Un échange plutôt consensuel entre deux figures de la vie politique française.

Juppé, Rocard. Les similitudes de leurs parcours personnels sautent aux yeux. Tous deux issus de la méritocratie républicaine, sortis des rangs de l’ENA, ils appartiennent au corps prestigieux de l’inspection des finances. Hauts fonctionnaires soucieux de l’intérêt général   , ils ont été happés par la politique et ont atteint les cimes du pouvoir en occupant l’Hôtel Matignon plusieurs années. A tous les deux, pour des raisons différentes, il leur manque d’avoir été en position de franchir la dernière marche leur permettant d’accéder à la magistrature suprême.

Rocard, Juppé. Les divergences existent, on le sait. L’un a porté, pendant plusieurs années, les valeurs et les méthodes de la social-démocratie qu’on a bien voulu appeler " rocardisme ". Figure tutélaire de la " deuxième gauche ", il aura marqué l’Histoire de la gauche et, dans l’ombre de François Mitterrand qu’il ne manque pas d’égratigner   , celle de la France. L’autre est gaulliste. L’entretien, dirigé par Bernard Guetta, révèle de nombreux points communs sur le terrain des idées. Les deux anciens premiers ministres tiennent en horreur Milton Friedman et les néolibéraux et s’entendent pour reconnaître une forte proximité entre gaullisme et social-démocratie. Ils portent tous les deux un jugement nuancé sur Nicolas Sarkozy : ils lui attribuent certes des qualités indéniables dans la gestion des crises mais des défauts aussi. Michel Rocard le juge " discontinu et peu tenace". Alain Juppé, peu suspect de "sarkolâtrie", réaffirme sa distance vis-à-vis du comportement, des méthodes et de certaines décisions du président de la République, sur l’immigration, la sécurité, la politique fiscale…. Le maire de Bordeaux n’a pas non plus digéré le discours de la rupture qu’il a ressenti comme " une sorte d’offense personnelle ".

Un seul vrai désaccord : la question du travail

S’il fallait trouver, au fond, un seul point de désaccord, le thème du travail serait le plus évident. Les analyses des deux auteurs reposent, cela est rare dans le débat politique, sur des constats partagés (notamment la différence du coût du travail entre la France et l’Allemagne). Michel Rocard, en grand avocat de la réduction du temps de travail, décline des arguments puissants et convaincants même s’ils n’ont rien de nouveau   . Alain Juppé, quant à lui, souhaite plutôt faire porter le débat sur les conditions de travail, le " travailler mieux " mais finit par admettre qu’il n’avait " pas été loin d’acheter " les propositions de Pierre Larrouturou, autre grand défenseur de la semaine de quatre jours. Malgré l’attachement de Michel Rocard à faire apparaître des points de désaccord   ), les deux hommes finissent par reconnaître qu’il n’y a pas beaucoup plus que " l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette " entre eux.

Optimisme contre pessimisme

Juppé, Rocard. Les deux hommes n’appartiennent pas à la même génération. L’un continue d’exercer des responsabilités politiques importantes comme maire de Bordeaux et ministre des affaires étrangères, l’autre s’est retiré de la vie politique. De cette différence naît une disposition différente face à l’avenir. Même s’il n’a rien perdu de sa capacité d’indignation   ), Michel Rocard porte généralement un regard pessimiste sur la capacité du politique à changer le cours des choses. Selon lui, les Etats sont en pleine déliquescence, l’Europe politique n’a plus d’avenir. Alain Juppé tient, sur ces sujets, un discours moins résigné.

La dernière partie de l’ouvrage, sur les questions internationales, est peut-être la plus intéressante. Michel Rocard y défend l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne et croit en la démocratisation des pays émergents, Chine comprise. Les analyses des deux hommes sur la crise environnementale ou celle du multilatéralisme méritent d'être lues.

La vie politique, comme l’affirment avec force Alain Juppé et Michel Rocard, a besoin de débats d'idées et de la confrontation de camps politiques bien différents et aux identités façonnées par l’histoire. Même si l’ouvrage contient peu d’idées novatrices et le débat frôle très souvent le consensus, il a le mérite de montrer que la politique, ce n’est pas la guerre, l’insulte, l’invective. Qu’on peut débattre respectueusement, sans arguments démagogiques et surtout avec une haute exigence intellectuelle qui assume la complexité. La politique, telle qu’elle meurt de ne pas être