Un livre excellent donnant des clefs de lecture pour comprendre les enjeux des politiques générationnelles.

Comment penser les rapports entre les générations ? Cette question n’a peut-être jamais été aussi actuelle qu’aujourd’hui où elle prend une acuité particulière du fait des nombreux soulèvements populaires récents comme le "printemps arabe" ou encore les mouvements de protestation en Europe (notamment en Espagne et en Grèce et maintenant un début timide en France avec les "indignés"). Bien que ces mouvements soient structurellement différents, ils ont tous comme point commun une mobilisation importante de la jeunesse qui a des revendications en termes d’accès à des emplois de meilleure qualité et qui aspire à la démocratie : fin des régimes autoritaires pour les pays arabes et recouvrement de leur souveraineté pour les pays européens, courbés comme des vieillards sous le poids de leur dette publique   et placés sous la tutelle du Fonds monétaire international. Ces différentes jeunesses contestent ainsi implicitement l’état du monde dont elles héritent. Notons en outre que, symbole de l’émergence d’une réflexion visant à penser les questions économico-sociales en termes de génération, un vocabulaire spécifique s’est ainsi développé pour désigner ces nouvelles jeunesses protéiformes : "génération Y", "génération ni-ni", etc. Toutefois, si ces termes permettent de décrire (plus ou moins bien) un ensemble générationnel donné, c'est-à-dire de penser les générations en tant qu’unités distinctes, ils ne semblent pas opérationnels pour parvenir à concevoir les rapports entre des générations successives, que ce soit en termes de justice, d’équité ou de solidarité. Or des questions d’importance primordiale, mettant en scène plusieurs cohortes consécutives, se posent de plus en plus à nos sociétés contemporaines : qu’il s’agisse de la viabilité des systèmes de protection sociale (par exemple, nos descendants pourront-ils financer nos retraites par répartition ?), de celle de la dette publique (quel niveau raisonnable de dette laisser à nos successeurs ?) ou de la gestion des ressources naturelles non renouvelables. Ce sont ces questions que l’économiste André Masson   – s’équipant de concepts provenant de l’économie du lien intergénérationnel mais s’ouvrant aussi à ceux de l’anthropologie, de la sociologie et de la philosophie – éclaire dans son livre Des liens et des transferts entre générations. Il s’agit d’un ouvrage passionnant et stimulant intellectuellement ayant pour problématique centrale la question suivante : "comment les trois institutions ou piliers que sont les marchés, la famille et l’État doivent-ils se répartir (…) le financement et la satisfaction des besoins associés aux deux périodes de dépendance économique, jeunesse et vieillesse ?"   . Notre objectif sera ici de restituer, de façon critique et dans une perspective sociologique, les idées principales de cet essai, réalisé par un économiste mais résolument pluridisciplinaire.

 

Les différents sens du terme "génération" et leurs problématiques associées

 

André Masson nous rappelle d’abord que le terme "génération" est polysémique et que le sens retenu par un auteur aura partie liée avec la problématique sous-jacente. En effet, le vocable "génération" peut aussi bien désigner des "successeurs" que des "classes d’âge contemporaines" ou encore des "cohortes historiques de "conscrits"   .

Dans le cas où la première définition (les successeurs) serait retenue, les générations seront donc envisagées comme des groupes d’individus se succédant sans jamais se croiser. Se pose alors la question "du degré de responsabilité des contemporains vis-à-vis de générations futures aux besoins comparables, soit du juste héritage à laisser aux successeurs"   en termes de situations économico-sociale et environnementale. Cela nous fait penser à une phrase d’Hannah Arendt, issue de sa préface à La crise de la culture, "le testament, qui dit à l’héritier ce qui sera légitimement sien, assigne un passé à l’avenir"   . C’est en effet là que le cœur du problème se situe car, d’une part, l’hypothèse retenue de non-chevauchement des générations implique que les générations futures n’auront pas leur mot à dire sur l’état du monde que les contemporains leur laisseront, puisqu’elles seront absentes au moment de la prise de décision (les chercheurs parlent alors d’"absence de droit de vote") ; et, d’autre part, elles ne pourront pas récompenser dans le futur les générations contemporaines des efforts que ces dernières auront, le cas échéant, entrepris pour elles (ce que le philosophe américain John Rawls nomme "l’injustice chronologique"), puisque les contemporains seront alors absents. En conséquence, il y aurait donc une double absence d’incitation – au sens économique de l’absence de stimulation de l’intérêt personnel – pour motiver les contemporains à agir pour leurs successeurs. Ces deux "irréversibilités temporelles"   , fondées sur l’absence de représentant des deux générations à un même instant, obligent donc les économistes à trouver un substitut au concept de l’intérêt personnel – concept clef en économie. En effet, aucun contrat ne peut être souscrit, dans l’intérêt bien compris des deux parties, si les deux cocontractants ne peuvent physiquement être présents au même instant ; le recours au marché devient donc inopérant. Le marché devenu une impasse et l’intérêt personnel, en tant que principe directeur, étant invalidé : nous aurions pu penser que l’économiste, désarçonné car théoriquement désarmé, se serait retrouvé dans une posture délicate. André Masson nous apprend qu’il n’en est rien. Le nouveau principe directeur conçu pour penser, dans une démarche prospective, les rapports entre générations non contemporaines devient alors "l’altruisme intergénérationnel"   (concept incarnant le souci qu’ont les individus pour leur progéniture et traduisant, de facto, un certain repli sur la sphère familiale face aux défaillances du marché). Toutefois, pour donner plus de contrainte à cet altruisme qui repose in fine sur le bon vouloir des individus, ou plus précisément sur leur niveau aléatoire d’altruisme, certains scientifiques militent pour le développement d’une "éthique du futur"   appuyée sur des institutions publiques (soit un recours à l’État).

Pour les chercheurs en sciences sociales qui optent pour la seconde définition (les classes d’âge contemporaines) ou la troisième (les cohortes historiques de conscrits), les générations deviennent alors des groupes contemporains d’âges distincts. Notons que la présence des représentants de différentes générations à un même instant signifie que le dilemme de l’injustice chronologique ne se pose plus. La problématique sous-jacente devient dès lors la question des "justes transferts entre des classes d’âges contemporaines qui n’ont ni les mêmes moyens, ni les mêmes besoins"   . Aussi, à la question du juste héritage se substitue celle de la justice entre les âges. Celle-ci est ici perçue en termes de transferts compensatoires vers les deux âges de dépendance économique que sont la jeunesse et la vieillesse. A ce propos, il est curieux de constater que, dans notre contexte de chômage massif, la période de chômage ne soit pas intégrée à ces périodes de dépendance économique… Mais revenons-en au principe de justice conditionnel et à la définition retenue pour le terme génération : il s’agit alors de "rechercher le mode le plus approprié de coopération dynamique entre des générations"   . André Masson s’appuie ici sur la typologie réalisée par le sociologue danois Gosta Esping Andersen   – portant sur les trois "piliers pourvoyeurs de bien-être" que sont l’État, les marchés et la famille – pour décrire les rôles respectifs des différentes entités en tant qu’opérateurs de transferts compensatoires. Réduisant (volontairement) le lien intergénérationnel à celui de filiation    , il explique ainsi que la justice entre les générations contemporaines ne peut s’en remettre au marché pour la satisfaction des besoins liés aux deux périodes de dépendance économique. Son argumentation consiste à dire que, même si les deux parties (enfants et parents) sont présentes à un même instant, les enfants ne sont pas autonomes et suffisamment responsables pour pouvoir contracter avec leurs parents un contrat échangeant des prestations actuelles d’éducation et d’entretien (versées par les parents salariés à leurs enfants) contre des prestations futures de retraite et de santé (versées par les enfants, devenus actifs, à leurs parents devenus retraités). Il pourrait donc arriver des situations où les parents, anticipant l’attitude future de leurs enfants égoïstes qui – en l’absence d’obligations contractuelles – rechigneraient à "rembourser" leur "dû", décideraient tout simplement de ne pas s’investir dans l’éducation de leur progéniture. Consécutivement, et par effet ricochet, les enfants, devenus adultes, n’aideraient alors pas en retour leurs parents, devenus retraités. Les économistes qualifient cet état (sous-optimal de coopération parents-enfants) de "dilemme des générations" : "à une obligation initiale de donner à une génération économiquement dépendante (les jeunes enfants dans le premier cas, les vieux parents dans le second) ne peut être opposée qu’une obligation de rendre aléatoire, non contractuelle"   . Pour sortir de cette impasse, les économistes ont à nouveau recours à la notion d’altruisme des parents pour leur descendance. Cet altruisme sera considéré, par une majorité d’économistes, comme le facteur de motivation déclenchant les dépenses initiales des parents pour leurs enfants sans qu’ils aient la garantie d’une contrepartie future (qui jouerait le rôle d’une stricte équivalence comptable). L’incompétence des marchés (notamment ceux de l’épargne et de l’assurance), pour ces âges de dépendance économique, sera donc à nouveau compensée par les individus via le recours aux familles et à l’État.

 

Les motivations aux transferts et leurs modes de coopération sous-jacents

 

Jusqu’à présent, la plupart des économistes, qui tentaient de formaliser les transferts au sein d’une même famille, ne faisaient intervenir que deux générations (les parents et leurs enfants) et ne retenaient en général que deux principes directeurs de transmission (relevant de l’individualisme) : l’échange différé (dépenses actuelles d’éducation versus dépenses futures de retraite) ou bien l’altruisme parental. Dans le cas de l’hypothèse de l’échange différé, les relations financières entre parents et enfants sont assimilées au fonctionnement d’une opération de prêt (emprunt puis remboursement) : "les parents éduquent l’enfant, ou l’aident à s’installer au moment de son installation en ménage, à charge pour lui de les rembourser plus tard, lorsqu’ils seront âgés ; l’opération suppose toutefois le pré-engagement de l’enfant, difficile à faire respecter (dilemme des générations)"   . L’auteur précise qu’il existe cependant des moyens pour y parvenir comme la "promesse de l’héritage"   qui, selon les économistes, permettrait aux parents de s’assurer de la "bonne conduite" de leur progéniture. Dans ce modèle, nous voyons que la famille devient une sorte de marché à taille réduite ("Home sweet home !» dirait alors l’économiste orthodoxe heureux de regagner ses pénates – c'est-à-dire de retrouver son foyer théorique – en amenant les principes de l’économie marchande dans la sphère domestique).

Sinon, à l’extrême opposé du paradigme du contrat d’échange, il y a l’hypothèse de l’altruisme parental ; nous arrivons alors au second principe de transmission retenu par les économistes. Ce principe expliquerait les investissements élevés que réalisent les parents pour l’éducation de leurs enfants (perçus comme leur propre prolongement). Masson indique que cet altruisme peut devenir "dynastique" dans le sens où le pater familias s’assure, via la mise en place de mécanismes de "formation des préférences" de l’enfant (à travers une éducation "adéquate"), que son enfant, une fois devenu adulte, reproduira le même comportement à l’égard de ses futurs propres enfants. Nous voyons ainsi que ces modèles théoriques tentent surtout d’expliquer les transferts descendants (certes majoritaires) – à savoir l’investissement initial qu’effectuent les parents – mais échouent à rendre réellement compte des transferts ascendants. C’est à ce titre qu’André Masson propose d’intégrer, dans le modèle explicatif de l’économie du lien filial, le concept anthropologique maussien du don contre-don   ; concept qui serait plus efficace que les précédents (l’échange et l’altruisme) pour décrire les "relations non marchandes au sein de communautés restreintes"   .

Sous ce nouvel angle d’interprétation, l’éducation des enfants par leurs parents résulterait de réciprocités indirectes "participant du "fait social total" que constitue le "don-contre-don" maussien à partir des trois obligations, intériorisées sous forme de normes, de donner, recevoir et rendre"   . Comment s’expliquent alors les transferts descendants ? Par le fait que les parents, ayant été éduqués auparavant par leurs propres parents (les parents ont donc "reçu"), fournissent une éducation à leur enfant (les parents "rendent" à un tiers) ; charge à ces derniers de faire ensuite de même avec leurs futurs enfants. Il s’agit donc d’un modèle faisant intervenir trois générations (enfants, parents et grands-parents) dans lequel une génération intermédiaire, dite "pivot", a reçu d’une génération antérieure et restituera à une génération ultérieure – d’où le terme de réciprocités indirectes   . Et pour les transferts ascendants ? "Pourquoi la génération active accorderait-elle l’aide souhaitée par ses parents âgés ? Par effet d’anticipation : on est tous appelés à devenir vieux un jour, et chacun aurait conscience que la manière dont il se comporte avec ses parents conditionne le sort qui lui sera réservé pendant sa propre vieillesse…"   . Ainsi, selon ce modèle, les parents donneraient aux grands-parents, devant leurs enfants, pour que ces derniers fassent de même, avec eux, une fois qu’ils seront retraités. Les transferts intrafamiliaux apparaissent alors non plus comme des transferts compensateurs pour les deux périodes de dépendance économique mais ont pour objectif le "maintien de la chaîne intergénérationnelle de transferts mutuellement avantageux"   . Nous voyons ici poindre la notion holiste de groupe familial au service duquel les individus se mettent afin d’assurer la survie du groupe. Aussi, comme le précise l’auteur "les réciprocités indirectes constituent bien un exemple de réciprocités générales en ce qu’elles s’interprètent comme des processus de création et d’acquittement de dettes ou de créances contractées par le sujet non à l’égard d’un autre mais directement à l’égard du groupe familial"   . Néanmoins, puisque ces réciprocités indirectes s’apparentent à des dons, au sens de prestations réalisées hors de la sphère marchande, Masson nous rappelle un fait important analysé auparavant par Mauss : l’ambivalence du don (notamment sa dimension agonistique). Car le don est à la fois un acte de générosité, en tant que geste de partage, et de domination puisqu’il crée une dette chez celui qui le reçoit. Ainsi Mauss précisait-il : "l’obligation de rendre dignement est impérative"   . En effet, qui n’a jamais dit, oscillant entre joie et gêne face à un cadeau perçu comme trop généreux : "Merci beaucoup ! Mais je ne sais comment te remercier…". Après avoir présenté ces différents modèles économiques rendant compte du lien intrafamilial, nous en arrivons à ce qui, selon nous, fait la force de l’ouvrage : la trilogie du social, reposant sur la maxime "liberté, égalité, fraternité", exposée par l’économiste André Masson.

 

Les trois mondes d’Esping Andersen revus par André Masson

 

Cela nous amène en effet à exposer la grille socio-économique de lecture du social proposée par l’auteur. Il s’agit d’une "trilogie [qui] repose, comme les mondes d’Esping Andersen (1999), sur la hiérarchie établie a priori entre les trois piliers pourvoyeurs de bien-être, marché, Etat et famille, mais [qui] se concentre sur la satisfaction des besoins associés aux périodes de dépendance économique, jeunesse et vieillesse"   . Nous verrons ci-dessous que ces différentes grilles reposent sur des visions différentes de la famille et, in fine, de l’homme lui-même – soit sur des aspects idéologiques sur lesquels il est impossible de trancher scientifiquement.

Le paradigme libéral (ou du "libre agent") met l’accent sur le marché comme pourvoyeur essentiel de bien-être. Dans cette vision du social, l’individu est perçu comme un être libre, responsable et prévoyant. Les marchés sont considérés comme étant compétitifs et l’agent, supposé rationnel, leur fait confiance pour couvrir les risques de la vie comme ceux du grand âge (par exemple pour se préparer une épargne de précaution pour ses vieux jours). Les partisans de ce paradigme militent "pour une réduction drastique de l’Etat providence, dont la vocation se limiterait, en quelque sorte, à celle d’un "Beveridge du pauvre", universalisme modeste qui devrait assurer la protection contre les risques les plus durs de l’existence (handicap, maladie grave…) que le marché ne peut assurer"   . Ils se méfient en effet de l’interventionnisme étatique, notamment parce que ce dernier fonctionne sur la base de cotisations augmentant le coût du travail et réduisant donc la compétitivité des entreprises nationales. Masson précise que, lorsqu’ils évoquent les générations, c’est pour dénoncer la fracture générationnelle, soit l’accaparement des (rares) ressources publiques par les ainés au détriment des plus jeunes ; c'est-à-dire la victoire politique du vote gris massif sur le dos de l’abstention des jeunes. Ce qui leur importe, c’est l’égalité des chances ; aussi, le critère de justice qu’ils retiennent est celui de la justice intergénérationnelle (au travers de la neutralité actuarielle des transferts sociaux). Enfin, la famille étant une question relevant de l’ordre privé, les partisans du "libre agent" ne s’expriment pas dessus.

Les deux autres paradigmes placent l’Etat en priorité, pour la satisfaction des besoins, par rapport aux marchés ; ils accordent tous deux de l’importance à l’Etat providence. Toutefois, ils divergent sur le fait de savoir si les prestations publiques doivent passer (ou non) par un détour familial. A travers l’opportunité de ce détour se pose la question "des priorités de l’Etat providence entre les âges"   : doit-il s’adresser aux plus âgés via des prestations de retraite (dont le surplus sera redistribué aux plus jeunes par les aînés) favorisant par la même occasion les solidarités familiales (mais aussi la dépendance des jeunes vis-à-vis de leur famille) ? Ou doit-il s’adresser directement aux plus jeunes, en évitant le passage par la famille (boîte noire perçue comme un nœud d’ambivalences), via, par exemple, une "allocation autonomie" censée développer l’autonomie du bénéficiaire ? En résumé, l’Etat providence français doit-il continuer ses politiques sociales sous une forme familiale (pensée "multi-solidaire") ou sous une forme "citoyenne" visant directement un bénéficiaire, par rapport à une situation donnée (paradigme de "l’égalité citoyenne") ? En passant, notons ici que ces deux visions incarnent, d’une certaine façon, l’ambivalence du système conceptuel "autonomie-dépendance", au sens où elles supposent toutes deux que la construction de l’autonomie de l’individu ne peut se réaliser que dans des liens de dépendance par rapport à un collectif (personnalisé dans le cas de la famille ou impersonnel dans le cas de l’Etat). Mais, décrivons plus précisément ces deux autres éléments de la trilogie du social proposée par André Masson.

La pensée social-démocrate (ou de "l’égalité citoyenne") mise sur l’Etat comme pilier principal. Comme le dit l’auteur : "chaque individu bénéficie en tant que citoyen – indépendamment de sa famille, de son sexe ou de sa condition sociale – de droits conséquents à l’éducation, à la formation, mais aussi idéalement, à un emploi, et de même à une couverture efficace et continue contre les aléas de l’existence"   . L’Etat, en tant que garant de la paix sociale, assure donc une égalité de traitement qui passe par une forte protection sociale universelle, financée par un niveau élevé d’impôt (les chercheurs parlent de "Beveridge du riche"), à tous ses citoyens. Aussi ne doit-il pas y avoir de groupe intermédiaire (familles, corporations professionnelles, etc.) entre ces derniers et l’Etat. Ce paradigme se méfie des marchés comme des familles, sources d’injustice puisque le premier repose sur des droits de propriété inégaux et le second sur des relations familiales arbitraires. L’accent mis sur l’Etat se traduit notamment par le développement de services publics à destination de tous les citoyens (crèches, maisons de retraite, etc.) ; de façon plus générale, la "propriété sociale"   l’emporte sur toutes les autres formes de propriété privée. Pour les partisans de cette pensée, le concept de génération n’a pas de sens car il ne ferait qu’introduire des liens qui ne relèveraient pas du contrat social liant le citoyen à l’Etat – soit des liens perçus comme superflus.

La pensée conservatrice (ou "multi-solidaire") critique les relations impersonnelles du modèle précédent. Elle met l’accent sur l’inscription des individus dans des collectifs (familiaux, professionnels ou autres) – fidèle en cela à la pensée d’Emile Durkheim qui souhaitait, dans Le suicide, la création de corps intermédiaires entre l’individu et l’Etat pour éviter l’anomie (et aussi parce que les revendications du groupe seraient plus fortes que celle d’un individu isolé face à l’Etat). La famille occupe toutefois une place privilégiée dans cette vision du social – notamment le "chef de famille" (le patriarche). L’Etat n’intervient que lorsque la famille fait défaut selon une logique subsidiaire et son financement sera concentré sur le "chef de famille" - principal bénéficiaire des transferts publics – qui saura, mieux que quiconque, comment redistribuer l’argent dans sa famille (via des transferts privés). Bref, cette pensée "prône plus généralement les vertus et le rôle irremplaçable des solidarités familiales – notamment descendantes – que l’Etat doit surtout faciliter et encourager, selon le partage des rôles efficaces qui voit la famille s’occuper en priorité des plus jeunes et la puissance publique se consacrer en priorité aux plus âgés"   . Par ailleurs, André Masson nous apprend que c’est dans cette pensée "multi-solidaire" que le concept de génération – et implicitement celui de solidarité entre les générations - prend tout son sens. Ses partisans insisteront par exemple pour que l’Etat effectue des transferts monétaires (et non pas en services) à destination de la famille – perçue comme harmonieuse et jouant le rôle du premier "cercle de protection rapprochée" (Robert Castel) face aux risques sociaux qu’encourent les individus. En somme, le rôle de l’Etat est important, mais ce dernier doit passer par le détour familial afin d’accéder aux personnes.

 

Face à ces différentes visions irréconciliables du social, nous ne pouvons manquer de songer à la phrase de Weber – traduisant l’impératif du choix en fonction de ses convictions profondes – qui disait : "la vie (…) ne connaît que la lutte éternelle que les dieux mènent entre eux (…). Elle ne connaît que l’incompatibilité des points de vue ultimes sur la vie qui sont possibles en général, et l’impossibilité de mettre fin à leur lutte, la nécessité, donc, de se décider pour l’un ou l’autre"   . Peut-être en est-il ainsi des politiques publiques générationnelles ?