La Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) a sollicité plusieurs intellectuels pour participer à une série de petites publications "consacrée aux enjeux et contentieux de valeurs qui traversent notre communauté politique". André Glucksmann ouvre le bal, avec un court essai sur la triade républicaine : "Liberté, égalité, fraternité".

Le philosophe commence par un constat : celui d’une France démoralisée, encline au "déclinisme" qui craint non pas pour les parcours individuels mais pour son destin collectif. Pourtant, souligne Glucksmann, la France n’est "pas démunie face aux fanatismes religieux ou politiques", susceptibles de la menacer. La meilleure arme, le meilleur "antidépresseur" est inscrit sur les frontons des bâtiments officiels.

Qu’est ce qu’une valeur ? C’est la première question que pose André Glucksmann, plaidant pour rétablir la synonymie entre "idéal", "fin", "vertu" et "valeur", alors que c’est cette dernière terminologie qui domine dans les colloques. La valeur est un "devoir-être", et c’est là tout son danger. L’idéal n’est pas à l’abri de contradictions. Au nom d’une valeur, on peut agir de différentes façons : prôner la non-intervention ou invoquer le droit d’ingérence, soutenir ou taire un mouvement, agir ou se préserver. Toute valeur échoue, un jour, à l’épreuve de la réalité : au nom de la paix, on mobilise pour la guerre argue le philosophe.

Glucksmann rappelle ensuite que les valeurs, souvent invoquées en temps de crise, sont totalement acculturées. Si elles existent sur un terrain donné, elles seront réinterprétées d’un endroit à l’autre. En ce sens, il ne peut y avoir de valeurs "françaises", n’en déplaise à la triade républicaine que l’on voudrait universelle.

On aimerait qu’André Glucksmann creuse un peu plus cette réflexion sur la valeur, en tant que terminologie, dangereux idéal et impossible universel, mais (format court oblige ?), nous entrons immédiatement dans l’analyse des trois objets, liberté, égalité, fraternité.

Liberté

Suivant l’ordre établi, André Glucksmann commence par la liberté, qu’il définit comme "la racine des valeurs". En France, l’idée de liberté est profondément ancrée dans les consciences, comme dans les mœurs. Piochant dans la littérature pour appuyer son propos, Glucksmann explique que Le roman de Renart, premier roman "moderne", en est la preuve par l’écrit, où se rejoignent l’expérience et l’écriture, auparavant toujours biblique. C’est l’émancipation de la société que le philosophe voit à travers le roman. La France est peut-être la fille aînée de l’Eglise, mais elle est aussi le chantre de l’incroyance européenne, le territoire du libertinage et de l’aspiration à la liberté, au point d’inquiéter ses voisins plus puritains. La différence immédiate de traitement médiatique de "l’affaire DSK" entre les Etats-Unis et la France en est un exemple parlant.

La liberté peut amener le pire comme le meilleur. Un excès de liberté créerait une société anarchique, dans laquelle tout est permis, y compris interdire. Est-elle une valeur en elle-même ? Pas pour André Gluksmann : la liberté est le fondement des autres valeurs que sont l’égalité et la fraternité, conçues pour "arbitrer la coexistence des êtres libres".

Egalité

L’égalité est un concept incompréhensible à l’étranger, commence le philosophe. Comment rendre égaux des êtres qui ne le sont pas, par la richesse, les talents ou "les aléas de la vie quotidienne" ? La version socialiste table sur la répartition des richesses façon "Robin des Bois" : on prend au plus riche pour donner au plus pauvre. La version libérale, elle, table sur la main invisible pour égaliser automatiquement revenus et patrimoines. Des visions simplistes pour l’auteur, qui affirme que l’égalité des biens ne pourra jamais être atteinte : "Comment établir une juste égalité entre des biens intrinsèquement inégaux ?» interroge-t-il.

Qu’est-ce alors que l’égalité ? "Une stratégie où chacun doit apprendre à respecter ses concitoyens et à se faire respecter d’eux", affirme Glucksmann. Elle est donc à construire dans le "vouloir vivre ensemble". L’auteur fait ici état de la différence qu’il y a entre l’égalité allemande et l’égalité française : alors que les Allemands pensaient vivre dans une communauté de valeurs consensuelles (Gemeinschaft), les Français, eux, vivent dans une société (Gesellschaft) où l’on "s’accorde modestement pour éviter de se nuire". L’égalité à la française est donc toujours souhaitée, mais jamais assurée. Ce qui explique qu’elle soit vécue comme une lutte permanente pour sa reconnaissance et sa dignité.

Fraternité

Pouvons-nous tous être frères alors que nous luttons déjà pour notre reconnaissance et un semblant d’égalité ? Reléguée à la fin de la triade, la fraternité est encore plus difficilement cernable que l’égalité. Glucksmann, en trois lignes, regrette qu’elle prenne, parfois, le pas sur les deux autres. La liberté et l’égalité seraient fonctions de la fraternité : l’égalité entre frères français, la liberté pour les frères français. Trois petites lignes qui auraient probablement mérité un développement plus important tant l’on soupçonne l’immigration de discuter les "valeurs" de la République.
Pour André Glucksmann, la fraternité questionne avant tout les identités. Alors qu’autrefois, la religion puis l’idéal républicain imposaient une identité stable, une "substance France", aujourd’hui, nous nous définissons tous à partir d’identités multiples, fussent-elles territoriale, religieuse, sexuelle ou politique. Nous sommes des "déracinés", au sens où l’entendait le Général De Gaulle dans ses mémoires, reprenant mot pour mot Maurice Barrès. Notre identité familiale, paysanne, reliée à une terre n’existe plus.

Délicat de citer Barrès, même indirectement, après avoir éludé si rapidement la question de l’immigration. Mais André Glucksmann s’en explique dans une vidéo sur le site de la Fondapol. Alors que les déracinés de Barrès visent en premier lieu les immigrés, les déracinés de De Gaulle, et donc les siens, ne sont autres que les Français et les Européens, qui ont tous subi les mêmes évolutions de société.

Les déracinés peuvent-ils être frères ? Ils le sont, affirme Glucksmann, mais uniquement face à un adversaire. C’est ce que le philosophe appelle la "fraternité négative des citoyens déracinés", qui se divisent dans le meilleur, mais s’unissent contre le pire. Cependant, le phénomène n’est guère nouveau : cette fraternité épisodique existait déjà du temps du Roman de Renart, elle n’est pas liée au déracinement des "enfants du siècle". Comment les Français, désunis et égoïstes, ont-ils réussi à tenir en un tout cohérent ces siècles durant ? Justement par leur égoïste aspiration au calme, à la paix et à la bonne chère, affirme André Glucksmann.

Une conclusion plutôt réconfortante au regard du tableau que dresse le philosophe de l’état de nos valeurs républicaines. La triade se conçoit comme un tout cohérent et foncièrement laïque, car déconnectée de toute fondation religieuse. Glucksmann va plus loin encore : pour lui, le triptyque républicain se réclame même de l’absence de Dieu. La liberté est celle de remettre en question le Credo, l’égalité se veut le contraire de la charité, l’espérance se dresse contre la fraternité du désespéré. Ces trois valeurs imposent une lutte permanente contre l’inhumain. Une lutte terrestre avant de s’attaquer au surhumain. En ce sens, selon Glucksmann, ces valeurs sont notre garde-fou.

Certes. Si l’on fait abstraction des guerres mondiales et crimes perpétrés en leur nom.