Au terme d’une exploration rhétorique et conceptuelle des textes réputés philosophiques diffusés dans le cadre du nazisme par "ses" philosophes, Edith Fuchs réussit à mettre au jour un réseau d’auteurs ayant participé à l’élaboration du nazisme "théorique" et à mettre le doigt sur le type de discours que ce genre de "philosophie" profère.

Aux yeux de beaucoup, cet ouvrage semblera partir un peu dans tous les sens et ne pas aller jusqu’au terme de ce qu’il annonce. Il est vrai que l’auteure, agrégée de philosophie et maître de conférence à l’IEP de Paris, semble nous frayer d’abord un chemin perspicace au travers des textes des "philosophes" qui ont popularisé le nazisme, mais paraît rapidement ne pas aller assez loin dans cette exploration pour dériver vers une somme de commentaires plus classiques portant sur les sources utilisées/détournées par eux. Mais c’est peut-être aussi que l’attente suscitée par l’énoncé du projet d’une exploration des écrits des "philosophes" nazis risque de masquer la véritable prospection conduite par l’auteure, laquelle dépasse le cadre d’une simple analyse thématique. Elle s’inquiète, avec beaucoup plus d’intelligence, de dédouaner la démarche philosophique de ce qui est pris pour tel lorsqu’on croit avoir à faire à des "philosophes", qui sont en réalité des nazis.

La question à débattre s’énonce, en effet, d’emblée ainsi : "La philosophie a-t-elle joué un rôle dans l’adhésion au nazisme des intellectuels, parmi lesquels, des philosophes ? Peut-on parler de philosophes nazis ?" Les mots sont choisis. Les termes ne sont guère équivoques. L’auteure entend traiter la question sans négliger le fait que philosophie et "philosophie" nazie, cela "sonne comme cercle carré". Non seulement il s’agit donc de cerner le terreau intellectuel sur lequel ont grandi les phénomènes de croyance et d’adhésion au nazisme dans l’Allemagne de l’époque, mais il s’agit aussi d’analyser comment s’est fabriquée la conviction expresse qui a conduit à l’approbation qui accueillit le succès politique de Hitler en 1933, dans certains milieux philosophiques. Cette dernière approbation n’est pas tombée du ciel, et être hitlérien, l’avoir été, n’avoir jamais cessé de l’être, ne "peut être considéré comme un épisode contingent de la personnalité intellectuelle et morale".

On le comprend donc, par parti pris, l’auteure se refuse à placer les textes, discours et ouvrages produits au jour de cette manière sous le titre de philosophie. Elle entend systématiquement préserver un écart entre la philosophie et cette "philosophie" nazie. Cela se justifie évidemment, si, ainsi qu’elle y procède, on prend aussi cette "philosophie" assez au sérieux pour tenter d’en démonter les mécanismes sans se contenter de la péjorer sans l’étudier.

Par qui et comment cet ordinaire de la propagande, au son philosophique, s’est-il institué ? Grâce à Paul de Lagarde (1827-1891), ce pangermaniste relu alors avec précision, Julius Langbehn, à la mode dans les années 1920, Moeller van den Bruck (1876-1925), figure tutélaire du III° Reich, Ludwig Klages, Schuler, Blüher, ..., lesquels sont sans doute tombés dans l’oubli, mais justement, ce sont eux, et d’autres, qui ont propagé avec emphase leurs vues criminelles, en les confectionnant comme autant de théories de la civilisation et de l’histoire. Mais aussi grâce à Carl Schmitt, Oswald Spengler, Alfred Rosenberg et d’autres (notamment Walter Friedrich Otto, grand promoteur de la théorie du mythe) sur lesquels l’auteure insiste longuement.

Comment ? En œuvrant à la destruction théorique des notions héritées de la tradition latine et française, pour partie aussi de celle des Lumières, telles que l’Etat, la nation, la citoyenneté, l’égalité et la liberté civile. Mais ce premier geste n’aurait guère suffit, puisqu’il apparente simplement le nazisme à un conservatisme. Or le nazisme évidemment constitue bien autre chose qu’une grossissante variation de ce conservatisme déjà existant dans la société allemande, dès lors qu’il se distingue en totalitarisme. Il faut y ajouter d’autres composants : "Notre hypothèse revient donc à supposer que ce serait la transformation des voies et de l’écriture philosophiques, dans le XIX° siècle post-hégélien qui aurait d’abord ouvert la porte à l’honorabilité philosophique de quantité de fausses philosophies"   . Edith Fuchs ne cesse par conséquent de revenir avec constance et précision sur "cette énorme littérature, écrite et reçue pour philosophique, qui aurait contribué à rendre l’hitlérisme acceptable"   .

La thèse historico-conceptuelle se double, comme on le saisit bien maintenant, d’une théorie des dévoiements de la pensée grâce à des jeux rhétoriques. Cette dernière théorie se donne ici manifestement les moyens de démontrer que "le ton prophétique et profond de la propagande ne plagie pas la philosophie, mais ses parodies et les faussaires qui ont précédé"   . Elle donne à saisir les modes sous lesquels se constitue une "fausse philosophie" ou une "idéologie philosophique", c’est-à-dire une philosophie qui lorgne vers de grands modèles auxquels l’autorité est reconnue (ici GWF. Hegel et Friedrich Nietzsche), mais pour les détourner, en les citant sans démonstrations, et en introduisant subrepticement, en des moments stratégiques, des notions idéologiques : la race, le parti, la substantialisation de la culture, la caste supérieure, le sang pur, et bientôt "le juif", "appendice définitivement étranger à l’univers du pays dont il est l’hôte" dans ce type de discours. Elle précise comment cette fausse philosophie s’empare de matériaux hétéroclites, "picorés à une connaissance erratique tant en matière d’histoire qu’en matière philosophique", de sorte que fausse histoire et fausse philosophie s’épaulent mutuellement. Une analyse assez fine de la rhétorique de ces discours révèle qu’ils se construisent à coup de déploiement d’une fausse érudition, d’une abondance de références qui jouent toutes un rôle ornemental, et de filiations mensongères comme des contrevérités hardiment proférées. Toute philosophie, dans ce cadre, se convertit en vision du monde, et tombe dans la sphère du mythe.

Afin de mieux étayer sa thèse d’un détournement de la philosophie au profit du nazisme, l’auteure commence par explorer deux exemples majeurs, la lecture des textes de Hegel et celle des textes de Nietzsche. Pour le lecteur qui l’aurait oublié, il convient de rappeler que le premier a longtemps été enfermé dans l’équation : Hegel = Etat total = totalitaire = Hitler ; en bref, Hegel, dans sa Philosophie du droit aurait prôné une forme d’Etat sur le modèle duquel Hitler aurait calqué la forme qu’il a conférée au pouvoir du parti nazi. Tandis que le second a été traité comme un auteur antisémite support du Béhémot hitlérien, de l’Etat hitlérien que rien ne permet de confondre non plus avec le Léviathan de Hobbes. Edith Fuchs, après avoir consacré de longues pages à explorer la lettre des textes de Hegel sur le droit et de ceux de Nietzsche (notamment ses métaphores médicales) afin de récuser quelques contrevérités, n’a pas de mal à rendre justice à ces ouvrages trahis. Elle montre fort bien que le détournement de Hegel trouve son expression chez le juriste ultraconservateur Carl Schmitt, et celui de Nietzsche trouve sa reconstruction illégitime dans les volontés de la sœur de Nietzsche. Déplacements de mots, réinterprétations des phrases, suppressions des accents d’un texte suffisent à soumettre un auteur à l’idéologie nazie.

Là commencent alors les démonstrations les plus essentielles de l’ouvrage, si l’on veut bien considérer que ce qui précède est assez connu.

D’abord, un inconnu illuminé : Schuler ! Il fascine ses auditeurs par des paroles ténébreuses qui distillent régulièrement une obsession antijuive. Il est accompagné d’un disciple, Klages, un temps sacré "le plus grand philosophe de l’Allemagne présente" (1934-1935). Puis vient Blüher... Tous "constituent une durable contribution à un style de pensée et d’écriture qui, d’un seul et même mouvement récuse toute évaluation "scientifique", et s’enlise dans l’obscurité générale de la pensée"   . Ultranationalistes, pangermanistes ou non, xénophobes, antisémites, ils étaient aussi pour partie installés dans le rêve de la grandeur allemande, de son destin particulier bafoué par l’histoire. Tous partagent une triple obsession : dépréciation inégalement apocalyptique du présent (de la République allemande, de Weimar), nécessité d’une régénération, antisémitisme.

Et ce qui vient en avant de leurs discours, ce sont les figures du "peuple", de la nation, et non pas de l’Etat. Le "peuple" ou l’esprit de la nation devient la "marque du divin sur terre". Une mystique en ressort qui, en en appelant à l’âme nationale, place au sommet de tout un Volk, haussé à la sublimité d’une entité mystique, soudain incarnée dans le Führer.

Un autre cas est fort bien exploré par l’auteure, celui d’Alfred Rosenberg. Ce dernier prétend avoir réalisé une révolution copernicienne dans le domaine de la morphologie historique. Il a "découvert" "l’âme racique" (Rassenseele) qui lui permet d’apporter son soutien fervent à la révolution nationale. Dans son ouvrage Le mythe du XX° siècle, 1930, il fait le récit d’une histoire imaginaire arrimée à la croyance mystico-mythologique en une âme racique germanique. Vibrant prêche au massacre de tout ce qui n’est pas völkisch, de tout ce qui ne relève pas de l’âme racique nord germanique, il identifie le mythe du Volk avec celui du sang. Piétinant la philosophie pour lui substituer une vision du monde, ce livre de 700 pages se donne pour tâche d’élaborer le mythe fondateur grâce auquel faire comprendre la lutte géante entre des forces rivales dont la "vraie race" doit sortir vainqueur. C’est à cette occasion que l’énoncé par lequel le "juif" appartient à l’anti-race (Gegenrasse) prend corps. Le lecteur comprend par là sans doute mieux comment s’est élaborée la figure de l’ennemi dont le nazisme avait besoin pour conduire ses exactions. Mais bien davantage, Rosenberg oppose l’âme germanique "innocente et naïve" et le "fils de la nature satanique" contre laquelle il conviendrait de lutter. L’habileté dernière de Rosenberg est enfin d’enrôler les philosophes classiques dans son propos. Leibniz et Kant deviennent les exemples mêmes de ce à quoi il ne faut pas céder. Il importe de dire adieu à la raison pratique pour mieux retrouver le jeu des "forces vitales agissantes"   .

Et Edith Fuchs de conclure sur ce point : "Rosenberg massacre toute forme d’histoire et toute forme de philosophie : partant, inévitablement, il massacre la langue". Rosenberg procède, en effet, par accumulation insensée d’adjectifs composés, et par une synthèse qui ne cesse de changer de niveau de langue. "Le tribun qui s’adonne à l’écriture réussit, si on ose dire, à convertir l’art d’écrire en simulacre"   . D’une certaine manière, en ce point du débat, l’auteure a raison de remarquer que "avec Spengler, Blüher, Rosenberg, tout autrement avec Carl Schmitt, nous assistons à des tentatives inégalement réussies, inégalement savantes, de "faire plier la langue", pour qu’elle fascine, magnétise, hypnotise"   . Ces auteurs en un mot sont étrangers au questionnement critique. A des titres divers, ils ont en commun d’être péremptoires et déclaratifs.

Dans un dernier temps de son parcours, Edith Fuchs s’attache à la langue nazie.

Que dire en effet de l’expression "la question juive", par exemple ? Sinon, qu’elle désigne une initiative politique destinée à se débarrasser des juifs. On pourrait dire, si cela ne faisait pas froid dans le dos, que la "solution" précède même la question. A cet égard, le nazisme n’a eu d’abord qu’à puiser dans une longue tradition. Obsession de la domination juive aidant, ce sont, il est vrai d’abord les dispositions d’émancipation des juifs durant les Lumières qui ravivent le fantasme. Et finalement, les juifs ne seraient que de faux Allemands. Sur le plan de l’histoire, l’auteure suit de près les travaux de Raul Hilberg. Mais elle apporte sa lumière propre à la réflexion sur la "destruction des juifs d’Europe", en travaillant sur les discours qui prétendent définir "le juif", apportant ainsi leur contribution à un état d’esprit qui va bientôt consonner avec les lois et les ordres du parti. Et un état d’esprit tissé de "devoirs" à accomplir et "d’impératif supérieur" à respecter, mais aussi d’une soumission à la légalisation de l’arbitraire. Au cœur de cet état d’esprit, des expressions "bien construites" soulagent les consciences : "transfert de résidence" pour "déportation" ; "s’être déplacé vers" remplace "expulsé". Le souci d’être toujours en règle est ainsi respecté, comme s’il avait fallu d’emblée la défense future qui consistera à reconnaître des "crimes de papier", mais à souligner que l’on n’a pas mis soi-même brutalement les mains dans le sang.

A nouveau, et il convient sans aucun doute que nous y insistions, c’est l’analyse du discours qui se révèle productive. Il faut effectivement reconduire aussi l’invention mortifère de l’hitlérisme à une rhétorique spécifique, tissée d’un recours à l’intuition, aux images et à une discursivité supra-logique.

Néanmoins, on aurait sans doute aimé que l’auteure poursuive jusqu’au bout son établissement des images conductrices de la nébuleuse "philosophique" hitlérienne. Au contraire de cela, elle se laisse entrainer vers une longue réflexion censée raffiner sa théorie de la parodie et de la ruine de la philosophie, en direction, cette fois, des sociétés de notre temps. Sans doute, d’ailleurs, le constat qu’elle établit d’un enseignement des thèses de Carl Schmitt dans la sphère universitaire (non-critique) laisse-t-il un goût amer. Aussi lorsqu’elle termine son ouvrage, elle cherche encore à repérer, dans la période contemporaine, les discours qui prennent le risque de céder à des compositions peu rigoureuses et des négligences qui détournent les projets philosophiques de la philosophie même. C’est dans cette optique – qui n’est plus celle sur laquelle le livre aurait sans doute du se concentrer avec plus d’exigence encore – qu’elle nous brosse une conclusion générale attelée à l’analyse de la philosophie de Hannah Arendt. Elle en tire un rapprochement, dont il conviendrait de rediscuter, entre Arendt et la postmodernité, cette fois