Une synthèse lumineuse des grandes évolutions qui ont marqué l’histoire juridique de l’Europe depuis le Moyen-Âge.

Pari ambitieux pour Paolo Grossi, professeur d’histoire du droit médiéval et moderne à l’université de Florence et juge à la Cour constitutionnelle italienne : résumer en 270 pages près de deux millénaires d’histoire du droit en Europe. Certes, on ne peut que saluer l’effort de simplicité et de pédagogie dont témoigne cet ouvrage au regard d’un tel projet, mais il est regrettable en contrepartie qu’une synthèse aussi fulgurante ne jette qu’un coup de projecteur furtif sur plusieurs aspects particulièrement intéressants.

Paolo Grossi s’efforce dès le début de clarifier les concepts employés, et parvient à les rendre accessibles sans tomber dans une vulgarisation réductrice. On peut d’ailleurs noter l’originalité de certaines définitions : le droit est par exemple présenté comme "l’instrument par lequel la société opère son propre sauvetage"   . Ce souci de clarté reste de mise dans l’articulation des différentes parties du livre, qui suit la subdivision de l’histoire longue de l’Europe en trois "expériences juridiques" distinctes : le Moyen-Âge, la modernité et la postmodernité.

Pour chacun de ces trois âges, Paolo Grossi expose en quoi l’ordre juridique reflète l’évolution du monde dont il est issu, posant comme hypothèse que le droit "s’enracine dans les strates profondes d’une civilisation, où reposent les valeurs de celle-ci, et […] émerge à la lumière du soleil seulement après que les bouleversements qui ont d’abord ridé puis convulsé la surface sociale, économique et politique, sont descendus jusqu’aux racines mêmes et les ont attaquées."  

 

Du particulier à l’universel

Une première partie est ainsi consacrée au Moyen-Âge, phase d’inachèvement du pouvoir politique, où le droit, généré par le bas, n’est autre que "la réalité complexe et magmatique de la société qui s’auto-organise."   De multiples exemples permettent de saisir le pluralisme, voire le particularisme juridique qui en découle, qui fait de la coutume la première des sources du droit et qui se traduit par un ordre fortement territorialisé, modelé sur les faits concrets (la terre, le sang, le temps). Un droit agraire en somme, axé sur l’exploitation et la production, à la différence du droit romain fondé sur un sujet économiquement neutre, le civis.

Dès les premiers chapitres se dessinent plusieurs éléments structurants autour desquels s’organise toute la réflexion : l’opposition entre factualité et abstraction de l’ordre juridique, le rôle changeant des juristes (tantôt quasi producteurs du droit et tantôt relégués au rang de simples exégètes), l’opposition géographique entre le Royaume-Uni, pays de common law, et l’Europe continentale…

L’étude de la période moderne est d’ailleurs l’occasion de souligner la spécificité de la France, qualifiée de "laboratoire politico-juridique de la modernité."   Avec un admirable art de la synthèse, Paolo Grossi brosse en quelques pages le tableau des bouleversements socio-économiques qui surviennent à partir du XIVe siècle et qui consacrent peu à peu un individualisme caractéristique de la modernité. Le lien est fait rapidement entre cet anthropocentrisme et l’avènement des sciences physiques et mathématiques en tant que modèle épistémologique, y compris pour la science juridique.

L’émergence de pouvoirs souverains (un long cheminement résumé en une formule : "toujours plus d’Etat, toujours moins de société")   est là encore étudiée d’un point de vue comparatiste. D’un côté, la conception française d’un droit national, qu’illustre l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, ciment de l’unité juridique et linguistique d’un Etat en formation, se déroule jusqu’à Napoléon Ier, qui parvient à rassembler tout le droit, y compris le droit privé, dans les articles d’un code. De l’autre, le Royaume-Uni est présenté comme restant profondément marqué par un droit casuiste, largement produit par des juristes qui imposent leurs méthodes empiriques en profitant de la faiblesse du pouvoir politique.

Une approche sociologique de ces évolutions vient également enrichir la réflexion. Ainsi la dialectique entre droit naturel et droits positifs qui est formulée à partir des XVIIe et XVIIIe siècles est-elle présentée comme une aventure conceptuelle qui vise à édicter des règles de conduite universelles, mais aussi comme une stratégie qui exprime les intérêts et les prétentions précapitalistes de la bourgeoisie, dans une société dont la propriété privée devient le pivot. Dans cette perspective, la tendance à l’autoritarisme, l’éloge de la loi voire la légolâtrie qui caractérisent le monisme juridique très rigide prôné par la Révolution française s’avèrent en parfait accord avec les exigences du libéralisme économique.

Paolo Grossi souligne dans le même temps les limites de ce nouvel ordre juridique : elles tiennent à la dimension mythologique et élitiste du constitutionnalisme ("le catalogue des droits flotte à mille pieds au-dessus d’une désagréable réalité sociale")   et au paradoxe qu’il y a à envisager le droit sous l’angle exclusif de la politique : "contraintes de reconnaître dans le titulaire du pouvoir suprême le lecteur par excellence du droit naturel, [les Lumières] ont particularisé ce message et l’ont remis entre les mains de chaque Etat. Ce passage de l’universalisme jusnaturaliste au particularisme étatique est l’antinomie fondamentale qui se trouve à la base de la modernité politique et juridique."

Retour au réel

La démarche de codification, qui marque une manière radicalement nouvelle de concevoir et de produire le droit, fait l’objet de comparaisons très éclairantes entre le Code civil à la française, l’Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch autrichien (promulgué en 1811), le Code civil allemand, plus tardif (1896), l’étonnant Code civil suisse de 1907 ou le Codex iuris canonici promulgué par Benoît XV en 1917, dans lequel se prolonge l’antique héritage du droit commun médiéval. Mais le XIXe siècle est dépeint comme celui d’un décalage toujours plus criant entre le texte codifié et une réalité socio-économique mouvante, dont les bases industrielles mettent en défaut la traditionnelle conception patrimoniale du travail. L’émergence de mouvements collectifs, le développement d’un droit commercial sans frontières, plus attentif aux enjeux d’effectivité, et la réévaluation de l’historicité du droit aboutissent à une "redécouverte de la complexité du droit, qui naît directement de la complexité de la société."   En réaction contre l’individualisme et l’étatisme de l’époque moderne se développent alors des conceptions pluralistes de l’Etat comme ample communauté d’hommes socialisés, société axée sur le travail et non plus sur la propriété, ce que l’auteur illustre à partir de l’exemple du communautarisme de la république de Weimar.  

Plusieurs passages sont réservés à l’étude des situations extrêmes qui ont caractérisé le XXe siècle européen : la construction d’un droit unitaire en Union soviétique et dans les pays d’Europe orientale, les bouleversements suscités au nom de l’urgence par la Première guerre mondiale, les atteintes aux droits fondamentaux sous couvert d’un respect formel des procédures dans les régimes totalitaires en Italie et en Allemagne. La lecture qui en est proposée prend le parti de souligner plutôt les continuités que les lignes de fracture, pour parvenir au bilan selon lequel "il en va du droit des Etats totalitaires comme de la législation exceptionnelle de la Grande Guerre : au milieu des distorsions faciles à repousser et qui le furent bien vite avec la chute du régime, il y a une lecture de l’âge présent qui contient les germes d’itinéraires futurs."  

Cette dernière partie, très concentrée, pourra sembler trop succincte au lecteur curieux ; seules quelques pages sont finalement consacrées à l’Europe d’après 1945, et surtout aux balbutiements de la construction d’un droit proprement européen. Au-delà du constat de la fin d’une mythologie juridique qui était celle de l’époque moderne (étaticité du droit, légalisme, stricte division des pouvoirs), le livre s’achève sur quelques pistes intéressantes, sans s’y attarder : le rapprochement des sphères de civil law et de common law, les difficultés actuelles de l’Etat à ordonner juridiquement la société, l’émergence d’un pouvoir économique concurrent du pouvoir politique, la mondialisation des phénomènes sociaux, le primat du principe d’effectivité sur celui de validité… Si l’on aimerait que ces phénomènes et leurs conséquences soient plus amplement détaillés, on peut néanmoins apprécier le recul que l’ouvrage offre au lecteur dans un si bref volume : la notion de factualité du droit par exemple, qui semble définir aussi bien la période actuelle que l’ordre juridique médiéval, ne peut ainsi être appréhendée comme un retour de balancier qu’à la lumière du chemin parcouru depuis lors, dont le livre nous offre un concis mais précis panorama