L'annonce des résultats des élections législatives turques ont mis fin à l'effervescence des derniers jours. Le pays a renouvelé dimanche ses députés pour quatre années supplémentaires. Le parti au pouvoir (AKP) du Premier ministre Recep Erdogan a obtenu une victoire retentissante, alors que cette dernière était largement annoncée. Il est suivi par le parti d'opposition (CHP), ainsi que par les nationalistes du MHP. Ces résultats ne sont pas très surprenants car le Premier ministre, au pouvoir depuis plus de huit ans, surfe sur le bilan économique de son gouvernement. Il a déjà annoncé la formation de son nouveau gouvernement et la mise en place d'une nouvelle constitution avant la fin de la campagne. 

 

L'AKP affirme sa position de parti leader

 

Le parti de centre-droit AKP, qui était accrédité de 45-50% des intentions de votes, a obtenu 50,4% des voix aux élections législatives de dimanche 12 juin, lors des derniers décomptes. Le parti devrait obtenir 326 députés, sur un total de 550 députés. De manière générale, les élections se sont déroulées pour le mieux, avec un taux de participation de 85%, ce qui a poussé le Premier ministre à déclarer dimanche soir: "Que les Turcs aient voté pour l'AKP ou non, le véritable vainqueur des élections de 2011 est la Turquie". Les résultats confirment une tendance claire et nette : l'AKP obtenait 34% des votes en 2002, 46% en 2007 et un peu plus de 50% en 2011. Le parti est en effet le premier de l'histoire turque à former un gouvernement pour la troisième fois consécutive. Le parti de l'opposition (CHP) est arrivé en deuxième position avec 25,9% des voix et 135 sièges, contre 21% il y a quatre ans de cela. Il est suivi par les nationalistes du MHP avec 13% et 54 sièges, ce qui marque un léger déclin. 

 

Malgré cette victoire, l'AKP n'a pas obtenu la majorité des deux tiers (367), ce qui aurait dû lui permettre de mettre en place une nouvelle constitution sans avoir recours à l'approbation des autres partis. Au lieu de cela, les conservateurs vont devoir faire des alliances pour mener à bien leur projet de réforme, qui entend modifier la Loi fondamentale de 1980, mise en place à la suite du coup d'Etat militaire. Le premier ministre a par ailleurs déjà déblayé le terrain en parlant dimanche soir de négociation et de consensus afin d'élaborer une nouvelle constitution. 

 
 

Une campagne gagnée d'avance ?  

 

Les élections en Turquie ont relevé d'une ambiance particulière. Dans certaines couches de la population, celles qui ne sont pas encore blasées de la politique en général ou du gouvernement en particulier, l'effervescence était à son comble. Sur les routes, des mini-vans transportaient des partisans enthousiastes qui affichaient leur soutien politique avec drapeaux et diffusaient de la musique à fond. De nombreuses voitures transportant des membres du CHP, le parti d'opposition kémaliste, circulaient entre Bodrum et Kaç, au sud du pays. C'est par ailleurs un bon moyen de constater que le tristement célèbre parti nationaliste et néo-fasciste des "Loups Gris" (MHP) a un bastion de militants assez importants, en particulier dans le centre et au sud du pays. Néanmoins, même si les rallyes politiques passent toujours par les routes turques, la  télévision et Internet jouent un rôle croissant au fil des campagnes électorales.  

 

En ce qui concerne les enjeux de la campagne, l'économie fut l'un des principaux arguments pour le parti de l' AKP. En effet, via la personnalité du Premier ministre, le parti au pouvoir se targue d'avoir sorti le pays de la pauvreté. Il est vrai que les chiffres parlent d'eux-mêmes. En près de dix ans, la Turquie s'est hissée à la place de la 16e économie mondiale, et le PIB par habitant est passé de 3 000 à 10 000 dollars. Le tourisme s'est intensifié, même si l'agriculture compte toujours pour 25% de l'économie du pays. L'émergence d'une classe moyenne importante a ainsi pu voir le jour. Une propriétaire terrienne de Bodrum, au sud du pays, nuance ces propos : "Une partie seulement de la population turque vit mieux qu'avant, et comme partout, elle est aussi largement endettée. Les banques résistent pour le moment, mais jusqu'à quand ?". Néanmoins, le bilan économique de l'AKP reste le principal argument de réussite dans cette campagne, alors que la personnalité autoritaire de Recep Erdogan est de plus en plus critiquée. Les différends avec le président Abdullah Gül ne sont plus des secrets pour personne, et M. Erdogan montre clairement sa volonté de rassembler le plus de pouvoir possible entre ses mains.

 

Une gouvernance contestée

 

Le bilan économique d'un pays ne fait tout une campagne législative. De nombreuses critiques se cristallisent autour de la politique clientéliste de l'AKP. Comme nous l'explique un habitant de Bodrum, l'enrôlement politique passe principalement par l'argent : "Dans certaines régions d'Anatolie, les partisans de l'AKP proposent du travail à ceux qui n'en n'ont pas, en échange de quoi, ils vont demander aux maris de voiler leurs femmes, d'envoyer leurs enfants dans des écoles islamiques et c'est ainsi que tout une partie de la population se fait acheter". Cependant, une large partie de l'intelligentsia de gauche décrit ces années "Erdogan" comme passagères: "Nous vivons nos années "Bush" et même si ces élections affichent encore la réussite de l'AKP, le changement se fait déjà ressentir dans la population", nous confie une enseignante de l'université de Koç, à Istanbul. 

 

Malgré tout, de nombreux sujets ont été occultés lors de cette campagne. Le Premier ministre a fait l'impasse sur l'Union européenne, alors que le projet d'intégration est au point mort depuis des années. De même, le génocide arménien est encore au stade de déni, même si une partie des intellectuels du pays commence tout juste à se pencher sur son passé. Enfin, le Premier ministre a mis en avant l'année 2023, qui marquera le centenaire de la République, comme un enjeu économique majeur. 

 

Enfin, le problème kurde n'a toujours pas été résolu. Ils sont treize millions en Turquie et réclament notamment des droits culturels étendus, telle que la possibilité d'avoir un enseignement dans leur langue maternelle. La communauté syriaque, vivant principalement dans l'est du pays, autour de Mardin, subit elle aussi des persécutions importantes. Le parti pro-kurde BDP (Parti pour la paix et la démocratie) réclame quant à lui l'autonomie politique pour les régions kurdes, alors que le gouvernement n'offre qu'une répression politique et militaire majeure. Par conséquent, les candidats kurdes se présentaient lors de ces élections en tant que candidats indépendants, afin de contourner la règle électorale du seuil des 10%, et non en tant que candidat d'un parti en particulier afin de pouvoir, une fois élu au Parlement, se réunir sous l'étiquette d'un même groupe parlementaire. Ce seuil des 10% a clairement été mis en place pour empêcher les kurdes d'avoir une quelconque représentativité politique, et au fil des élections, la population turque fait pression afin qu'il soit abrogé. 

 

Ces élections auront pour le moins prouvé la force grandissante de l'AKP et une certaine stabilité économique et politique qui règne en Turquie depuis l'accession au pouvoir de Recep Erdogan, en 2002. De nombreux chantiers sont à venir, et on ne peut qu'espérer que les forces politiques parviennent à trouver un terrain d'entente pour les mener à bien

 
 

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- "La Turquie entre Erdogan et Erdogan", par Pierre-Henri Ortiz.