Trente années de théories féministes anglo-américaines en art : débats, polémiques, oppositions, concepts-clefs et idées-forces pour retracer la richesse du mouvement appliqué au domaine des arts.
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Tout commence avec la parution en 1971 de l’article de Linda Nochlin "Why Have There Been No Great Women Artists ?" (Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ?) qui marque l’émergence des études féministes en histoire de l’art . L’auteure insiste sur l’inégalité de traitement dans les faits mais également dans les discours qu’ont eu à subir les femmes artistes du XIXe et de la première moitié du XXe : à la difficulté de s’établir en tant que femme artiste, s’ajoutait la fabrique de l’oubli à l’œuvre dans les discours sur l’art. Elle plaide pour une refonte de la discipline de l’histoire de l’art, en critiquant par exemple le mythe de l’artiste-génie-créateur, et en insistant sur la nécessité d’une redécouverte et d’une reconnaissance des œuvres des artistes femmes. Elle s’appuie sur des valeurs non-normatives, en dehors de celles énoncées par les critiques et historiens d’art.
Bien que l’article ne figure pas dans la présente anthologie, puisqu’il est l’un des rares à avoir été traduit (en 1993), La rébellion du Deuxième Sexe. L’histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000) se donne pour objectif de retracer " l’histoire complexe de quarante années de théories féministes anglo-américaines en histoire de l’art, à partir d’exemples détaillés et emblématiques ". La directrice de ce recueil, Fabienne Dumont, est historienne de l’art et ses recherches portent principalement sur les relations qu’entretiennent art et féminisme. Cette anthologie, première du genre nous dit-on sur la quatrième de couverture, est à replacer dans l’émergence, depuis une petite dizaine d’années, d’une vague de traductions de textes issus des études féministes et postféministes anglo-américaines qui ont touché de nombreux domaines du savoir. Je pense notamment à Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000 dirigé par Elsa Dorlin , au recueil de textes de Donna Haraway Manifeste Cyborg et autres essais. Sciences - Fiction - Féminisme , et à celui de Teresa de Lauretis Théories queer et cultures populaires , etc.
La rébellion du Deuxième Sexe est composée de quatre corpus. Tout d’abord " les pionnières ", comme les appelle Fabienne Dumont, formant plus un corpus de textes abordant les problématiques initiales développées dans les travaux des arts féministes des années 1970 qu’un recueil sur les fondatrices à proprement parler de l’histoire de l’art féministe. Lucy R. Lippard, dont trois textes sont traduits dans ce recueil (" Ce qui a changé depuis Changing " de 1976, " Sujet Tabou" et "Un changement radical : la contribution du féminisme à l’art des années 1970" tous deux de 1980), explique que face à l’exclusion presque systématique des femmes du monde de l’art et pour y remédier, il est nécessaire de rendre légitime la présence féminine. Elle fait partie des premières historiennes et critiques d’art à dénoncer la suprématie des discours sur l’art, leurs caractères hégémoniques et légitimistes, et à remettre en cause le canon occidental et les valeurs prétendument universelles attachées aux œuvres d’art.
Suit le texte de Laura Cottingham, Los Angeles au féminin : le mouvement féministe en art de la Californie du Sud, 1970-1979 (2000), historienne d’art et curatrice, elle est connue en France pour avoir organisé l’exposition Vraiment Féminisme et art au Magasin à Grenoble en 1997. Elle revient sur le mouvement féministe en art situé en Californie du Sud dans années 1970, et à Los Angeles en particulier, où l’on a vu débuter des artistes comme Eleonor Antin, Martha Rosler, Judy Chicago, Miriam Shapiro, ces deux dernières ayant participé à la célèbre Womanhouse, créée en 1972. Cottingham rappelle à juste titre l’hétérogénéité du mouvement féministe en art, qui ne se voulait aucunement représentatif d’une forme ou d’un style particulier, mais était plutôt motivé par la demande de nouveaux contenus et tentait de répondre par des recherches esthétiques aux nombreuses questions politiques . Avec le recul, l’auteure observe l’évolution des préoccupations des artistes féministes (en ce sens, l’abandon de l’exploration des travaux domestiques est significatif) et rappelle l’importance du travail d’avant-garde de ces pionnières (sur le corps, la sexualité) pour l’art étasunien contemporain .
Amelia Jones, dans " Les politiques sexuelles de The Dinner Party. Un contexte très critique " (2005), analyse la réception houleuse d’une œuvre emblématique du féminisme de la fin des années 1970 : The Dinner Party de Judy Chicago. En replaçant l’œuvre de Judy Chicago dans son contexte historique et artistique (celui entre autres de l’émergence du Cunt Art), Amelia Jones fait une étude critique très détaillée des différentes réactions et débats qu’a suscité cette installation. On retiendra surtout le débat autour des questions d’imageries féminines dans l’art. Effectivement, le risque dans ce type de représentations, utilisant les stratégies et les codes essentialistes des politiques identitaires, est de s’appuyer sur le supposé universalisme de l’expérience féminine, supposé qui ne résiste pas longtemps aux accusations d’hétérosexisme et de solipsisme blanc dénoncées par de nombreuses féministes.
Le second corpus se compose de textes qui revisitent l’art des siècles passés à la lumière des théories féministes. Dans " Stéréotypes fondamentaux : essence féminine et féminité essentielle " (1981) Griselda Pollock et Rozsika Parker dévoilent les rouages idéologiques de l’histoire de l’art, discipline qui, telle une fabrique de l’oubli, a fini par reléguer dans les marges ces artistes femmes des siècles passés. La hiérarchisation des artistes et des productions culturelles, les stéréotypes tenaces sur les productions féminines, ceci conjugués à l’absence de transmission des savoirs, ont produit cet effacement historique auquel les deux historiennes de l’art tentent de remédier. Elles mettent à jour cette histoire cachée de l’art, en révélant l’existence d’artistes femmes dès l’Antiquité et en insistant particulièrement sur les conditions de production malgré les contraintes . Ce recueil propose aussi un autre texte de Griselda Pollock " Modernité et espaces de la féminité " (1988-2003).
Cette deuxième partie s’attache également à mettre en évidence les relations entre les questions de genres et celles de classes sociales, soulignant les liens entretenus par le féminisme et le marxisme, présent dans le féminisme de la seconde vague. Linda Nochlin dans " L’image des femmes au travail " (1978-1999), insiste sur l’importance de relire les œuvres d’art masculines avec des yeux féministes afin de saisir l’idéologie entourant l’image des femmes, ici des femmes au travail. Enfin à travers une approche marxiste, le texte de Gen Doy " Les femmes et la Révolution bourgeoise de 1789 : des artistes et des mères qui font l’histoire (de l’art) " (1995), analyse la complexité des rôles des femmes dans l’histoire et la culture de la période de la Révolution française .
Le troisième corpus porte sur deux nouveaux thèmes de réflexion entrepris à la fin des années 1980 et dans la décennie suivante sur la question de la construction des masculinités et sur celle de la présence des artistes femmes de couleur dans les discours sur l’art. Abigail Solomon-Godeau dans son essai " Les maux du mâle : une crise dans la représentation " (1997), étudie l’évolution des représentations de la masculinité et nous rappelle, tout comme la féminité, le caractère non naturel de la masculinité. Malgré la constante instabilité des représentations masculines, conduisant à une crise de celles-ci, il ne faudrait pas en conclure pour autant la déstabilisation des normes de genre, car il s’agit bien souvent d’une réaffirmation du pouvoir patriarcal. Dans son article " Jouer ou déjouer le phallus : quand les hommes artistes mettent en scène leur masculinité " (1994), Amelia Jones examine attentivement les performances des artistes masculins mettant en scène leur masculinité, et plutôt que d’en interpréter la déconstruction du phallus, comme cela a souvent été le cas, elle y voit, dans bien des cas, une réification du corps de l’homme, et à travers cela, une affirmation du pouvoir créateur de l’artiste masculin. C’est bien la notion d’autorité artistique (valorisation du génie artistique et position auteuriste) qui pose problème ici, puisqu’elle s’appuie sur la hiérarchisation des valeurs artistiques et une conception universaliste et essentialiste de l’art.
En 2002, Lisa Gail Collins rédige " Economie de la chair. Représentations artistiques du corps des femmes noires ". En partant du constat de la quasi absence de représentations des corps de femmes noires dans l’art occidental, elle retrace l’histoire de ce double aveuglement à la race et au genre. Fétichisé par les européens (de la Vénus Hottentote à Joséphine Baker) lorsqu’il est représenté, le corps des femmes noires satisfait aux stéréotypes issus de l’imaginaire du XIXe siècle : une iconographie oscillant entre esclavagisme et liberté, et la présence des nus qui nous rappelle les liens entre exotisme et érotisme. Certaines artistes africaines-américaines (Emma Amos, Alison Saar, Renée Stout) remédient à l’invisibilité des corps de femmes noires en produisant leurs propres représentations. Pour autant, il n’est pas simple pour ces artistes dans les années 1970, comme le rappelle Lisa E. Farrington dans " L’art féministe noir " (2005), d’articuler dans leurs productions anti-sexisme et anti-racisme. L’historienne de l’art démontre comment de nombreuses artistes ont refusé de choisir entre l’un ou l’autre terme du dilemme, proposant des œuvres politiques emblématiques du black feminism.
Le quatrième corpus est consacré aux nouvelles perspectives de réflexions initiées à la fin des années 1980 par la théorie queer et le postféminisme. " Postféminisme, plaisirs féministes et théories incarnées de l’art " (1993) donne l’occasion à Amelia Jones de revenir sur la notion ambiguë de postféminisme. Elle ne comprend pas ce terme comme une prise de distance avec un certain féminisme des décennies précédentes, perçu comme essentialiste ; selon elle, l’ajout du suffixe " post " à féminisme conduit inévitablement à la dissolution du féminisme dans le postmodernisme pour le rendre inefficient (avec l’effacement des spécificités des luttes féministes). Judith Halberstam (connue pour ces écrits sur " the female masculinity "), dans son article " Technotopies : la représentation "des corps transgenres dans l’art contemporain " (2005), propose, une fois n’est pas coutume, une lecture queer d’œuvres plastiques, puisqu’en raison du dispositif engagé, on s’attache plus volontiers à traiter des formes transgenres et queer dans les performances, voire dans les films. Elle analyse ces œuvres en dehors des canons et des valeurs communément admises en histoire de l’art et elle offre ainsi des perspectives riches de potentialités quant à la pratique d’une histoire de l’art débarrassée de ses visées prétendument universalistes, une histoire de l’art non-androcentrée et non-essentialiste.
Bien que la sélection des textes réponde ici à un souci évident de rendre compte de la pluralité des positions des théoriciennes féministes, on peut regretter l’absence de textes d’artistes étasuniennes : je pense aux textes de Coco Fusco, ceux d’Adrian Piper, ou ceux d’Annie Sprinkle, qui avec leur point de vue de plasticienne et performeuse nous auraient donné leur vision de l’art féministe.
Cette anthologie de l’histoire de l’art féministe anglo-américain marque une nouvelle étape de l’imprégnation des études féministes en France, dans un contexte que l’on sait pourtant assez peu réceptif à ce type d’approches. Trop longtemps l’impasse a été faite sur la richesse théorique de la pensée féministe en art et La rébellion du Deuxième Sexe nous encourage à poursuivre ce travail de transmission des savoirs féministes qui passe inévitablement par les traductions des textes fondamentaux. L’interdisciplinarité manifeste des textes de ce recueil, empruntant à la sociologie, à la psychanalyse, aux cultural studies et visual studies, nous incite à considérer autrement l’histoire de l’art, loin de la fixité et de la rigidité des valeurs canoniques essentialistes (pour la plupart issues d’une vision romantique dix-neuvièmiste : canons esthétique, chef-d’œuvre, génie artistique, le concept de l’art pour l’art, hiérarchie des arts, etc.). L’histoire de l’art gagne à se laisser pénétrer par les études féministes pour enfin sortir de sa position isolationniste et internaliste.