Portraits de ceux qui font vivre la géographie aujourd’hui.

Essais d’ego-géographie

C’est avec des portraits de géographes que débute la nouvelle collection Comment je suis devenu… (Cavalier Bleu), conçue et dirigée par le journaliste scientifique Sylvain Allemand. S’il peut paraître surprenant que la géographie – science sociale peu médiatisée - ouvre le bal, ce n’est pas un hasard : l’auteur, longtemps coordinateur des articles de géographie dans la revue Sciences humaines et co-auteur de l’excellent La géographie contemporaine, est familier de cette discipline. Découvrir une discipline par ceux qui la font vivre, explorer leurs parcours et leurs motivations, tel est le but de cette collection.

Comment sont-ils devenus géographes ? Antoine Bailly, Augustin Berque, Roger Brunet, Paul Claval, Armand Frémont, Valérie Gelézeau, Rémy Knafou, Jacques Lévy, Jean-Robert Pitte, Denise Pumain, Jean-François Staszak, Yvette Veyret : douze chercheurs de générations différentes, figures actuelles de la géographie, ont joué le jeu de retracer leur parcours personnel et intellectuel. La structure de l’ouvrage est simple, mais – disons-le d’emblée - trop rigide. Chacun se livre dans un cadre imposé (vocation, cursus, apport personnel à la discipline), revient ensuite sur les figures qui l’ont marqué, puis confie son regard sur la géographie telle qu’elle se fait aujourd’hui. Chaque chapitre s’accompagne d’une (trop) courte présentation d’une œuvre artistique, laissée au choix de chaque chercheur.

L’ensemble de ces témoignages est introduit par une présentation historique de la discipline, des premiers explorateurs jusqu’à son institutionnalisation. Rappel historique certes salutaire pour le lecteur non averti ; mais curieusement, l’auteur s’arrête à la première moitié du 20e siècle et n’évoque qu’à peine les transformations considérables qui ont animé – et parfois déchiré – la géographie ces dernières décennies. Faisant référence de manière elliptique à une "crise" disciplinaire récente, il passe trop rapidement sur les causes de celle-ci. Ces débats resteraient-ils tabous ? Les quelques lignes qui présentent chaque auteur ne suffisent pas à faire émerger les points communs et les divergences entre différents courants, ni à resituer clairement le travail de ces géographes dans le champ disciplinaire actuel.


Une géographie incarnée

C’est ainsi qu’on découvre, au fil de ces "ego-géographies" de cinq-six pages chacune, quelques anecdotes autobiographiques qui font la saveur du livre. Comme le goût de Roger Brunet pour Anatole France, ou celui d’Yvette Veyret pour les œuvres de Bruegel l’Ancien ; Jean-Robert Pitte révélant l’origine de sa passion pour son objet d’étude favori, le vin : des vendanges à 17 ans dans le vignoble de Bugey, dont il revint "fasciné par le monde de la vigne et du vin, du travail de la terre, la sociabilité qui y était associée". Ou encore Paul Claval, le géographe français qui a certainement le plus œuvré pour l’ouverture de la géographie française aux travaux anglo-saxons, confessant qu’il avait acquis et perfectionné son niveau d’anglais en classes préparatoires grâce à la lecture de romans policiers de langue anglaise en cours, pour tromper son ennui…

L’ensemble se lit facilement, et chaque portrait, malgré la rigidité de la forme imposée, a sa singularité et son propre style. La vocation de géographe ? C’est à se demander si la question a un sens : tous préfèrent évoquer une curiosité certaine de l’autre et de l’ailleurs, le goût du voyage, la rencontre décisive avec un professeur, parfois simplement un heureux hasard –comme ce fut le cas pour Antoine Bailly : "le hasard a voulu que dans le train Belfort - Besançon que j’avais pris pour m’inscrire en licence, j’ai rencontré des amis qui m’ont aussitôt conseillé de les rejoindre en géographie". Quant à Rémy Knafou, il confesse le choix de la géographie… par défaut devant les horizons bouchés de sa discipline favorite, la philosophie.

Et le terrain, ce monstre sacré de la géographie ? De la Mauritanie de Jean-Robert Pitte au Grand Nord d’Yvette Veyret, en passant par la Corée de Valérie Gelézeau, l’expérience du  terrain reste fondamentale pour beaucoup. Le portrait d’Augustin Berque, spécialiste du Japon, exhorté par son père orientaliste à "aller dans le vaste monde", se clôt sur ces mots, qui soulignent l’importance du terrain : "se déplacer est une chose, s’immerger dans un milieu étranger en est une autre (…). L’essentiel reste le contact charnel avec une autre terre et les gens qui y vivent". Pour d’autres, ce ne fut pas une expérience très enthousiasmante – à l’image de Jean-François Staszak qui confie être très mal à l’aise avec ce mythe de la géographie.


Regards sur une discipline

Le livre fait écho à l’ouvrage Mémoires de géographes (codirigé par Peter Gould, Anthropos, 2000), recueil de contributions de géographes anglo-saxons sur leur parcours et leurs apports à la géographie. Derrière chaque parole de chercheur, de générations et de tendances épistémologiques différentes, apparaît en filigrane un portrait de la géographie française aujourd’hui. Portrait plus ou moins pessimiste selon les auteurs… Si tous récusent l’idée selon laquelle la discipline serait en crise, le diagnostic est parfois sévère, et soulève un certain nombre de problèmes parmi lesquels la faible visibilité de la géographie dans le champ des sciences sociales et auprès du grand public, le cloisonnement disciplinaire et le manque d’ouverture sur les travaux de géographes étrangers, ou encore l’état de l’enseignement de la géographie ("discipline ringarde" selon Armand Frémont) dans le secondaire. Mais beaucoup insistent sur l’amélioration de la situation de la géographie, et évoquent le rôle du FIG (Festival International de Géographie, qui se tient tous les ans à Saint-Dié-des-Vosges) - dont le président Christian Pierret a préfacé l’ouvrage - comme un outil de référence identitaire pour les géographes et d’ouverture à la fois sur les autres disciplines et au grand public.

Au total, l’ouvrage est plaisant, agréable à lire. La diversité des travaux présentés permet de rendre compte du dynamisme de la discipline et de l’intérêt de l’approche géographique pour comprendre nos sociétés. Si le projet de donner la parole à des chercheurs en activité - au lieu des traditionnels portraits de géographes hors circuit ou décédés -  est également à saluer, trois réserves majeures s’imposent. En premier lieu, comment se justifie le choix de ces personnalités ? "A défaut de constituer un échantillon représentatif (tous sont chercheurs et enseignants), ils illustrent la diversité des courants de recherche géographique"   . Nous n’en saurons pas plus… Pourquoi Lévy et non Lussault ou Grataloup, Gelézeau et non Hancock, Veyret et non Georges Bertrand ? On regrettera aussi l’absence de représentants de branches de la discipline aussi importantes que la géopolitique (comme Yves Lacoste) ou l’urbanisme. Ensuite, la forme et la brièveté des portraits nuisent à l’évocation de parcours personnels, en les privant d’une certaine spontanéité. Enfin, pour en profiter pleinement, la lecture de l’ouvrage présuppose des connaissances sur la discipline. Toutefois, l’étudiant en géographie appréciera l’initiative de donner chair à des auteurs qu’il rencontre dans sa formation, ainsi que la rapide mise au point sur les apports de chaque chercheur, accompagnée d’une courte bibliographie à la fin de chaque entretien, qui pourra lui être utile.


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Crédit photo : Philocrites/Flickr.com