L’innovation et l’économie de la connaissance sont au cœur de la stratégie européenne pour renouer avec une croissance durable. Cette approche doit être défendue, mais elle demeure incomplète tant que le rôle de la recherche fondamentale n’est pas pris en compte. Cette dernière reste en effet indispensable pour générer des sauts qualitatifs de connaissance à long terme, et son recul pourrait affecter significativement le potentiel d’innovation européen.
La stratégie européenne pour l’innovation
Le nouvel équilibre géopolitique mondial, caractérisé par le développement rapide de puissances émergentes comme la Chine, l’Inde, le Brésil et la Russie, s’accompagne d’un déclassement de l’Europe et d’une diminution relative de son poids dans les affaires planétaires. Pour conserver une position centrale, l’Union européenne s’est fixée comme objectif de promouvoir l’économie de la connaissance, afin de tourner son industrie et ses services vers la création de produits à forte valeur ajoutée, et de construire une nouvelle croissance fondée sur une volonté permanente d’innovation.
La croissance par l’innovation est une idée qui fait consensus, et les mécanismes proposés sont connus : promouvoir l’excellence dans les centres de recherche, favoriser les partenariats entre les universités et les entreprises, mettre en place des structures de valorisation et diffuser une culture d’innovation. Ces objectifs, qui étaient déjà ceux de la stratégie de Lisbonne, ont été complétés dans la stratégie Europe 2020 par une vision plus intégrative, par exemple par une réflexion sur les infrastructures, et la définition d’axes stratégiques à grande échelle. Tous ces efforts devraient concourir à renforcer le fameux triangle de la connaissance, composé de l’éducation, la recherche et l’innovation.
Cette volonté de développer l’économie de la connaissance mérite notre soutien, mais la stratégie pour y parvenir est probablement incomplète, comme pourrait l’attester l’échec des objectifs de Lisbonne. La question de la recherche fondamentale, en particulier, est trop souvent considérée comme anecdotique dans les politiques d’innovation. S’il existe une politique d’innovation à l’échelle de l’Europe, la politique de recherche fondamentale est balbutiante et peu visible, et cette lacune pourrait à terme devenir une faiblesse considérable pour l’économie et la société européennes. Prenons donc le temps de développer cette question.
Le rôle de la recherche fondamentale
Il est logique, en période de crise économique, de concentrer les efforts sur des projets technologiques susceptibles de produire de la valeur à court ou moyen terme. Sortir de la crise, et poser les fondements d’une croissance durable et respectueuse de l’environnement, sont des défis politiques immédiats. Mais il faut également considérer le long terme, l’évolution historique du progrès scientifique et technologique. En effet, les grandes révolutions techniques ne se construisent pas par une suite d’améliorations incrémentales, mais par des renversements de paradigme complets, fondés sur une meilleure compréhension de la nature et de ses lois. Ce sont les efforts entrepris dans la recherche fondamentale, dans le travail permanent de compréhension de l’univers, qui aboutissent aux véritables nouveautés, aux sauts qualitatifs qui ouvrent des marchés entièrement neufs, sur lesquels des pans entiers de l’industrie vont ensuite se construire.
À ceci s’ajoute le fait que la motivation des étudiants à rejoindre les filières scientifiques, et la créativité des chercheurs dans les laboratoires, ne sont pas des données statiques et n’ont rien d’anodin. Dans une large mesure, les étudiants en sciences choisissent cette voie par intérêt pour leur discipline, pour la compréhension de l’univers, de la vie ou de l’être humain, en un mot par passion scientifique. Cette passion n’émerge pas ex nihilo : elle se fonde sur la curiosité et s’entretient par des découvertes toujours plus fascinantes sur la formation des étoiles, l’apparition de la vie, l’évolution humaine, le cerveau, et tant d’autres défis intellectuels dont les applications pratiques sont lointaines. Sans l’aventure de la connaissance, les filières scientifiques n’attireraient plus autant de jeunes talents, et l’innovation perdrait probablement ses plus brillants architectes.
Par ailleurs, l’innovation comme vecteur de croissance n’est ni une idée neuve, ni une stratégie spécifiquement européenne. Les puissances émergentes investissent massivement en recherche et développement, et leur concurrence dans les secteurs à forte valeur ajoutée sera bientôt très sérieuse. Il ne suffit donc pas d’innover : pour générer de la croissance sur le long terme, les sauts qualitatifs sont essentiels et ne peuvent apparaître que grâce à une recherche fondamentale de qualité. Ce n’est qu’en maintenant un réseau de recherche solide sur des questions théoriques pures que l’Europe pourra assurer sa place sur le long terme, en anticipant les grandes révolutions plutôt qu’en les accueillant a posteriori.
Une gouvernance européenne de la recherche fondamentale
Autrefois, des États comme la France pouvaient mener une politique scientifique universelle, et maintenir des pôles d’excellence dans toutes les sciences. Cela n’est plus possible aujourd’hui, étant donné les ressources considérables qui doivent être investies dans les grands programmes de recherche actuels. Songeons, par exemple, à la collaboration internationale qui a été nécessaire pour bâtir et développer le CERN. Si les capacités nationales ne suffisent plus pour mener une politique universelle de recherche fondamentale, il semble logique d’envisager plutôt la question à l’échelle européenne.
L’Europe a les moyens humains, technologiques et matériels pour mener une recherche de pointe dans l’ensemble des domaines scientifiques. Avec une spécialisation réfléchie, de grands clusters de laboratoires, d’universités et d’entreprises peuvent voir le jour et produire des progrès significatifs, que ce soit en termes de connaissances pures ou d’applications. Ce processus a déjà commencé, mais ces débuts sont timides. L’éclatement des structures de recherche dans l’Union européenne est un frein considérable à leur efficacité et à leur visibilité. Pour accélérer cette nécessaire transformation, il faut désormais une gouvernance européenne de la recherche plus forte.
Ici encore, la recherche fondamentale est une chance. Indépendante des considérations économiques immédiates, elle pourrait faire l’objet d’un débat serein sur les priorités européennes en termes de connaissances pures. Cet objectif serait cohérent avec le nouveau paradigme européen, car désormais, il ne s’agit plus uniquement d’instaurer une « solidarité de fait » entre les États européens, mais de construire une Europe politique plus démocratique et plus intégrée. La recherche fondamentale constitue une occasion importante, pour les Européens, d’avancer ensemble au sein de projets fédérateurs, stratégiques et recevant une importante adhésion de la société civile.
Tout ceci plaide, naturellement, pour la relance du projet d’Europe-puissance, l’approfondissement de l’espace public européen, et une augmentation conséquente du budget de l’Union. Mais un changement de culture au sein des institutions européennes est également nécessaire. Nous ne pouvons plus nous permettre, au niveau de l’Europe, de considérer la recherche fondamentale comme une annexe de l’innovation. Les enjeux sont trop importants, et les opportunités bien trop grandes pour que nous les laissions passer. Nous avons une responsabilité historique à penser sur le long terme, et à avancer dans notre projet de compréhension du monde.
L’innovation et la recherche fondamentale doivent donc avancer de front. L’Europe est le niveau d’organisation idéal pour mener une réflexion stratégique d’ensemble, qui intègre ces deux éléments pour favoriser le progrès scientifique et technologique.