La vie de Lewis Carroll dépouillée des clichés et des ombres qui l’ont entourée depuis plus d’un siècle.

Lewis Carroll et son héroïne sont à la mode. S’ils ont toujours suscité une abondante littérature universitaire, le grand public les a récemment redécouverts à travers le film de Tim Burton sorti il y a deux ans ; les produits dérivés de l’univers d’Alice (celle de Tenniel, celle de Disney, celle de Burton, donc) suscitent l’engouement. Mais l’auteur et sa créature, à bien y réfléchir, se sont-ils jamais démodés ? Depuis la parution du premier volume des aventures d’Alice en 1862, ce couple mystérieux et ambigu émeut, fascine – jusqu’à ceux qui n’ont jamais ouvert un seul des Alice. Chaque époque le scrute, le réinterprète, y projette ses fantasmes, jusqu’à rendre invisibles les individus bien réels qui donnèrent naissance à cette série d’images rêvées.

C’est à ce conglomérat mythologique, à ses accidents et à ses strates successives que s’attaque ici Karoline Leach. L’ouvrage, paru une première fois en 1999 sous le titre In the Shadow of the Dreamchild (“Dans l’ombre de l’enfant rêvée”), a immédiatement suscité une très vive controverse dans les milieux carrolliens – il faut dire que plusieurs spécialistes reconnus de Lewis Carroll, comme Morton N. Cohen, y sont assez violemment attaqués. Il a été réédité en 2009 dans une version légèrement augmentée et réorganisée, celle dont les éditions Arléa proposent aujourd’hui la traduction, comblant ainsi une lacune considérable dans le paysage des études carrolliennes disponibles en français. Controversé sur le plan des hypothèses biographiques qu’il propose, cet ouvrage a en effet l’immense mérite d’inviter d’abord à la réflexion sur la constitution et la survivance surprenante d’un mythe biographique aussi discutable d’un point de vue factuel que tenace. Il étudie son émergence, ses variantes, son élaboration progressive comme vulgate, et montre comment il a peu à peu pris le pas sur le réel au point d’empêcher tout véritable examen des sources documentaires.

Après une rapide esquisse biographique   , Leach s’attelle à la reconstitution de l’histoire du mythe. Une volumineuse première partie intitulée “L’art de peindre les roses”, en référence aux jardiniers de la reine qui, dans Alice au pays des merveilles, repeignent en rouge les rosiers blancs qu’ils ont plantés par erreur, retrace les différentes étapes de sa constitution. C’est bien sûr Charles Dodgson lui-même qui fut à l’origine du processus en s’inventant un alter ego, Lewis Carroll, personnage éthéré et fantasque, adorateur exclusif des enfants ; le public victorien s’est ensuite cramponné à cette image qui incarnait sa pureté perdue, la nostalgie d’un monde ancien, celui de l’innocence autrefois chantée par Blake. Le premier biographe de Carroll, son neveu Stuart Collingwood, n’a pas osé – ou pas songé – à contredire cette image publique si commode où l’Angleterre de la fin du XIXe siècle se retrouvait si bien.

En bon biographe victorien, il élude les détails gênants tout en s’étendant à loisir sur les aspects de la vie de son oncle qui concordent avec la persona littéraire qu’il s’était choisie : oubliés, le refus de rentrer dans les ordres ou le péché mystérieux duquel Carroll s’accuse de manière récurrente dans son journal. En revanche, les “amies-enfants” occupent la première place – Leach en profitant pour démontrer qu’en réalité, les prétendues “enfants” avaient, pour une bonne partie d’entre elles, largement dépassé l’adolescence à l’époque de leur amitié avec l’écrivain. Or, dans les nombreux “Souvenirs” qu’elles publièrent à sa mort, elles se rajeunissent volontiers de quelques années, en partie pour préserver leur réputation, mais aussi semble-t-il parce que le mythe carrollien était déjà suffisamment vigoureux pour tenir lieu de mémoire à celles qui pourtant l’avaient parfois bien connu. C’était le début de ce que Leach nomme le “refoulement des sources”, qui allait se confirmer dans les décennies suivantes, et que rendait encore plus facile le refus constant de la famille Dodgson de laisser quiconque consulter ce qui restait des papiers de l’oncle Charles. Selon Leach, seul Collingwood aurait eu en main l’intégralité du journal dont quatre tomes ont inexplicablement disparu – et l’hypothèse qu’il les aurait lui-même détruits est d’autant plus plausible que l’on sait que c’était une pratique courante à l’époque, et qu’elle ne scandalisait personne : une fois édifié le monument à la mémoire du défunt, pourquoi aurait-on conservé les sources ? La prévision d’une future interprétation n’entrait guère dans les habitudes de pensées des victoriens : la première biographie fixait une fois pour toutes une image destinée au patrimoine, à la mémoire collective. Et celle qu’avait tracée Collingwood convenait si bien à son temps, et même aux générations qui suivirent, qu’on préférera ne pas relever pas ses allusions à un ailleurs biographique, à un personnage plus tourmenté et moins vertueux qu’il esquissait aux marges du portrait principal, favorisant ainsi sans le vouloir bon nombre d’inventions futures, lesquelles n’étaient d’ailleurs que des excroissances de la figure stylisée dont il avait dessiné les grandes lignes.

Les biographes suivants se partagent selon Leach en deux catégories : les “apologistes” et les “freudiens”. Les premiers suivent le sillage de Collingwood, transformant ce qui n’était qu’un des aspects de la personnalité complexe de Carroll en chiffre absolu de sa vie et de son œuvre : l’amour exclusif des petites filles, dont on conclut abusivement qu’il détestait les garçons, fuyait la compagnie des adultes… Les seconds, à la suite d’Anthony Goldschmidt avec son article “Alice Psycho-Analysed” (1933), s’appuient sur le mythe pour défendre l’idée d’un Carroll pédophile, dont les œuvres regorgeraient d’allusions à une sexualité perverse, plus ou moins refoulée : ses photographies d’enfants dénudées n’en témoignent-elles pas de façon certaine ? “Et voilà”, conclue Leach, “comment les défenses construites avec amour, dans l’espoir de protéger une réputation sacrée, deviennent les pièges d’une infamie bien pire que tout ce que le pauvre Collingwood aurait pu envisager”   .

Or, curieusement, la famille ne démentit jamais cette interprétation, alors qu’elle aurait pu aisément lever le doute en livrant à la curiosité des chercheurs les documents qui restaient en sa possession : elle n’en fit rien, ce qui invita naturellement à penser que l’hypothèse des “freudiens” était juste. À partir des années 1970, la majorité des commentateurs (Jean Gattegno, Morton Cohen) s’attachent donc à concilier les deux aspects du mythe en dépeignant une pédophilie non active, refoulée, voire sublimée : aucun cependant ne s’attaque aux racines du mythe, à ces rumeurs, à ces affabulations désormais aussi incontournables que si elles avaient été gravées dans le marbre. Aucun ne semble lire véritablement le journal pourtant disponible dans son intégralité depuis 1969 à la British Library : selon Leach, on y voit pourtant un homme sociable, qui court d’invitation en invitation et multiplie les amitiés féminines – avec des femmes adultes ; on y découvre des documents soi-disant perdus   . Or, la vulgate biographique, progressivement sédimentée et en apparence inexpugnable, fait à ce point figure de dogme qu’elle continue de faire écran devant les sources documentaires. Pour Karoline Leach, il est temps de les examiner enfin, pour voir se dessiner un Carroll encore inconnu, dont il faut apprendre à accepter les énigmes et à admettre les complexités.

La deuxième partie (“Une Restauration. Aspects d’une réalité perdue”) s’ouvre sur un chapitre salutaire intitulé “Photographier les anges”, qui remet en perspective le culte de l’enfant au sein de la culture bourgeoise du XIXe siècle anglais : la petite fille en particulier y occupe une place centrale en ce qu’elle représente l’innocence et la pureté à laquelle aspire une société victorienne hantée par le péché   . D’un point de vue artistique, la nudité enfantine représentait la quintessence de cette pureté : l’œuvre de Carroll, toute choquante qu’elle soit pour notre goût moderne, n’a rien de scandaleux à une époque où ces images représentent au contraire un antidote contre toute souillure. Lui-même y voyait sans doute une planche de salut, la voie d’une rédemption possible – car, selon Leach, il n’est pas probable que l’écrivain soit ce parangon de chasteté – ou pervers frustré – ignorant des plaisirs de la chair, qu’a bâti la postérité. N’était-il pas un lecteur et un défenseur de Swinburne ? Ne cultivait-il pas, de manière fort peu conventionnelle, des amitiés interlopes avec des jeunes filles qu’il recevait sans chaperon, et des femmes mariées ?

Cette vie sexuelle et sentimentale adulte dont Leach postule l’existence, et qu’elle suppose à la source d’un drame personnel ayant orienté aussi bien la vie de Charles Dodgson que les réticences de ses premiers biographes, fait ensuite l’objet d’un examen en règle : d’abord, Leach souligne les zones d’ombre de la biographie. La première d’entre elle, c’est le renoncement de Dodgson à entrer dans les ordres : le plus surprenant selon elle, ce n’est pas qu’il ait reculé au moment de prononcer ses vœux, c’est qu’il ne se soit pas tourné résolument vers la vie d’artiste qui semblait lui convenir. Pourquoi s’être arrêté à mi-chemin d’un processus d’émancipation vis-à-vis de son père qui semblait déjà bien engagé ? Et pourquoi le doyen Henry Liddell, le père d’Alice, l’a-t-il autorisé, au mépris des statuts de l’Université, à conserver sa charge d’enseignement sans être ordonné ? Qui a détruit les quatre volumes manquants du journal, qui tous concernent la période couvrant les années 1853-1862 (soit la décennie qui précède la publication d’Alice), et pourquoi ? Qu’est-ce que ce “mystère défunt et sacré” évoqué par Collingwood, dont il entendait ensevelir toute trace, et qui fait écho au péché que se reproche durement Dodgson dans les volumes suivants ? Que signifient les poèmes d’amour dont l’héroïne est à l’évidence une femme adulte, sensuelle et dangereuse, écrits à cette époque et négligés des commentateurs aussi bien que des éditeurs ? Quels étaient les rapports exacts de Dodgson avec la famille Liddell ?

Leach rappelle ici une évidence que l’on a souvent oubliée : l’équation Alice Liddell égale Alice, l’héroïne des livres à succès, appartient elle aussi à la légende. L’“enfant rêvée” auquel fait allusion le titre original de l’ouvrage, c’est dans l’esprit de son créateur la seconde, celle qu’il a créée – elle n’a guère en commun avec l’enfant réelle qu’un prénom. Or, pour Leach, cette “enfant rêvée”, c’est aussi celle de la critique, qui en a fait la muse, l’amour unique et malheureux   – et cette Alice-là a occulté les faits, plus prosaïques : à savoir qu’ il n’existe aucune preuve susceptible d’étayer l’hypothèse d’un Dogson amoureux d’une enfant de sept, dix ou douze ans selon les versions, ni même qui montre qu’il l’ait préférée à ses sœurs… Pourtant, les membres des deux familles Dodgson et Liddell se sont toujours gardés de trancher la question, comme si cette histoire avait fourni un écran commode à une réalité encore plus trouble. C’est alors que Leach avance, à mots couverts, son hypothèse centrale : Dodgson aurait entretenu une liaison coupable avec Lorina Liddell, la mère d’Alice – d’où le sentiment d’ignominie, de doute, et l’absence de confiance en lui-même qu’il traînera jusqu’à la fin de sa vie ; d’où cette personnalité divisée chez un homme qui aspirait à l’innocence et au salut de son âme sans pour autant vouloir renoncer à sa liberté.

Pour conclure, il faut souligner que l’hypothèse “Lorina”, qui n’a pas forcément convaincu les spécialistes, vaut surtout comme apogée dramatique de cette histoire “retrouvée” de Lewis Carroll – Leach insiste d’ailleurs sur le fait qu’elle est condamnée à rester à l’état d’hypothèse, faute de preuves. Mais cette proposition a le mérite de lever un coin de voile sur un Charles Dodgson enfin dépouillé de ses oripeaux mythologiques. Cette réévaluation radicale du personnage de l’écrivain, ainsi que du processus biographique qui en est inséparable, a deux avantages inestimables : celui de nous inciter à nous interroger sur notre propre besoin de figures mythiques d’auteurs, et sur le rôle qu’elles jouent dans nos pratiques de lecteur ; celui de nous inviter à relire Lewis Carroll en dépit de sa légende, et de rendre à son œuvre la place qu’elle mérite, et qui n’est certainement pas celle d’un symptôme engendré pas un esprit malade. L’ouvrage de Karoline Leach apparaît donc comme une lecture incontournable aussi bien pour les carrolliens que pour ceux qui s’intéressent à la fabrique des mythes biographiques.