Un ouvrage aussi historique que subversif pour travailler la résistance politique par les corps : à lire absolument !

Vingt-cinq ans pour penser le sexe

 Faute de traductions, Gayle Rubin était encore peu connue en France jusqu'à aujourd'hui. Pourtant, elle a le privilège de figurer parmi les cent intellectuels réputés les plus dangereux aux Etats-Unis. Sa pensée débarque – enfin – en France grâce au formidable travail de publication des éditions EPEL qui nous proposent un recueil de ses principaux écrits dans une langue aussi claire que jubilatoire (à ce propos, on saluera les soins apportés au texte par Rostom Mesli qui en a non seulement traduit certains chapitres mais qui a surtout joué le rôle de passeur contextuel en accompagnant l'oeuvre de Rubin d'un ensemble de notes précis et rigoureux qui clarifie nombre de concepts, de faits et de gestes).
 Vingt-cinq années de pensées et de réflexions arrivent donc d'un coup en France avec Surveiller et jouir. Les amis de la bienséance et de la morale, des abstractions décharnées et des raisonnements éthérés n'ont qu'à bien se tenir car, pour Gayle Rubin, «  Il est grand temps de parler de sexe »   . Et Rubin ne mâche pas ses mots ni n'est avare de détails. Si penser a longtemps été " apprendre à mourir "   , alors le livre de Rubin s'impose comme une apologie des puissances du corps et de la vie au risque de faire valoir une réflexion hérétique, subversive voire même perverse! Car c’est du corps dans tous ses états dont il est question dans les sept études réunies dans ce volume. A partir de terrains pour le moins marqués (les films pornographiques, les quartiers gay et les bars sado-masochistes de San Francisco...), l'auteure n’a de cesse d’interroger le corps dans sa dimension sexuelle : comment est-il pris en compte, accepté, valorisé ou répudié en fonction de son état, de sa représentation, de ses pratiques, de ses déplacements, de ses modalités de jouissance et dans quelle mesure pareille prise en compte est-elle foncièrement politique? Pour Rubin, il y a équivalence fondamentale entre le sexe et la politique. Le sexe est politique et constitue le site même d'une recherche de libertés : c'est à la fois par le corps et pour le corps que des libertés nouvelles peuvent et doivent être acquises. Selon elle, "Il y a un besoin urgent de développer de nouvelles perspectives radicales sur la sexualité"   . Et quelques lignes plus loin de préciser : " Une théorie radicale du sexe doit identifier, décrire, expliquer et dénoncer l'injustice érotique et l'oppression sexuelle. Une telle théorie a besoin d'outils conceptuels sophistiqués qui puissent saisir et manipuler le sujet. Elle doit proposer des descriptions fouillées de la société telle qu'elle est et de son évolution historique. Elle nécessite un langage critique convaincant qui puisse rendre compte de la barbarie et de la persécution sexuelle "   . Bref, Gayle Rubin reprend le flambeau foucaldien de la bio-politique   et montre comment le corps dans sa dimension sexuelle est l’objet d’enjeux de pouvoirs qui privilégient ou brident certaines pratiques, certaines populations, certaines manières d’être par rapport à d’autres.
 
 Du plaisir pris au prendre parti 
 
 Mais, questionneront les preux défenseurs du contemporain, en ce nouveau siècle de tolérances infinies, d'hédonisme outrancier, de "pornocratie" télévisuelle à peine masquée, y-a-t-il encore lieu de soutenir ce genre de théories, y-a-t-il, de nos jours, encore seulement des opprimés dans le champ de la sexualité? Dans la riche forteresse occidentale, chacun ne fait-il pas ce qui lui plaît? Répondre affirmativement à une telle question reviendrait à considérer les travaux de Rubin comme quelque peu datés. Son anthropologie politique du sexe et ses appels à lutter pour la liberté " de consentir à notre sexualité, sans ingérence ni sanction. "   seraient arrivés trop tard chez nous pour bénéficier de l'impact qu'ils auraient éventuellement pu mériter. D'ailleurs, l'auteure ne souligne-t-elle pas elle-même que " la sociologie d'hier est devenue l'histoire d'aujourd'hui "   ? Le livre de Rubin ne présenterait alors qu'un intérêt historique quant à la généalogie de la théorie queer dont l'auteure demeurerait l'une des principales papesses   .
Si, de fait, la traduction française de l’ouvrage de Rubin constitue bel et bien une base solide pour saisir comment la pensée européenne (celle de Foucault, de Lacan, de Lévi-Strauss) a été mise au service des questions de genre et de sexualité, il y a plus de vingt ans aux Etats-Unis, ce n’est pas son seul mérite! Loin de là!
 Certes, avec les chantres de la mort du symbolique, on peut toujours prendre l’air blasé devant l’avènement du virtuel, du sexting, des nouvelles formes de parentalité, des métrosexuels, des a-sexuels, des living apart together ou de la peoplisation des politiques. Mais le livre de Rubin – et c’est là que réside son actualité –  a le mérite de nous rappeler que – quel que soit le laxisme ou la tolérance que consent la bio-politique contemporaine – les normes ne cessent de s’appliquer sur nos corps et de régir nos vies. Autrement dit, même si le spectre des possibilités pour vivre notre sexualité s’est sans doute sensiblement assoupli et élargi, la base hétéro-normative n’en reste pas moins La référence première et ultime. L’ouvrage nous aide également à prendre conscience qu’à l’heure des tabous et des interdits déplacés, ces normes qui orientent nos sexualités promeuvent une jouissance qui semble entièrement détachée de tout impact politique. Notre capitalisme avancé glorifie le plaisir pris pour en gommer toutes conséquences : plus je jouis, plus je suis, moins je pense. Or le livre de Rubin, en remettant l’accent sur le rôle éminemment politique de toutes formes de sexualité, nous invite, par-delà le plaisir pris, à prendre parti. A l’époque du plaisir abrutissant généralisé, la parution française de Surveiller et jouir s’impose comme un plaidoyer en faveur des intensités subversives, des corps indomptés, des révolutions sexuées.

 Espace pubique et puissances réinventées


 S’il est clair que les études de Rubin se penchent sur des quartiers et des populations à un moment précis (la plupart du temps au tournant du déclenchement de l’épidémie du Sida aux Etats-Unis), son ouvrage n’en inaugure pas moins une nouvelle façon de percevoir la géographie urbaine et humaine. On y assiste à une sorte de transformation de l’espace public en espace pubique (pour reprendre l’excellent mot du célèbre plasticien et performer Vito Acconci), c’est-à-dire : une volonté claire de saisir les enjeux de la sexualité, des pratiques sexuelles, comme moteur d’une économie redéfinissant les limites du psychique et du politique à même le cadre de la ville. En deçà du sujet, en deçà de son unité consciente, au creux même de sa vie sexuelle, à même son corps peuvent s’inscrire des actes de rébellion, de dissidence : la sexualité vécue comme champ de bataille contre la normalité, le bon sens et les espaces quotidiens qui corsètent nos corps. A bien y réfléchir donc, les thèses de Rubin réinterrogent de façon tranchante la permissivité propre au XXIème siècle occidental. Répétons-le : que tout soit permis ne signifie aucunement que des sexualités subversives, séditieuses, mutantes soient encouragées. Au contraire, la permissivité du spectacle quotidien contribue plutôt à l’endormissement des âmes. Or, si nos corps, quelles que soient les libertés nouvellement acquises, restent habités par le pouvoir et par les normes, la proposition de mener une révolution pour en exalter les puissances s’avère d’autant plus séduisante qu’urgente. Ainsi, les récits, les combats et les descriptions des lieux dédiés aux corps et aux plaisirs qu’évoque le livre de Rubin, nous obligent-ils à saisir dans toute leur acuité les puissances de la chair. Loin de l’élégie passéiste, l’ouvrage éveillera peut-être, chez certains, une vague nostalgie pour une époque dorée du sexe. Mais " l'effet que produit la nostalgie dépend de la façon dont elle est utilisée, et des objectifs au service desquels elle est mise "   . Bref, avec Rubin la mission est claire et reste tout entière à accomplir : réveiller les puissances de nos corps, inventer et découvrir de nouvelles plages d’intensités sexuelles pour façonner un autre visage à la résistance et à la subversion : au travail !