L'auteur de ce plaidoyer pour l'éthique de la nature enfourche un cheval de bataille qui le promène partout sauf là où il voudrait se rendre.

Dans Le mauvais pantalon, un film d'animation des studios Aardman, l'inventeur Wallace conçoit un pantalon mécanique multi-fonctions. En le télécommandant, Wallace pourra se rendre où il le désire avec un minimum d'efforts ; mais un pingouin sournois ayant volé la télécommande, le pantalon devenu incontrôlable promène un Wallace impuissant dans les endroits les moins recommandables. Les aventures du mauvais pantalon culminent lorsqu'il entraîne son inventeur affolé dans un cambriolage épique.

Deepwater horizon - éthique de la nature et philosophie de la crise écologique, est un mauvais pantalon philosophique : un argument qui promène son auteur vers des conséquences dont il ne semble vouloir à aucun prix. À première vue Stéphane Ferret n'a rien d'un écologiste radical. Si les politiques modérées lui semblent inutiles (il trouve parfaitement vains les "petits gestes pour la planète"   ), les grandes réformes lui font peur. Il dit tout net qu'il n'a pas franchement l'intention de changer son mode de vie pour aider les générations futures   ; il n'appelle pas à l'arrêt de la croissance — ce serait un désastre   . Il ne jette pas la pierre aux mangeurs de viande   . Il hausse un peu le ton pour condamner l'élevage en batterie, mais ni le nucléaire, ni les OGM, ni la politique énergétique n'attirent son attention. En revanche, il n'a pas de mots assez durs pour attaquer l'"écofascisme" et le "culte de la biosphère". Bref, nous avons affaire à un écologiste de second tour.

Stéphane Ferret aurait le droit d'être modéré, s'il n'avait écrit 300 pages pour défendre des thèses aux implications beaucoup plus radicales. Première thèse : nous ne pouvons sortir de la crise écologique qu'en passant d'une métaphysique anthropocentrique à une métaphysique où les humains sont des animaux comme les autres. Seconde thèse : les êtres de nature (les animaux, mais aussi les végétaux, et au-delà d'eux les écosystèmes, l'eau, la lumière...) ont une valeur absolue, intrinsèque, et par conséquent devraient avoir des droits. Ce sont deux idées d'un grand intérêt, mais qui, dans le livre de Stéphane Ferret, fonctionnent comme les deux jambes d'un mauvais pantalon : il consacre l'essentiel de ses efforts à les empêcher de l'emmener là où elles ont envie d'aller plutôt qu'à les exploiter.

"Métaphysique H" et "métaphysique non-H"

"L'être humain est un être de pleine nature, un être dont la psychologie, comme les us et coutumes, au même titre que la morphologie, ne sont que l'une des déclinaisons de l'évolution"   . Cette conviction naturaliste — l'auteur préfère parler de "métaphysique non-H" (H comme Humain) — anime tout l'ouvrage. Sa célébration du naturalisme et de ses deux héros (que sont pour lui Spinoza et Darwin) pourra sembler dogmatique à certains. Elle a réjoui le partisan convaincu qui écrit ces lignes, tout comme (malgré ses excès) sa critique de l'anthropocentrisme chrétien et cartésien. Cartésianisme et christianisme constituent les deux "métaphysiques H" qui, selon l'auteur, sont à la racine des relations dangereuses que nous entretenons avec la nature. Accepter d'abandonner ces anthropocentrismes, c'est accepter d'importantes conséquences politiques.

Ces conséquences sont fort bien envisagées par les philosophes anglophones que cite l'ouvrage (on pense par exemple au petit livre de Peter Singer, Une gauche darwinienne   ). Pour Stéphane Ferret, hélas ! c'est ici que le mauvais pantalon se met en marche une première fois. Si les humains sont des animaux comme les autres, remarque-t-il, il est difficile de justifier le fait qu'ils dominent les autres animaux sans faire appel au simple droit du plus fort. Et si le droit du plus fort n'est pas un principe moral légitime, il est illégitime d'adopter une éthique qui favorise les humains.

L'auteur oscille entre les deux branches de ce dilemme, sans se trouver de position cohérente sur aucune. Citant Spinoza, il affirme que l'animal le plus fort a le droit de manger les autres   . Ailleurs, la même idée l'effraye   : non, la supériorité de fait des hommes ne peut avoir aucune conséquence morale ! Cela veut-il dire que les humains n'ont pas de statut spécial ? Il lui arrive de le dire   . Mais le plus souvent il écarte cette conséquence avec beaucoup d'énergie et peu d'arguments   . Pour lui, "la valeur de l'être humain est posée comme la première de toutes les valeurs, et la hiérarchie entre les êtres de nature est acceptée". La hiérarchie des êtres de nature est pourtant décrite, ailleurs, comme la base de la "métaphysique H", et son principal défaut   .

On voit mal quelle utilité l'auteur trouve à brûler tant de cartouches contre l'exception humaine, quand il a tant de mal à s'en passer. Mais pour Stéphane Ferret, le rapport à la nature encouragé par le cartésianisme et le christianisme est tellement toxique que toutes les alternatives sont bonnes. Répudions la métaphysique H, nous deviendrons écologiquement vertueux ! Célébrons le naturalisme de Spinoza et Darwin ! Célébrons aussi le polythéïsme, l'animisme, bref toutes les idéologies que le fantasme de l'homme maître-et-possesseur-de-la-nature n'a pas contaminées ! Ô temps heureux où le christianisme n'avait pas désenchanté la Terre ! Les peuples animistes vivaient en harmonie avec leur écosystème. Les païens romains respectaient chaque source et chaque bosquet   .

L'auteur ne semble pourtant pas l'ignorer complètement : rien ne montre que les civilisations "non-H" seraient moins destructrices que les civilisations "H". Sans doute sait-il que l'impact environnemental des Romains était à son plus haut avant la conversion de l'Empire   . Il doit connaître l'effondrement des Mayas et des Anasazi ; il mentionne celui de l'île de Pâques. Il note, sans voir le problème, que la très matérialiste URSS a construit Tchernobyl et vidé la mer d'Aral. Quant à la course au plus grand pollueur qui se joue aujourd'hui entre la Chine et l'Inde, le livre l'attribue (sans rire) à l'influence des idées chrétiennes sur ces deux États   .

Les droits de la nature

Pour sortir de la "métaphysique H", le livre propose d'accorder des droits à la plupart des entités non-humaines : aux animaux, aux plantes, à des écosystèmes et même, dans certaines conditions, à des substances inorganiques comme l'air et la lumière. L'auteur fait valoir que tout ce qui a une valeur intrinsèque a des intérêts propres, et mérite donc que l'on protège ces intérêts par l'octroi de droits.

Mais qu'est-ce qu'avoir une "valeur intrinsèque" ? La réponse de Stéphane Ferret est assez surprenante : c'est avoir une valeur instrumentale pour un organisme   . Par exemple, l'estomac d'une vache est utile à cette vache, tout comme l'herbe qu'elle broute et le soleil qui permet à l'herbe de pousser. Toutes ces choses méritent donc qu'on leur accorde, sinon un droit à être protégées activement (un "droit-titre") le droit de ne pas être modifié par les humains (un "droit-protection"   ). L'utilité de ces choses dépend simplement du besoin qu'en ont les organismes, mais leur valeur est intrinsèque et leurs droits leur appartiennent en propre : "Nous parlons bien d'un droit stricto sensu, autrement dit d'un droit pour de tels existants en eux-mêmes et non d'un droit relatif ou subordonné à nos intérêts"   .

Les problèmes que rencontre cet argument sont évidents. Dans la liste des choses utiles à notre vache, on trouve peut-être, en plus de l'herbe, du soleil, de l'air pur, une auge de soja transgénique. Doit-on leur accorder des droits ? Si oui, pourquoi ne pas accorder des droits aux autres produits de l'agriculture intensive ? Les engrais qui polluent les eaux côtières permettent la croissance des algues vertes, des êtres vivants dotés d'intérêts. Doit-on les protéger ? Et tant que nous y sommes, pourquoi ne pas accorder des droits à tous les objets qui nous sont utiles à un titre ou un autre - les brosses à dents, la nourriture industrielle, les 4x4 ?

Bien sûr, Stéphane Ferret ne veut surtout pas aboutir à ces conclusions ; mais il n'est pas évident que ses hypothèses de départ lui permettent d'y échapper. Il tente de le faire de la façon suivante. Les brosses à dents ont bien une valeur instrumentale, mais qui n'est pas "intrinsèque". En effet, leur valeur dépend de l'existence d'observateurs humains : "Si les humains disparaissaient de la Terre, des baignoires et des brosses à dents choses subsisteraient mais il n'y aurait plus de baignoires et de brosses à dents instruments"   . Des substances comme l'eau, en revanche, sont "intrinsèquement" utiles   .

Vraiment ? On pourrait objecter que la valeur de l'eau, elle aussi, dépend de l'existence d'organismes qui en dépendent. Des formes de vie qui ne dépendraient pas de l'eau, quoique difficiles à imaginer, ne sont pas complètement inconcevables. Sur une planète dominée par une telle forme de vie (ou sur une planète sans vie), l'eau aurait-elle la moindre valeur ? Stéphane Ferret serait contraint de répondre que non. Il admet ailleurs que la valeur "intrinsèque" des choses utiles à la vie dépend en réalité des organismes qui y trouvent une utilité. "Les entités qui se présentent comme des conditions nécessaires d'existence des êtres de nature doivent elles-mêmes être considérées comme dotées de valeur absolues même si, en toute rigueur, il ne s'agit que de valeurs relatives"   . Mais cette concession détruit la distinction entre valeurs intrinsèques et valeurs extrinsèques sur laquelle l'argument était basé. En fin de compte, le soleil est comme les brosses à dents et les 4x4 : sa valeur n'est que celle qu'il tire de son utilité aux êtres vivants.

Où nous emmène cet argumentaire en déroute ? Vers une confusion de bonnes intentions égarées, s'épanouissant çà et là en d'audacieuses contradictions. Au chapitre 9, Stéphane Ferret est en faveur d'une refonte complète de tout le droit occidental, pour y introduire les droits des êtres naturels : "il conviendrait de revoir de fond en comble les concepts fondamentaux du droit"   . Au chapitre 8, il ne voulait rien changer ou presque : "Il est peut-être moins utile d'imaginer de nouvelles réglementations que d'appliquer celles qui existent"   . Dans ce même chapitre, consacré aux droits des animaux, il proclame que "le droit de vivre, le droit d'aller et venir, le droit de ne pas être torturé (...) sont de plein exercice et équivalents aux droits de l'homme fondamentaux"   . À la page suivante, il explique que nous avons le droit d'enfermer et de manger la plupart des animaux   .

Bentham disait que si le droit naturel est un non-sens, les droits naturels de l'Homme sont un non-sens juché sur des échasses. En fait d'échasses, c'est au mauvais pantalon de Wallace que ressemblent les droits de la nature tels que Stéphane Ferret les défend. L'auteur ne peut concilier ses positions avec ses principes que par une série de rétropédalages acrobatiques. Ainsi, lorsqu'il s'agit de proposer des solutions, il est convaincu que rien ne pourra se faire sans qu'un comité d'experts prenne en charge la protection de la nature pour le compte d'un gouvernement mondial puissant   . Il va jusqu'à écrire : "nous avons besoin d'un Napoléon ou d'un de Gaulle de la crise environnementale"   ; à la page suivante, il fait l'éloge de la démocratie contre l'autoritarisme et l'opacité des comités d'experts   .

Deepwater horizon enchaîne proclamations fracassantes et palinodies confuses ; la page de droite s'épouvante de ce que dit la page de gauche. Souhaitons que ce livre ne fasse pas trop de tort, dans notre pays, aux travaux des spécialistes d'éthique environnementale, ni aux droits de la nature qui méritent de meilleurs défenseurs