Quelques repères sur une question complexe et fortement politisée : "travailler plus pour gagner plus" ou "nos vies valent-elles plus que leurs profits"?

Sous-marin de la pensée économique, la question du partage de la valeur ajoutée est un "thème paradoxal"   . En effet, savoir quelle part de la richesse produite "doit" revenir au travail et au capital relève à la fois d’un enjeu politique fort et d’une méconnaissance économique incroyable. De la même manière, savoir "comment" chaque part de la richesse produite revient au travail et au capital relève dans le même temps d’un enjeu historique élevé et d’une méconnaissance statistique déroutante.

 

C’est face à ces multiples défis que Philippe Askénazy, Gilbert Cette et Arnaud Sylvain se dressent avec leur dernier "Repère" intitulé Le partage de la valeur ajoutée. Les auteurs – d’une manière rigoureuse mais sans avoir toujours su présenter les idées de manière non technique – s’attachent ainsi à analyser cinq questions autour du partage de la valeur ajoutée : qu’en pensent les économistes ? qu’en pensent les statisticiens ? qu’en pensent les historiens ? comment le partage s’effectue-t-il entre les "travailleurs" ? comment le partage s’effectue-t-il entre les "capitalistes" ?

 

Le traitement de chaque question – qui peut se lire indépendamment des autres – a le mérite de l’honnêteté intellectuelle : de nombreux phénomènes sont "inexpliqués par la théorie"   , "il n’existe pas un indicateur de référence"   , "les théories […] sont à construire"   .

 

On constate ainsi dans le premier chapitre consacré aux théories économiques de la valeur ajoutée (de Ricardo aux post-keynésiens) qu’il n’existe aucune théorie capable d’expliquer – sans supposer d’hypothèses trop contraignantes – la stabilité de long terme du partage entre le travail et le capital. De la même manière, les études économétriques des déterminants du partage de la valeur ajoutée tendent à montrer qu’il existe de multiples facteurs au partage sans avoir pour le moment pu démontrer lesquels étaient les plus fondamentaux.

 

Ce problème heuristique est particulièrement frappant lorsque l’on s’intéresse à la mesure du partage de la valeur ajoutée. Les auteurs montrent ainsi au courant du deuxième chapitre la diversité des mesures possibles du partage, par exemple lorsque la valeur ajoutée est calculée aux prix de base ou aux coûts des facteurs ou selon la manière de tenir compte des non-salariés (qui contribuent à la production par un apport de capital et de travail).

 

Cette diversité des indicateurs serait en soi anecdotique si elle ne recouvrait pas deux véritables problèmes de fond. On constate tout d’abord qu’il existe comme un principe d’incertitude du partage de la valeur ajoutée   : lorsque l’on s’intéresse à la mesure du partage de la valeur ajoutée, il est impossible d’avoir dans le même temps une indication statistiquement robuste et économiquement pertinente. Cette incertitude se redouble quand on observe la diversité des conclusions que l’on peut tirer sur les évolutions du partage   : tandis que l’indicateur le plus robuste statistiquement   conclut à la stabilité de la part du capital dans la valeur ajoutée de la fin des années 1980 à nos jours, l’indicateur le plus pertinent économiquement   conclut à la hausse de la part du capital dans la valeur ajoutée sur la même période.

 

Seuls les trois derniers chapitres permettent d’obtenir quelques connaissances stables. Au prix d’une restriction de l’analyse au partage de la valeur ajoutée des seules sociétés non financières, les auteurs s’essaient à décrire les évolutions du partage ainsi que les évolutions de l’intra-partage du côté du travail tout comme du côté du capital.

 

On retrouve ici les observations empiriques usuelles sur le sujet, agrémentées de différentes explications globalement robustes. Les variations du partage de la valeur ajoutée suivent quatre grandes périodes   qui s’expliquent chacune par les différentes corrélations entre les variations du coût réel du travail et de la productivité apparente du travail.

 

Au sein de la part du travail, on constate un accroissement des inégalités salariales en faveur des plus qualifiés d’une part et des plus hauts revenus et des métiers de la finance d’autre part. On constate également l’accroissement des revenus différés (symbolisés par les cotisations sociales servant à financer de futurs revenus de transfert) dans le total de la valeur ajoutée revenant au facteur travail. Ces trois grandes évolutions permettent d’expliquer pourquoi "une large part des salariés considère que leurs revenus progressent bien moins que les gains de productivité"   .

 

Au sein de la part du capital, on constate une augmentation globale des revenus de la propriété versés, ainsi qu’une inversion au sein des revenus de la propriété, les dividendes versés devenant plus importants que les intérêts versés   . Cette mutation se fait aux dépens des capacités de financement des sociétés non financières, et donc de leur capacité à investir, tout en réduisant globalement les risques des propriétaires des moyens de production.

 

Sans écrire un Repère indispensable, parce que trop souvent trop technique, Philippe Askénazy, Gilbert Cette et Arnaud Sylvain ont réussi, dans Le partage de la valeur ajoutée, à rendre compte en 128 pages de l’ensemble des questions qui entourent ce sujet politiquement sensible. Tout en rappelant diverses constations empiriques qui mériteraient sans doute qu’on y prête plus d’attention à l’approche de l’élection présidentielle et des éternelles promesses des candidats