"Que Dreyfus soit capable de trahir, je le conclus de sa race"(Maurice Barrès, dans les années 1880) 

 

"[Il y a une] radicalisation croissante de gens, dans ce pays, qui souhaitent prendre les armes contre leur gouvernement (…). En Amérique, les musulmans ne coopèrent pas suffisamment avec les mesures législatives visant à contrer la radicalisation de jeunes supporters opérée par des groupes liés Al-Qaida"(Le parlementaire républicain Peter King, en mars 2011, repris par le New York Post). 

 

Dans chaque pays, à l’occasion de crises internes, un bouc émissaire, individuel ou collectif, est souvent désigné. Aux États- Unis, plusieurs épisodes historiques sont bien connus. Parmi eux, le maccarthysme occupe une place privilégiée, tant il a marqué les esprits et parce que nombre de protagonistes actuels de la scène politique, intellectuelle ou artistique ont vécu cette période trouble au coeur de la guerre froide, lorsque les communistes (ou supposés tels) étaient pourchassés et ostracisés. 

 

Aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif nationaliste occidental, les musulmans se voient attribuer le rôle de conspirateurs sans scrupule et sans vergogne. On lit et l’on entend de plus en plus souvent qu’en chacun d’eux sommeillerait un terroriste ou un délinquant, déterminé à confisquer le pouvoir par des manoeuvres basses et secrètes. Si différentes soient-elles, les (extrêmes) droites européennes et américaine se rejoignent sur un point au moins : la désignation de l’Islam comme un mal intérieur. Les États-Unis n’ont pas le passé colonial et post-colonial de la France ou du Royaume-Uni, mais ils ont eu le 11 septembre 2001, qui fait craindre à beaucoup d’Américains de nouveaux attentats. Les récentes révolutions en Afrique du Nord laissent entrevoir la perspective d’une prise de pouvoir par les islamistes et nourrissent cette peur : certains se demandent si la prophétie du Choc des civilisations pourrait, une nouvelle fois, se réaliser. 

 

Cette islamophobie résulte également de l’incertitude identitaire que semble traverser l’Amérique (et l’Occident dans son ensemble), comme en témoignent les résultats du dernier recensement qui voit la part de la population blanche (non hispanique) se réduire progressivement, ainsi que de la crise économique qui ne disparaît pas aussi vite qu’annoncé. 

 

Dans les think tanks, l’existence d’un "ennemi intérieur" musulman en Amérique est largement abordée, souvent étayée, parfois déconstruite. Á droite, la "communauté" musulmane apparaît désormais comme celle dont il faut le plus se méfier : venue de l’extérieur, par vagues d’immigration somme toute récentes (et pas forcément légales), n’a-t-elle pas pour objectif d’infiltrer la nation et ses institutions afin de les manipuler pour son propre profit ? Après tout, les kamikazes de septembre 2001 n’étaient-ils pas des immigrés intégrés, éduqués dans les écoles et universités américaines, mais restés dans l’ombre pendant plusieurs années ? Dès lors, pourquoi n’y en aurait-il pas d’autres, œuvrant en secret mais se trahissant parfois, comme par exemple en "exigeant"la construction d’un centre religieux et culturel au coeur de New York, à proximité de Ground Zero ?

 

Sur le site de l’American Enterprise Institute (AEI), on peut ainsi lire dans un article du 29 janvier 2011, sous la plume de Gary Schmitt et Peter Skerry (ce dernier étant membre de la Brookings), que les États-Unis doivent sérieusement se pencher sur la question du militantisme islamiste sur leur sol même (et pas qu’en Afrique du Nord), car il y a des "parallèles"entre les deux. Si l’islamisme est minoritaire en Amérique, les leaders musulmans entretiendraient des liens historiques et une dette intellectuelle envers l’islamisme originel (émanant en particulier des Frères musulmans), et c’est sur ces bases qu’ils verraient leur rôle politique à venir aux États- Unis. Dès lors, toujours selon ces mêmes auteurs, cette "communauté" religieuse ne devrait pas être traitée comme les autres car elle ne serait ni anodine, ni pacifique. Or les institutions, notamment l’État fédéral, en laissant faire, voire en encourageant la dérive islamiste, en seraient les premiers responsables, ce qui expliquerait pourquoi les Américains auraient le sentiment qu’on leur cache quelque chose. Revoilà donc la théorie du complot... 

 

Sus au "politiquement correct" ! 

 

En février 2011, Gary Schmitt écrivait que, dans le domaine de la sécurité intérieure, le Président Obama avait échoué. En témoigneraient la tuerie sur la base militaire de Fort Hood au Texas et les attentats déjoués de justesse à New York. En outre, si, depuis le 11 septembre, le FBI a mis en place des dispositifs de contre-espionnage, il a dû faire face à des dysfonctionnements techniques comme politiques, imputables au "politiquement correct" qui aurait rendu l’islamisme tabou aux États-Unis. 

 

Toujours sur le site de l’AEI, en août 2010, Jonah Goldberg avançait que les véritables victimes de la haine religieuse étaient les 70% d’Américains opposés à la construction d’une mosquée près de Ground Zero. Il ajoutait que l’islamophobie aux États-Unis était un "mythe" et les actes anti-musulmans, certes en hausse depuis 2001, négligeables en comparaison des 3.000 morts du 11 septembre, tués, eux, au nom de l’Islam. Enfin, l’Amérique serait un pays très, sans doute trop tolérant avec les religions minoritaires, ce qui aurait pour effet d’attirer beaucoup de musulmans (et donc d’islamistes) du monde entier. 

 

Même constat pour l’un des think tanks des Tea Party, Liberty Central. En août dernier, il expliquait que la tolérance religieuse permettait aux leaders musulmans d’en appeler à la censure de ce qui, selon eux, offense l’Islam, en formulant des exigences comme la suppression de la mixité dans les écoles et les piscines (le site parlait de "ségrégation sexuelle"). Liberty Central lançait également une pétition "Pas de mosquée à Ground Zero"- qu’il est toujours possible de signer car la construction de la mosquée en question n’est pas encore actée. De fait, elle ne serait en aucun cas un "monument de tolérance", mais bien plutôt une provocation assumée à l’encontre des familles des victimes du 11 septembre. Toujours d’après Liberty Central, s’il y a "plus de 2.300 mosquées aux États-Unis – dont plusieurs centaines dans et autour de New York -, La Mecque et Médine sont des cités fermées, n’autorisant ni église catholique, ni synagogue, voire aucun non musulman du tout".

 

"Dans la lutte contre la menace de l’Islam radical, le politiquement correct nous tuera tous littéralement": pour Brigitte Gabriel, présidente d’Act ! for America, les militants islamistes "dormants"sont soutenus par les médias, le monde universitaire et Hollywood, principaux thuriféraires de l’Islam radical, au nom des valeurs de gauche et du relativisme culturel. Il faudrait donc mobiliser les citoyens sur le terrain, mettre au point une action civique et coordonnée pour que les politiques publiques promeuvent la sécurité de l’Amérique et la défense de ses valeurs. On se croirait revenu dans la bataille du multiculturalisme des années 1980, l’argument sécuritaire en plus…

 

Act ! For America : les islamistes sont partout 

 

Brigitte Gabriel (c’est un pseudonyme, théorie du complot oblige) est une Américaine d’origine libanaise qui s’est donné pour mission de défendre les États-Unis contre les dangers internes qui les menacent. Car Brigitte Gabriel "sait". Elle a fait sienne la technique Tea Party consistant à arpenter le pays pour diffuser, comme un prophète, la "vérité". Elle veut mettre en garde les Américains contre "l’infiltration", par les islamistes, du FBI, de la CIA, du Département d’État, bref de toutes les institutions stratégiques des États-Unis. L’Islam contient selon elle un potentiel de domination qu’il serait suicidaire de négliger. 

 

Act ! For America, qu’elle a créé en 2006, se veut un levier de mobilisation populaire, mais s’apparente à un lobby par son statut juridique et, à plusieurs égards, à un think tank : organisme grassroots, prétendument non partisan et non religieux, se consacrant tout entier à la défense de la sécurité nationale, il souhaite informer et éduquer le public, influencer le politique et (ce qui n’est pas sans laisser sceptique) "faire de la recherche". 

 

Il se prévaut d’un budget de 1,6 million de dollars, et compterait plus de 150.000 membres répartis dans 500 groupes locaux. Dans l’Oklahoma, il est à l’origine d’un référendum (victorieux) visant à interdire de citer la charia dans les décisions de justice… Les Tea Party adulent Brigitte Gabriel et l’invitent sur leurs tribunes. Elle se présente comme l’"une des expertes les plus importantes dans le monde en matière de terrorisme"(excusez du peu), notamment en matière de "montée du terrorisme islamiste mondial". 

 

Pour elle, le militantisme musulman a déclaré la guerre à l’Amérique. Elle "sait que"10.000 militants islamistes vivent secrètement aux États-Unis" (d’où tient-elle ce chiffre ? Mystère). Certains seraient là depuis des années, attendant leur heure et animés d’un seul but : imposer la charia, s’il le faut par la force. La propagande anti-américaine, anti-juive et pro-islamiste serait présente dans certains programmes scolaires. Il y aurait aussi des camps para-militaires pour apprendre le jihad sur le sol américain. Attention, dit-elle, à l’immigration humanitaire qui permet à des islamistes d’entrer facilement en Amérique, etc. La paranoïa anti-musulmane est donc l’outil rhétorique principal d’Act ! For America

 

L’ennemi intérieur a ceci de très particulier qu’il est censé être mystérieux et invisible, tout en étant clairement identifié. Il fait l’objet d’une construction sociale et discursive éculée, dans laquelle se mêlent métaphore médicale ("l’islamofascisme est un cancer", selon B. Gabriel), ressort de la peur collective et croyance en l’existence d’une minorité de Sages, détenteurs la vérité et sauveurs du pays contre sa menace interne… Qui n’est donc vraisemblablement pas celle que l’on croit !

 
 

Chronique des USA, parue dans Think n° 16, le magazine de l’Observatoire français des think tanks