Une vaste fresque historique, technique et vivante à la fois, au service d'une vieille gloire de la culture occidentale : la rhétorique.

Il faut se féliciter de voir la collection " Le miroir des humanistes " poursuivre la publication des récents travaux de W. Stroh   , toujours traduit par Sylvain Bluntz   .


Gai savoir


La liberté d’esprit et le style heureux de ce livre tranchent avec la sécheresse qui est, habituellement, la marque de ce genre d’ouvrages. Il abonde en formules dignes d’un pédagogue passionné et tout à sa joie de transmettre. Expressions gourmandes, (p. 36 : " laisser fondre sur sa langue la liste des noms des neuf Muses ou celle des filles de l’Océan "), apartés complices (p. 34 : " Entres hommes politiques et Muses, la tension est grande, comme on sait, de nos jours encore "), raccourcis saisissants (p. 38 : la Sicile du Ve siècle est " l’Amérique des Grecs "), un goût prononcé pour les premières fois (p. 277 : Quintus Cicero, " premier coach politique de l’histoire "), ou encore les parallèles avec la période contemporaine (p. 56 : il illustre son développement sur les " figures parallèles " chez Gorgias par le surprenant discours de Erhard Eppler, prononcé en 1981 contre les positions de l’OTAN)  


Ce bonheur pédagogique ne saurait occulter qu’il s’agit d’un manuel ou d’un précis, comme le montre le strict déroulement chronologique cadencé en chapitres dont chacun trace le portrait des maîtres de la rhétorique et présente, dans le détail, leurs oeuvres principales. Dans ce Who’s who historique, l’auteur n’oublie rien ni personne. La bibliographie raisonnée s’étend sur 54 pages (un index en fin de volume aurait cependant été utile). Toujours présentées avec leur nom grec, leur équivalent latin et la traduction, les notions de rhétorique évoluent, au fil des pages, de leur origine conjecturelle et quasi instinctive, à leur mise en forme théorique et technique, sur presque mille ans, de la Sicile de Gorgias à l’Afrique d’Augustin. Les termes techniques sont suivis au fil de leur dynamique conceptuelle et des enjeux qui s’y rattachent. Le public cultivé et étudiant trouvera son compte dans cet ouvrage qu’on ne peut feuilleter à la va-vite et qu’il vaut mieux lire un crayon à la main. Ici, le gai savoir n’a rien de bavard ; au contraire, il est d’une densité surprenante. A la fois fresque à la gloire de l’Antiquité et synthèse universitaire, ce livre fait l’inventaire de mille réflexions accumulées au cours d’une vie de recherche. L’érudition de W. Stroh, bien que légendaire dans le monde savant, ne s’expose jamais. Au détour des chapitres, apparaissent des idées souvent tenues à l’écart des questionnements scientifiques. Ainsi, W. Stroh remarque que la rhétorique a joué dans la fondation du IIIe Reich un rôle déterminant et assumé (p. 13). Il ne craint pas de suggérer que l’on réédite, avec commentaires, Mein Kampf ou les discours des hiérarques nazis.


De la Sicile à Athènes


Les premiers chapitres, consacrés à la préhistoire homérique de la rhétorique, présentent les concepts dans leur état initial et potentiel. Habilement, W. Stroh présente les premiers jalons techniques, pour montrer le caractère intuitif et nécessaire de la rhétorique. Ici, point de persuasion, au sens propre du terme, mais déjà apparaît dans certains discours homériques la volonté de promouvoir la parrhêsia ("le fait de parler clairement et sans ambages") et, à travers elle, l’èthos (" le recours aux émotions douces et touchantes par lesquelles l’orateur se rend lui-même sympathique avant tout ", p. 27). Si la rhétorique a un lieu de naissance, c’est la Sicile, " pays aux possibilités illimitées " (p.38), mais surtout Etat ordonné et débarrassé de ses tyrans (- 467 av.J.-C.) où chacun peut enfin assurer la défense de ses intérêts. Ces anciens manuels de rhétorique s’intéressent avant tout à l’éloquence du barreau. Cependant, W. Stroh rappelle qu’un grand nombre de procès, dans l’Antiquité, étaient " une continuation de la politique par d’autres moyens " (p. 43). La plupart des grands orateurs de l’Antiquité, et Cicéron le premier d’entre eux, ont évolué dans " une république des avocats " (l’auteur fait ici allusion à l’Allemagne monarchiste et non à la IIIe République française). Sous l’impulsion de Corax et Tisias, apparaît un corps de règles, une codification des bonnes pratiques, et l’intention formalisée de créer, dans le discours, une marche en avant des arguments qui procède de l’eïkos, " ce qui paraît adéquat, probable ou plausible (verisimile, probabile) ". Ce schéma fondamental, conduira les sophistes à développer une philosophie du doute et donnera à la rhétorique sa réputation d’immoralité. L’examen d’une question sous tous ses aspects, le pour et le contre, les a fait passer pour des sceptiques. W. Stroh relativise : les sophistes, " pédagogues de la Grèce " étaient avant tout des esprits indépendants. D’où le portrait sympathique de Gorgias, " le sorcier de la rhétorique " (p. 47), célèbre et riche grâce à son art, et surtout, comme ses prédécesseurs, foncièrement sicilien. Peu porté sur l’éloquence du barreau, cet artiste de la parole fut également un orateur politique très actif. Ce que la Sicile avait annoncé, Athènes le confirme : " rhétorique et démocratie sont des sœurs presque inséparables " (p.75). Mais les Gorgias, Protagoras, Prodicos, Hippias, surtout  connus par celui qui fut leur ennemi déclaré, Platon, furent concurrencés par d’autres orateurs de premier ordre, Lysias, Isée et Isocrate. Avec eux se précise l’antagonisme qui oppose rhétorique et philosophie. Isocrate, notamment, explore une voie nouvelle, il affranchit la rhétorique de sa réputation sulfureuse et lui donne des ambitions plus vastes appelées à devenir le nœud de toute cette histoire : elle est profondément liée à l’amélioration de l’homme par l’éducation et au service des valeurs morales (p. 118).


Ce sont d’ailleurs ces sujets que Platon place au centre du débat sur la rhétorique. Les joutes légendaires qui opposent Socrate à Gorgias ou à Protagoras radicalisent l’opposition entre philosophie et rhétorique. C’est d’ailleurs dans le Gorgias que le mot rhétorique apparaît pour la première fois dans la littérature grecque. W. Stroh, avec beaucoup de finesse, s’attache davantage au Phèdre, écrit environ 25 ans plus tard. Le reproche de Platon envers la rhétorique vient moins de ce qu’elle prône la vraisemblance et le probable que de son incapacité à approfondir la notion de bien et d’en faire son but unique. Ce qui le conduit à  imaginer une rhétorique d’un nouvel ordre, scientifique et dialectique. L’auteur montre que le point de vue de Platon ne va pas sans une certaine ambiguïté : son mépris pour la rhétorique se nourrit de sa défiance pour la démocratie (p. 141).


Fasciné par Platon, Aristote est le premier et génial théoricien de la rhétorique. Il ne veut pas d’une rhétorique de sophiste, trop portée à la technique, à l’entraînement et à l’habitude. Il lui faut de la méthode et de l’approfondissement théorique. Sa rhétorique devient une science de l’échec et du succès, une science des situations dans laquelle il faut distinguer les possibilités de persuasion dont on dispose dans chaque cas. Après le maître théoricien, vient le maître praticien : Démosthène ou " le triomphe de la volonté ". On pourrait dire aussi " le triomphe de l’impopularité ". Toujours à contre-courant, toujours contre le sens du vent, Démosthène met l’éloquence au service d’une vérité, la sienne. Loin du stéréotype établi par Platon, il ne dit pas au peuple ce qu’il aime entendre, il secoue les esprits, il appelle à l’effort, à la pénitence même. Impitoyable redresseur de torts, au mépris de tout avantage personnel, cet " oiseau de malheur ", fait penser, souligne W.Stroh, aux prophètes de l’Ancien Testament et au Churchill de 1940. En quelques pages admirables, l’auteur décrit son combat contre Philippe de Macédoine. Ballotté par les événements, il fut finalement vaincu. Après lui, les champions de l’hellénisme triomphant, Lycurgue, Dinarque, Hypéride, Démétrios de Phalère, Théophraste, Hermagoras imposent leur art et leurs théories aux esprits romains. Mais voici que la rhétorique change de monde. Elle devient latine.


Cicéron


La partie de l’ouvrage qui est consacrée à Cicéron ne couvre pas moins de 135 pages (contre 47 pour Démosthène). Il en est le centre, plus encore, il en est l’âme. Ce qui précède semble écrit pour conduire à lui, et ce qui  suit est bien souvent un traité sur sa postérité. Exceptionnel technicien de la rhétorique, Cicéron cherche avant tout le fondement moral de l’éloquence. L’auteur montre comment, sous l’influence de Philon de Larissa   , Cicéron place l’ensemble de son œuvre sous l’égide de Platon. Il s’est donné à lui-même " un projet de vie platonique " : reconquérir, grâce aux discours, la puissance politique que la sagesse mérite. Inspiré de la république utopique de Platon, mais certain qu’elle s’est déjà réalisé à Rome, Cicéron veut réussir là où Platon a échoué : devenir un  philosophe-roi. Cicéron va plus loin que son maitre, ce que l’auteur montre parfaitement en maints endroits, avec le concept d’humanitas, notion par laquelle " l’homme réalise son essence en étant homme avec les autres ". Comme Démosthène avant lui, Cicéron est au poste de combat, contre César, " le chouchou du peuple ", et dans son assaut frontal contre Catilina d’abord, contre Antoine ensuite, les deux débauchés avides de pouvoir qui le dégoûtent (" On en peut imaginer de vie plus misérable que celle d’un tyran ", De republica, 2, 48).


W. Stroh, éminent spécialiste de Cicéron, a récemment produit une biographie de l’orateur philosophe, dont on nous annonce une prochaine traduction en français. Sa connaissance de Cicéron dépasse toute érudition. La relation de Stroh avec l’orateur romain a quelque chose d’intime et de personnel, et on peut parier qu’elle agacera ceux pour qui Cicéron ne mérite pas tant d’égards. Faire de lui un homo platonicus à l’assaut du pouvoir est une position qui ne fait pas l’unanimité. Sachons gré à W. Stroh d’avoir fait ce choix. En faisant de Cicéron l’alpha et l’oméga de toute histoire de la rhétorique, il ouvre une perspective qu’il ramasse en peu de mots : " C’est avec Cicéron que l’idéal de l’humanisme entame sa marche victorieuse à travers l’histoire de l’Europe " (p. 267).
Les pages consacrées à Démosthène et à Cicéron sont les plus belles et les plus communicatives du livre. Leur lutte acharnée contre plus fort qu’eux a quelque chose d’endiablé et de quasi juvénile. On imagine volontiers les partisans de ces hommes montant à la tribune s’écrier " ce soir on met le feu ". Espérons que les lecteurs de W. Stroh auront à cœur de relire ces deux-là.


Fin de parcours


Après ce long mouvement consacré à Cicéron, le chapitre consacré au déclin de l’éloquence latine marque une sorte de pause. Cet étiolement, Tacite et Sénèque l’Ancien   , spectateurs désabusés du relâchement des tensions politiques, l’ont analysé. Depuis l’âge de Cicéron, dit Sénèque, seule période au cours de laquelle la littérature latine s’est imposée à celle éblouissante venue de Grèce, " on descend une marche chaque jour ". Ce flottement cesse avec l’entrée en scène de Quintilien, " l’amoureux de Cicéron " " qui offre au monde " avec l’Institution oratoire, " le plus grand et le plus approfondi traité de rhétorique de l’Antiquité " (plus loin, W. Stroh précise : " de tous les temps " p. 444). Il n’a pas les qualités des grands orateurs qui l’on précédé, mais il a en a une qu’aucun d’eux n’avait : c’est un professeur, un pédagogue, clair, vivant, précis, novateur dans son enseignement (on forme  un orateur dès l’enfance), ultra cicéronien dans sa pensée (pas d’éloquence sans sagesse) et défenseur de son idée propre : seul un homme de bien peut être orateur. Avec lui, on est orateur une fois pour toute, même lorsque l’on se tait (p. 383). La question qui habite Quintilien est celle d’une utopie : comment l’enseignement peut-il produire un jour un grand homme d’Etat intègre apte à conduire les hommes, " l’homme politique véritable ", " comme jadis le consul philosophe Cicéron " (p. 444).


Stroh amorce la fin du livre avec un chapitre consacré à " l’été indien de l’art oratoire classique " au cours duquel, sont passés en revue les maîtres de la seconde sophistique (Philostrate, Aristide, Dion Chrysostome, Lucien, Longin), tous venus de Grèce, à l’exception de Fronton. Suit un chapitre fascinant sur l’éloquence juive et chrétienne, celle de Paul, Justin, Tertullien, Cyprien, Lactance (le Cicéron chrétien), Grégoire de Nazianze (le Démosthène chrétien), Jean Chrysostome. W. Stroh montre comment la vieille rhétorique, issue d’une civilisation païenne, se fait baptiser. Il termine naturellement son ouvrage avec Augustin, adorateur de Cicéron et de l’écriture sainte.


L’impossible définition


W. Stroh est à la recherche d’une chose qui échappe aux définitions, " de ce qui a traversé les époques, de ce qui vaut toujours " dit-il. On n’est jamais certain, en parcourant ce vaste panorama, de fixer le sens univoque de la rhétorique. Plutôt que de suivre les théories contemporaines de la rhétorique comme art du consensus, plutôt que de se perdre dans les distinctions oiseuses entre convaincre et persuader, il constate que la rhétorique vise le " retournement ", retournement d’un argument (rendre plus fort le discours le plus faible, selon Protagoras), mais également retournement d’autrui, faire changer d’avis ou convaincre de prendre certaines positions (p. 21). La persuasion, selon Quintilien, n’est pas le but de la rhétorique, sans quoi, ajoute Stroh, " les prostituées et les lèche-culs seraient également des rhéteurs ". Il n’y a pas de cynisme constitutif de la rhétorique. Celle-ci est une science ambivalente. Dans l'idéal antique, la parole publique est à la fois " parler beau " et " parler juste ", c’est la conjonction de l'émotion et de la raison, le rapprochement de la tactique et d'une recherche du vrai. Quand cette ambivalence fait défaut, l’orateur perd son rang dans l’histoire de la rhétorique, ce qui est le cas de Périclès, poliment évincé de cet ouvrage (p.77). Pour lever l’incertitude, W. Stroh a laissé un indice très visible. C’est cette notion de " puissance " qui figure dans le titre du livre (Die Macht). L’histoire qu’il brosse dans ce gros ouvrage, c’est celle d’une force, d’une energeia, diraient les Grecs, une puissance à l’œuvre et en acte, dont Aristote notait justement qu’elle s’observe plus qu’elle ne se définit.