Bernard Pivot revient, sous forme d’un dictionnaire, sur les instants de sa vie, et surtout sur un grand regret : n’avoir jamais écrit de roman.

Bernard Pivot est un homme modeste. Les Mots de ma vie en sont le témoignage flagrant. Ce n’est, certes, pas une révélation, car il s’est toujours placé en retrait pour mettre en valeur les écrivains, l’orthographe, la lecture, les mots en somme. Dans cet essai, on découvre un Bernard Pivot secret, inédit, n’ayant jamais osé se frotter frontalement à l’écriture. Pour se dédouaner de cet “échec”, il avance plusieurs pistes, puis il s’essaye au pastiche et raconte des anecdotes enfantines qu’il aurait pu transformer en roman.

On sent poindre son regret de n’avoir pas eu l’audace d’écrire un roman, un vrai. Mais pour lui, il faut avoir eu une enfance extraordinaire ou traumatisante pour pouvoir écrire. À l’entrée “Jeunesse”, Bernard Pivot relate les passés romanesques d’écrivains tels Duras et Le Clézio. Il regrette sa naissance dans la tranquille ville de Lyon. “Ah ! Si j’avais passé mon enfance et mon adolescence en Indochine plutôt que dans le département du Rhône, quel écrivain eussé-je été !” Il clôt ensuite le chapitre d’une maxime lapidaire digne d’un Balzac : “D’une jeunesse sans histoire ne sort rien de bon pour la littérature.” À la définition “géographie”, dans laquelle il parle des artistes nés d’une double culture, et il regrette, une fois de plus, son lieu de naissance, qu’il ne trouve pas assez exotique. “Je me suis toujours senti lisse, pauvre et sans mystère.”

Bernard Pivot se trouve des excuses. De grands auteurs contemporains sont nés dans des conditions banales, et cela ne les a pourtant pas empêchés d’avoir de l’imagination. On pense à Pierre Michon et ses Vies minuscules   , roman dans lequel il sublime les existences de membres de sa famille, à Guéret dans la Creuse. La Creuse, ce n’est pas l’Indochine, et c’est presque encore moins exotique que la vallée du Rhône. On pense aussi à Annie Ernaux qui, dans La Place   évoque son enfance dans l’épicerie de ses parents et son parcours scolaire en Normandie. Fils d’épiciers, Pivot l’est aussi, mais il regrette l’absence d’une photo de l’épicerie familiale. Elle pourrait, selon lui, l’aider à se souvenir : le journaliste prend le pas sur le possible écrivain. En effet, un auteur aurait tiré profit de ce manque en imaginant ce lieu, tandis que le journaliste a besoin de source, de concret, de preuve.

Cette tension nourrit le texte de Pivot. Son amour inconditionnel pour les écrivains est mis en parallèle avec son métier de journaliste. Lorsqu’il raconte ses entrevues chez les auteurs, il parle de cette sensation d’être un voleur, un “prédateur”. “Quelle rapacité derrière mes questions aimables !” La phrase “Ils étaient des écrivains, je n’étais qu’un journaliste” résume ce complexe, ce regret. À la figure calme et paisible d’un auteur reclus dans sa bibliothèque s’oppose celle, nerveuse et énergique, d’un journaliste à l’affût.

Certains aspects de son enfance auraient pourtant pu être l’objet d’une réécriture. La définition qu’il donne de “maquisard”, par exemple, est une histoire digne d’un roman. Lors d’une rafle et d’une fusillade par des soldats allemands, pendant la guerre, Bernard Pivot enfant est avec d’autres dans une église. Les soldats brûlent l’hôtel situé juste en face de l’église, et n’entrent pas dans celle-ci. De même, sa naissance un dimanche d’élection aurait pu inspirer un livre. Mais Pivot est un grand modeste, un discret, il ne s’essaie pas à la littérature, peut être parce qu’il la connaît trop et qu’elle l’effraie un peu.

On observe pourtant quelques tentatives de pastiches. À l’entrée “Baiser”, il tente le phrasé sans fin et l’accumulation de verbes comme Albert Cohen dans Belle du Seigneur   . “Un baiser si ardent pendant lequel lèvres, dents, gencives, langues, muqueuses, papilles, se caressent, se gobent, se pétrissent, se sucent, se mangent dans un huis clos de salive et de fièvre…” À l’entrée “Femme”, il s’essaie aux maximes de La Rochefoucauld. “La beauté de la femme est la seule preuve de l’existence de Dieu” ou “Les yeux des femmes sont l’une des preuves de l’existence du diable.” On retrouve aussi Georges Perec à l’entrée “homme”, lorsque Pivot commence chaque bon mot par “J’ai connu un homme qui…”.

Dans un passage sur une pianiste de restaurant, seul passage entièrement fictionnel, on sent l’envie de Pivot de romancer, son désir de faire chanter les mots, mais sa technique est trop visible, sa manière de raconter, scolaire. Bernard Pivot est un homme touchant, qui a préféré se mettre en retrait pour laisser la place aux auteurs. Il n’essaie pas, dans ce texte, de se faire plus beau ou plus grand qu’il ne l’est vraiment, alors que les autobiographies des personnages publics sont souvent les lieux d’une débauche d’égocentrisme et d’épanchement égotiste. Le plus beau passage est sans doute celui qu’il consacre à son roman avorté. Il avait déjà trouvé le titre, Les Têtières et les Béragnons. Son échec à l’écrire se résume en deux très belles phrases simples : “Je n’ai jamais réussi à tomber d’accord avec moi sur la première phrase. Les Têtières et les Béragnons est un roman resté en friche.” En friche ne veut pas dire complètement oublié, alors peut-être, un jour, lirons-nous un roman de Bernard Pivot ?