Jeff Biggers nous emmène chez les Tarahumaras, au cœur de la Sierra Madre mexicaine.

Les Tarahumaras, ou les raramuris comme ce peuple se nomme lui-même, représentent une communauté indigène ayant conservé certains rites de leurs ancêtres précolombiens. Ils ne se mêlent pas à la société mexicaine moderne. Ils vivent dans le cœur de la Sierra Madre, à l’écart des blancs. Bien que leurs villages soient considérés comme une attraction touristique, ce peuple garde ses traditions ancestrales et reste méfiant à l’égard de l’étranger

 Nombre de voyageurs, de poètes, de scientifiques et de religieux ont voulu connaître les raramuris et l’environnement à la fois hostile et mystique qui les entoure. Certains y sont parvenus et d’autres non. Parmi les premiers, Antonin Artaud écrivit un livre, publié en 1936, intitulé « Voyage au pays des Tarahumaras », dans lequel il relate avec beaucoup de précision les rites, notamment chamaniques, de cette communauté. De même, Carl Lumholtz, ethnologue, mena de nombreuses expéditions au XIXe siècle pour décrypter le style de vie des « pieds légers», sa propre traduction de raramuris.

 Aujourd’hui c’est au tour de Jeff Biggers, écrivain de voyage et journaliste, de raconter son séjour au sein de cette communauté. Ce livre lui a valu le prix Foreword en 2007. Il est également lauréat de la Lowell Thomas Foundation, une fondation qui récompense le journalisme de voyage.

 « Dans la Sierra Madre » peut se lire sous des angles très différents. Essai historique sur ce territoire mexicain, l’ouvrage rassemble de nombreux éléments permettant aux lecteurs de comprendre la dimension mythique de ce lieu. A travers la chronologie de la Sierra Madre, l’auteur tente de nous décrire la vie quotidienne des Tarahumaras. Mais finalement, nous apprenons beaucoup plus sur l’écrivain de voyage que sur cette communauté précolombienne.

 

La Sierra Madre, l’histoire d’un lieu

 

La Sierra Madre occidentale se déploie tout le long de la côte ouest mexicaine, jusqu’à atteindre la frontière avec les États-Unis. Ce massif rocheux, très escarpé et très difficile d’accès, a vu défiler dans ses entrailles de nombreux peuples et communautés. Les colons espagnols tentèrent de la pénétrer à maintes reprises. Les jésuites, les franciscains puis plus récemment les mormons se sont installés dans ces montagnes. Les bandits de l’époque du Far West essayaient d’atteindre ce lieu pour s’y cacher. C’est également dans la Sierra Madre que le peuple apache commença à organiser de lourdes représailles contre les colons anglais et espagnols. L’auteur tente de nous dépeindre ces nombreux évènements historiques, sans toutefois réussir à nous captiver.

Au cours de la lecture, nous sentons que Biggers a profondément étudié l’histoire de la Sierra Madre. Des vikings aux yaquis, des jésuites au mormons, en passant par Pancho Villa et Geronimo, l’auteur balaie plusieurs siècles d’histoire en multipliant les détails et les anecdotes. De parfaits inconnus deviennent des héros de westerns hollywoodiens. D’ailleurs Biggers commence son livre, comme on pouvait s’y attendre, avec la représentation cinématographique par excellence de cet endroit : « Le trésor de la Sierra Madre », qui met en scène Humphrey Bogart et que John Huston adapta du livre de l’écrivain allemand B. Traven. Pour l’auteur, c’est grâce à ce film que la Sierra Madre est devenue célèbre et que son nom est communément utilisé dans de nombreuses langues. Il est dommage de penser que ce lieu si chargé d’histoires et de légendes ne soit devenu célèbre que par un film américain mettant en scène trois « gringos ». Comme s’il fallait que trois acteurs blancs passent dans ces montagnes pour que celle-ci trouve enfin la renommée qui lui est due.
Nous pouvons reconnaître le travail incontestable de Biggers, mais l’abondance de références historiques et culturelles détourne le sujet principal du livre : les Tarahumaras. Le lecteur se perd parmi cette foule de connaissances et ne sait plus s’il est en train de lire un ouvrage sur une communauté précolombienne, ou un essai historique sur la Sierra Madre.


L’attrait principal de la Sierra Madre, pour les anthropologues en particulier, réside dans l’observation de ses habitants et ses coutumes. L’aspect mystique qui est souvent attribué à cette montagne provient des rites ancestraux de ses habitants. L’utilisation du peyolt dans les cérémonies chamanistiques ainsi que les croyances anciennes liées à l’observation du ciel et de la terre ont attiré de nombreux anthropologues. Biggers, lui, a choisi d’étudier l’histoire de ces scientifiques et non leur objet d’étude.


Que nous apprend-il sur les Tarahumaras ? Cette communauté vit de part et d’autre du Canyon de Cuivre. Ils se regroupent en petits villages disséminés dans la montagne. Ils ne parlent pas tous la même langue, mais ces différentes langues proviennent de la même famille, celle des uto-aztèques. Une douzaine de variantes a été recensée pour quelque quatre-vingt mille locuteurs. Les raramuris vivent encore dans leur habitat traditionnel : des maisons troglodytes, ou construites en bois et en pierre. La base de leur nourriture est constituée de maïs et de haricots.


Les raramuris ont été convertis au catholicisme avec l’arrivée des Espagnols, il y a plus de quatre siècles. Mais nous savons, grâce, par exemple, à Antonin Artaud, que les pratiques chamanistiques ont résisté à la christianisation. Biggers en soupçonne l’existence sans vraiment s’attarder sur le sujet.


Du peuple à l’homme


L’importance du livre de Biggers réside dans le récit qu’il propose du quotidien des habitants de cette région. L’auteur nous rapporte des paroles poignantes et des anecdotes sur sa vie parmi eux qui nous font comprendre un peu plus leur mode de vie et de pensée. Par exemple, Biggers nous décrit avec beaucoup d’émotion les tesgüinadas. Ces réunions sociales sont des sortes de conseils où tous les habitants du village se réunissent et discutent de divers évènements (le travail communautaire, les soucis de voisinage, les fêtes culturelles et cérémoniales…). Durant ces réunions, les raramuris boivent le Tesguino, une boisson alcoolisée venant de la fermentation du maïs. Biggers accepte de boire ce breuvage et commente : « Ils savaient que, sous l’effet de l’ivresse, nous abandonnions nos bagages pour nous joindre à leur rituel ancien, selon leurs règles » (p.113).

Grâce à ces tesguinadas, l’auteur pourra se rapprocher petit à petit des habitants du village et entendre certaines confidences, dont il nous fait part. Les raramuris se mélangent très peu au reste du monde. Ils sont très méfiants envers les blancs. Ceux-ci ont apporté le concept de l’argent et donc celui de la pauvreté. Lors d’une de ces réunions, une femme s’approche de Biggers et lui confie : « C’est une chose d’être sans rien ici, où tout le monde est très pauvre […] Mais c’en est une autre d’être si pauvre dans un monde plein de nourriture, de marchandises, de gens riches. Alors tu n’es pas seulement pauvre, tu es misérable» (p. 114). Au fil des pages, nous ressentons l’impuissance de ce peuple face à l’influence croissante des sociétés industrialisées et ses répercussions. Le problème de l’éducation est soulevé par la compagne de Biggers, qui est institutrice. Pour les raramuris parlant espagnol, l’éducation de leurs enfants par l’école était nécessaire pour grimper dans l’échelle socio-économique mexicaine. Mais pour les raramuris ne parlant que leur propre langue, l’école est seulement un moyen pour «acquérir l’habileté nécessaire pour défendre leur communauté et leur famille contre l’exploitation venue de l’extérieur » (p. 118). Le sujet de l’éducation est peu développé dans le livre de Biggers. Pourtant c’est un sujet important au Mexique, comme dans toute l’Amérique latine. L’éducation des communautés indigènes, notamment l’apprentissage de l’écriture, est nécessaire pour l’intégration sociale de ces peuples au sein des Etats.
Biggers commente beaucoup l’invasion de la civilisation occidentale dans la vie de la communauté indigène. Il lamente la perte des traditions et des valeurs anciennes. Il reconnaît toutefois son « hypocrisie » en critiquant les blancs ainsi que le capitalisme et la mondialisation, bien qu’il soit venu lui-même au village avec des panneaux solaires hors de prix, des vêtements de style très américains et des réserves de conserves de son pays.


Ce qui est regrettable dans cet ouvrage, c’est que nous devons nous contenter d’une analyse ou plutôt d’une description de surface de la communauté. Biggers séjourne un an dans le village et il passe tout son temps à couper du bois (c’est un peu le Charles Ingalls de la Sierra Madre), mais ne cherche pas à comprendre réellement ce peuple. Un jour pourtant, il pose une question à son voisin : « Qu’est-ce qu’être raramuri ? ». A cet instant du récit, nous pensons que nous allons vraiment rentrer au cœur du sujet, mais il n’obtient pour seule réponse que : « Ton cœur est différent du mien et ton âme n’est pas comme la mienne. Dieu nous a fait ainsi. […] Toi tu es blanc, ton grand-père n’était pas d’ici. » (p. 76). Biggers ne cherchera pas à en savoir plus sur le raramuri, mais il fera une sorte de thérapie sur sa propre histoire.
 

John Stout, professeur de français à l’université McMaster (Canada), considérait Artaud comme un mauvais mémorialiste qui projetait sur des personnages historiques et littéraires ses propres interrogations personnelles. Cette analyse pourrait aussi bien s’appliquer à Biggers. L’histoire personnelle de l’auteur remonte à la surface à chaque tentative de description d’un fait historique ou d’une anecdote de voyage.
 

Pour certains écrivains comme Antonin Artaud, l’expérience personnelle et leurs « bagages psychologiques et culturels » rendent leurs livres particulièrement intéressants, poignants et uniques. Biggers n’a pas la même habileté qu’Artaud.
Nous avons souvent l’impression, au cours de la lecture, que l’auteur est, d’une certaine façon, troublé par sa nationalité et son héritage culturel. Par exemple, en parlant des jésuites de la communauté voisine, il nous dévoile : « J’éprouvais un sentiment gênant d’appartenance » (p. 154). La famille de Biggers fait partie des premiers colons arrivés aux États-Unis et surtout des premiers évangélisateurs. Il n’assume pas totalement ce passé. Dans son discours, nous ressentons l’idée du rachat. Et on peut se demander s’il ne côtoie pas toutes ces communautés indigènes par honte de son passé et par volonté de s’acquitter d’une dette ancienne, celle générée par sa famille lors des massacres des indiens d’Amérique du nord. 
 

Biggers essaie, avec une détermination quelque peu maladroite, de s’intégrer à la communauté raramuri. Il coupe du bois, il cultive son jardin, il participe aux tesgüinadas. Mais son accoutrement et son mode de vie ne peuvent que le séparer des indigènes. Il ressent une profonde distance, « [c]omme si [leurs] histoires, malgré les conciliations et les institutions contemporaines, restaient à jamais irréconciliables » (p. 84). Il s’en veut. Il sait que malgré tous ses efforts d’intégration, il ne fera jamais partie de la communauté. Sa culture, son passé, son histoire familiale et sa manière de voir le monde l’éloignent des raramuris. En prétendant vivre comme un indigène, il est conscient de son « hypocrisie », car ses ressources financières et son statut d’américain lui permettent bien plus, socialement, que les autres membres de la communauté.

Nous ressentons dans certains passages des notes d’humilité et de contrition de la part de l’auteur. Mais la notion de rachat est trop présente. Elle est gênante et presque dérangeante. Elle nous oblige, ce faisant, à nous interroger sur les motivations réelles de l’auteur à écrire cet ouvrage et à vivre un an de sa vie chez les raramuris.

Ce livre est donc à lire avec précaution et avec beaucoup de recul. Il faut savoir que vous n’allez pas entreprendre un voyage au cœur d’une communauté précolombienne, mais que vous lirez un essai historique affublé d’une rhétorique en forme de mea culpa.