi Mamata Banerjee de "poupée stupide"; du moins ce fut les termes – certes bien mal choisis – que nombre d’observateurs retinrent, oubliant rapidement le discours qui les avaient accompagnés.

Le Secrétaire Général, soulignant l’opposition de principe de Banerjee à toute décision du gouvernement des gauches au Bengale, cherchait à blâmer son silence quant à la politique de la coalition au Centre (l’Alliance Unie pour le Progrès-II - United Progressive Alliance-II, UPA-II) dont l’AITC constituait le deuxième parti le plus important après le Congrès. Alors qu’elle détenait le portefeuille des voies ferrées au Centre, pourquoi donc la cheffe du Trinamool Congress ne dénonça-t-elle une politique économique qui mettait à mal la vie déjà précaire de la majorité des Indiens ? Egérie au Bengale de la lutte contre une industrialisation qui avait tenté de se saisir de terres fertiles, Mamata Banerjee demeurait silencieuse face à la multiplication d’infrastructures (notamment ferroviaires) qui impliquaient l’expropriation de petits agriculteurs, sans autre qualification, qui venaient grossir les rangs de la population des bidonvilles ?   . Pourtant la police usait également de la force à l’encontre des "récalcitrants", se rendant coupable de violations des droits humains semblables à celles que le Bengale avait connues durant une brève période, lors des événements de Nandigram   .

Ainsi Karat avait-il déclaré, en ce meeting qui avait lieu à Metiabruz (Kolkata   ), que la dirigeante du Trinamool Congress était devenue "une poupée stupide à Delhi" (Delhi mein woh goongi gudiya ho jati hai). De vives critiques quant à cette piètre comparaison s’en étaient suivies.

Signe des temps ? Le 24 avril suivant, l’ancien parlementaire Anil Biswas   fut publiquement réprimandé pour des remarques qui dépassaient, estima le PCI(M) bengali, le seuil acceptable de la décence : Biswas, s’interrogeant sur le mode de financement de la campagne de l’AITC, laissa entendre que Mamata Banerjee était de petite vertu. Il la comparait implicitement à une prostituée de Sonagachi (Kolkatta) dont le bhatar (terme dérogatoire désignant le compagnon illégitime d’une femme) pourvoyait aux dépenses. Le Chief Minister du Bengale Buddhadeb Bhattacharjee qualifia un tel langage de "déplorable", tandis qu’une telle "offense" était "impardonnable". Biswas éprouva cependant des difficultés à exprimer un réel remord, comparant peu après Banerjee à un "chameau du désert" marchant "la tête haute" et oubliant de "regarder vers le bas".

Outre la quête d’une respectabilité renouvelée qu’il avait engagée suite aux événements de Nandigram et de Singur, le Parti n’ignorait sans doute plus – même s’il s’en défendait officiellement – que celle que les Bengalis nommaient volontiers Didi (grande sœur   ) avait, à tout le moins partiellement, conquis le cœur des défavorisés. Blâmer sa moralité, c’était prendre le risque de pousser les électeurs indécis à la soutenir. Les classes moyennes et supérieures, favorables à l’inauguration d’une alternance, ne pouvaient adhérer à un discours réducteur qui tendait à diviser les femmes en deux groupes distincts