Une belle biographie de l’auteur de La Peau et Technique du coup d’État, qui parvient à saisir un homme insaisissable, qui fut fasciste, communiste, prochinois, sans l’être jamais vraiment.

Malaparte (pseudonyme de Curzio Suckert, né en Toscane en1898, mort à Rome en 1957) est un écrivain célèbre (Technique du coup d’État, La Peau, Kaputt) et un personnage énigmatique, prompt aux engagements erratiques et au désengagement cynique, ce qui lui valut de la part de Gramsci le sobriquet de “caméléon”. Il eut une vie passionnée, mais sans éprouver semble-t-il de véritable passion, sauf pour son chien, pour Mussolini, et pour sa villa de Capri, la Casa come me (“maison comme moi”!), connue du grand public grâce à Jean-Luc Godard   .

Voilà pour les clichés, dont Maurizio Serra s’est efforcé de percer la carapace   . Tâche redoutable car il s’agit de saisir un homme dont la vie semble avoir été conduite exclusivement pour donner du fil à retordre à ses biographes. Malaparte apparaît en effet comme un mystificateur permanent, jouant sans cesse avec la vérité, de façon souvent intéressée (pour accréditer ses sources, ou se donner le beau rôle en fonction des circonstances) mais aussi sans raison, sinon le plaisir de brouiller les cartes, de retoucher le monde à son image.

Je partirai d’une impression personnelle car elle dit quelque chose de Malaparte et du travail de Maurizio Serra. Ma lecture de ce livre a été comme un travail de deuil : un abord fervent tout d’abord, en admirateur de Technique du coup d’État et de La Peau, captivé de plus par la minutie et l’empathie lucide du biographe, exemplaires. Puis une phase de déception, d’agacement face à un personnage finalement plus creux que je ne le croyais, avant de retrouver à la fin le sens et l’intérêt de cette vie. Mais le Malaparte qui reste n’est plus celui que je connaissais et attendais. Maurizio Serra défend l’intégrité de “son” sujet, mais il ne dissimule rien des faits qui alimentent la thèse du “caméléon”.

Qu’on en juge : alors qu’il s’est efforcé après la guerre de minimiser la profondeur et la durée de son engagement, Malaparte fut un fasciste de la première heure, très lié à l’aile révolutionnaire du mouvement, la plus socialiste mais aussi la plus violente, suivant le parcours de beaucoup d’arditi de retour du front. S’il s’en éloigne assez vite (à temps pour échapper à la disgrâce de ce courant), c’est pour devenir un courtisan de Mussolini. L’affaire de sa déportation aux îles Lipari, qui prouverait sa rupture avec le fascisme dès 1933 a été reconstruite par ses soins. Condamné à cinq ans, il ne fut emprisonné puis envoyé en confino que dix-huit mois, qui plus est à la suite d’un règlement de compte personnel et non pour raisons politiques   . S’il pressent alors la fin du fascisme et commence à retourner secrètement son admiration de “Muss” en mépris pour le “grand imbécile”   , il reste jusqu’au bout un citoyen loyal et un intellectuel ondoyant, veillant à ne pas encourir la censure des revues qu’il dirige   . Après-guerre, il flirte avec le communisme et la démocratie chrétienne, et se convertit au maoïsme dans les derniers mois de sa vie.

Il meurt avant soixante ans, rattrapé par les lésions pulmonaires dues aux gaz de combat reçus en 1918   . Il lègue la Casa come me à la République populaire de Chine   .

Sous le vernis du dandy, le livre souligne le réalisme ironique du paysan toscan revenu de tout, et le traumatisme de la Grande Guerre, les deux expériences qui, selon Serra, trempèrent le caractère de Malaparte et expliquent son rapport étrange à la politique et à l’histoire. Mais les deux versions du personnage, le dandy égotiste et le réaliste toscan ont en commun une totale extériorité aux idéologies, au point de ne pouvoir les comprendre. Tel est Malaparte : témoin des soubresauts du siècle et étranger à leur sens. De sorte qu’il nous les donne à voir et à comprendre, mais malgré lui. C’est du moins ce que je retiens à l’issue de ce travail de deuil.

Prenons Technique du coup d’État : comme beaucoup de lecteurs, j’ai été longtemps fasciné par ce livre   . J’y voyais une intuition précoce de l’unité du moment totalitaire (les trois révolutions : bolchevique, fasciste, nazie), qui plus est analysée non sous l’angle habituel des similitudes sur le plan des idéologies et des origines intellectuelles, mais sur la base d’une technique révolutionnaire inédite, d’une forme nouvelle de violence politique qui, selon Malaparte, a été inventée par les bolcheviques et plus ou moins bien imitée par la suite : profiter d’un moment d’effondrement social, combiner l’action secrète de commandos aguerris et les manifestations ouvrières, privilégier le contrôle des réseaux techniques de l’État plutôt que celui de ses palais. Cette “technique” est inédite en ce qu’elle échappe au modèle du coup d’État traditionnel, comme à celui du coup de main bonapartiste aussi bien qu’à celui de l’insurrection populaire. Malaparte explique en quoi Mussolini fut un bon élève de Trotski et Lénine, tandis que la leçon avait échappé à Kapp, auteur d’un putsch d’extrême droite manqué en Allemagne en 1920, à Pilsudzki en Pologne, à Primo de La Rivera en Espagne, et à Trotski lui-même, trois ans après la révolution d’Octobre, aux portes de Varsovie. Comment ne pas être ébloui par la froide précision de l’analyse, et par l’écriture façon témoin en première ligne, que ce soit le cas ou non : Malaparte était à Varsovie et à Florence et nous le dit (en trichant un peu sur les dates), pour Saint-Pétersbourg en 1917, l’écriture laisse planer le doute. Qu’importe, la vivacité du ton est la même et vaut véracité. Je cite une formule au laser parmi d’autres, qui démêle d’un trait l’ambiguïté et l’instabilité de la dictature de Pilsudzki : “En 1926, le coup d’État parlementaire de Pilsudzki n’en était qu’à ses débuts. Aujourd’hui [1931], c’est un coup d’État qui n’a pas encore réussi”   .

Après ce feu d’artifice d’intelligence politique, le lecteur tombe de haut, avec le chapitre sur le nazisme : selon Malaparte, Hitler serait “trop féminin” pour être un véritable révolutionnaire moderne, tout juste bon à faire un “dictateur de troisième ordre”. “Ce qui manque à la révolution nationale socialiste, ce n’est pas une armée, c’est un chef.” Or, Hitler est justement le virtuose accompli de la nouvelle “technique”, il est dès le début ce chef qui a mis le NSDAP à sa dévotion, qui a su magistralement combiner les urnes et la violence des SA avant 1933, et réussira ensuite en un clin d’œil, à la barbe de tous les von Papen, à convertir un banal président du conseil démocratiquement élu en Führer. Certes, nous ne sommes qu’en 1931, et ils étaient nombreux à partager cette illusion avant 1933. Nombreux, mais Malaparte pouvait et devait ne pas être comme eux. Aussi ce ratage de celui qui avait tout pour comprendre me plongeait dans la perplexité.

Arrive cette biographie et le livre familier devient méconnaissable. Impossible de relire Technique du coup d’État sans repérer les petites et grosses affabulations, sans entendre à chaque ligne le calcul subtil, le coup de billard à trois bandes, les messages à Mussolini, tour à tour flatté et provoqué, montré sous son meilleur jour pour le public européen, et sous le pire. En un mot, le livre est commandé par ce qu’on pourrait appeler l’opportunisme bravache de Malaparte, courtisan et provocateur comme un fou du roi. Ainsi, Mussolini ne pouvait qu’être embarrassé par l’affirmation de sa filiation léniniste et flatté par le portrait méprisant de son rival allemand.

Malaparte a certes eu l’intuition d’une crise révolutionnaire européenne dans les années 1920 – “L’Europe était mûre pour la révolution” écrit-il dans le chapitre magistral sur le putsch manqué de Kapp –, mais le facteur technique éclipse chez lui les autres traits de cette conjoncture révolutionnaire. Ce qu’il ne comprend pas, c’est-à-dire l’organisation de l’enthousiasme, l’idéologie, l’angoisse et la fureur nationalistes, finit par fausser ce qu’il comprend. D’autres écrivains, proches de lui par le talent et l’expérience de la Grande Guerre, Ernst von Salomon et Ernst Jünger, verront plus vrai et plus profond. On comprend mieux les limites de Malaparte quand on réalise grâce au biographe le côté calculé du livre. Le portrait de Hitler est, si je puis dire, encore plus faux si on suppose qu’il est insincère et destiné à flatter Mussolini   . Il a beau avoir observé de près (à Berlin, sur le front de l’Est) le nazisme dans ses œuvres et en être révulsé à l’occasion, il n’en pense pour ainsi dire rien. S’il n’a rien contre la violence politique y compris extrême, Malaparte n’aura jamais partagé les haines idéologiques qui nourrissaient cette violence. On ne trouvera pas chez lui une once de furie nationaliste, de racisme, d’antisémitisme, ni non plus de haine de classe. Mais justement : il leur est tellement étranger, qu’il en devient indifférent. Malaparte m’apparaît sous la plume de Maurizio Serra comme un visionnaire malgré lui, une sorte de somnambule : c’est sa plume extraordinaire qui voit, pas son esprit qui, de toutes les façons, pense à autre chose. Du communisme au maoïsme, en passant par le parti républicain, il se tient en retrait de l’histoire.

Il faut saluer la probité du biographe qui fait son travail en poussant le plus loin possible le principe de charité, en cherchant à dégager un sens et une consistance de cette vie et de cette œuvre, mais qui ne cache rien de ce qui conduit à douter qu’il y ait la moindre substance cohérente dans cette vie, sublimée par le talent de l’écrivain somnambule. Doute qui me semble gagner d’ailleurs Serra par moments, par exemple sur le cynisme de Kaputt ou sur la campagne de Russie en 1942, qui ennuie Malaparte à partir du moment où les Allemands renoncent à prendre Moscou   . Il souligne la portée prophétique de la préface de La Volga naît en Europe (1948), qui pourrait anticiper la construction européenne, mais qui peut exprimer aussi bien le confusionnisme intéressé de celui qui attend comment le vent va tourner en ces années du début de la guerre froide. Serra a alors cette formule superbe et accablante : “L’histoire n’a qu’une prise farineuse sur lui”   . On peut dire qu’il y a chez Malaparte une intuition de la complicité dans la lutte à mort entre les adversaires de la guerre à l’Est, mais sa vision est à l’opposé du Vie et destin de Vassili Grossman, c’est une intuition d’esthète, d’où ne se dégage aucun destin.

Malaparte a quelque chose d’un damné dostoïevskien que seule sauve la beauté de l’écriture. Un exemple : le lâchage de Farinacci, le leader de cette “gauche” fasciste ultraviolente dont il fut très proche, quand vient la disgrâce (1926) est d’un opportunisme peu ragoûtant, mais le portrait qu’il en donne alors dans sa revue, La Conquista dello Stato, ferait presque oublier la trahison : Farinacci est un “croisement entre un loup et une brebis, dont on ne sait pas s’il a produit un loup lâche ou une brebis féroce”   .

Le culte de la force qui, selon Maurizio Serra, serait le fond de l’attitude de Malaparte, est-il une politique ou du moins une manière d’interpréter l’histoire ? Malaparte a été un vrai fasciste – il le prouve au moment de l’assassinat du député Matteotti en 1924 –, après avoir été républicain, et plus tard un mussolinien ondoyant. Mais la façon dont il a été fasciste, si bien décrite dans ce livre, durable mais malapartienne, fournit une voie d’accès partielle au fascisme, qui apparaît à travers le prisme malapartien comme un totalitarisme d’opérette, révolution vite avortée en autoritarisme brouillon, à la traîne d’Hitler, dirigé par une sorte de Hamlet du nationalisme. Mais ne pourrait-on soutenir que Mussolini fut plus rusé que faible, face au pape comme aux durs du Parti, qu’avec le Concordat, il n’avait pas renoncé, bien au contraire à grignoter peu à peu l’hégémonie catholique au profit d’une nouvelle italianité, qu’il a inventé le culte de la personnalité totalitaire, c’est-à-dire le culte du chef comme onde porteuse du nouveau régime, – les élèves ont par la suite dépassé le maître –, et que l’état de guerre quasi permanent pendant le Ventennio n’est pas que le fait des circonstances ou de la vassalisation par rapport à l’Allemagne mais bien la logique du régime. Si l’on suit cette interprétation, qui doit beaucoup aux travaux d’Emilio Gentile, Malaparte, qui a tant aimé Mussolini, ne l’aura guère compris. Mussolini vit pour la guerre, même s’il la fait parfois n’importe comment. L’expédition contre la Grèce, certes pitoyable, n’est-elle pas typiquement totalitaire ? Il y a là un débat historiographique essentiel, sur lequel la biographie de Malaparte fait plus qu’ouvrir une fenêtre. Autrement dit, le fascisme fut-il un régime fondé sur une idéologie totalitaire, comme le soutient Emilio Gentile, ou un nationalisme autoritaire, dans lequel la personnalité pittoresque du dictateur serait trop amorale et dépourvue d’idéologie pour autoriser l’étiquette totalitaire, ce qui est l’analyse de Francesco Perfetti   ? Maurizio Serra incline vers cette interprétation, à laquelle le personnage de Malaparte donne pour ainsi dire un visage. La question est aujourd’hui âprement débattue en Italie.

Un des moments les plus révélateurs pour l’histoire italienne dans les jeux de masques si bien démontés par Maurizio Serra, c’est l’amitié de Malaparte avec Togliatti, le secrétaire général du PCI. À peine revenu d’URSS, Togliatti rend visite à Malaparte, le jour de Pâques 1944, et cette rencontre va au-delà du jeu politique que joue alors Togliatti, jeu kominternien ou plutôt kominformien avant la lettre : récupérer des intellectuels compromis avec le fascisme pour les tenir en laisse, former un bloc progressiste aussi large que possible pour étouffer dans l’œuf tout espace intellectuel autonome qui menacerait l’egemonia du Parti. Cette politique doit servir la stratégie décidée par Moscou : renoncer à et au besoin empêcher toute velléité révolutionnaire en Europe occidentale, et renforcer l’influence communiste dans la politique des démocraties. Le fameux tournant de Salerne, magistralement négocié par Togliatti, est à la fois pour le PCI le verrouillage de l’inféodation au centre et le point de naissance de l’eurocommunisme, double stratégie qui sombrera sans héritage. Le blanchiment de Malaparte est comme le symbole de cette ambiguïté. Le portrait superbe de Togliatti en aristo-stalinien   suggère un double politique de Malaparte, aussi rusé et désabusé, mais autrement investi dans l’action. Un autre dirigeant communiste menant la même stratégie pacificatrice et hégémonique se serait sans doute méfié de l’incontrôlable Malaparte. Togliatti lui donne sans réserve sa fidélité, qu’il lui conservera jusqu’au bout. Malgré la rupture de Malaparte avec le communisme, malgré l’aventure maoïste, Togliatti sera à son chevet à sa mort en 1957, croisant Amintore Fanfani, le chef de la démocratie chrétienne… Signalons pour finir que même ce moment de vérité de la visite de Togliatti en 1944 a son petit mensonge, débusqué par Maurizio Serra : Malaparte écrira avoir été séduit par la culture d’un Togliatti capable de reconnaître un Matisse “à dix mètres” (ou huit, selon les versions). Togliatti était un uomo di alta cultura, mais Malaparte n’a jamais eu de Matisse et le tableau qu’il a reconnu en effet dans la villa était un Dufy.

Malaparte posait volontiers mais ne s’abandonnait jamais à l’objectif. Ses grandes et petites légendes étaient sans doute une protection, le quant-à-soi élevé au rang des beaux-arts. Les vies et légendes de Malaparte jettent malgré tout une lumière originale sur le siècle de fer.