Le psychanalyste Michel David nous livre un portrait de Michel Houellebecq qui permet d’aiguiser notre regard en direction d’un écrivain mélancolique.

À chacun(e) son il(e), la sienne n’est pas le mien. Mais si la possibilité d’une île est celle de l’amour en désespoir de cause et si le désespoir est la forme supérieure de la critique, alors oui il faut méditer et imaginer pour que l’impossible se dissipe et que les rapprochements élémentaires s’opèrent enfin : pour être à l’heure. Le méditatif n’est-il pas un mélancolique ? La Mélancolie de Michel Houellebecq   le dit pour commencer en couverture par le portrait d’un penseur au regard profond, dirigé vers le bas. La gravité du personnage tient dans ce plongeon où il n’est peut-être pas seulement question de perte mais où il est aussi question, sûrement, de retrouvailles ; il se pourrait que cet enfant de Saturne traîne sa mélancolie tout au long d’une vie de chien dont il parle au beau milieu de nulle part, à perte de vue. Ce livre bienveillant l’envisage comme son allié, plutôt que comme son patient ; il rend raison de son inscription scripturale dans cette Espagne péninsulaire à la langue où tout peut à peu près rimer, autant que dans cette Angleterre insulaire qui mit au monde l’Anatomy of Melancholy. C’est un portrait aimant : voyons.

L’étude sérieuse de Michel David, membre de l’association de la Cause freudienne c’est-à-dire à l’école lacanienne, est d’une lecture plutôt agréable ; ses différents moments s’enchaînent aisément, doucement, jusqu’à faire aimer un sujet insaisissable. Cette tentative d’interprétation s’exprime comme suit : “Nous parlons ici précisément de la littérature car elle s’occupe, comme la psychanalyse, du désir et du ‘transfert’ entre les êtres et que c’est tout son objet”   . Sous l’autorité du Séminariste, on lit : “Lacan a raison : on ne psychanalyse pas une œuvre, mais on peut essayer de l’analyser, de la commenter et d’approcher comment la création littéraire peut ici, par l’abord de la zone dépressionnaire, être toujours en débat, en tension avec sa source et ce qui la menace d’épuisement et de disparition”   .

C’est dès lors par approches que le poète-écrivain-moraliste est lu, et l’examen d’avancer dans cette écriture unique : ”Il n’y a pas d’inconscient du texte chez Michel Houellebecq”   . Tout est là, sous nos yeux, jusqu’au dégoût ; tant pis pour nous, c’est cela l’art c’est-à-dire un effet : bien ou mal rendu. Le portrait saisit le sens de ce challenge que l’auteur lance au lecteur, qui doit s’accrocher : “Quiconque lit Michel Houellebecq le fait à ses risques : pas tous et pas toutes ne peuvent supporter l’effet d’adhérence au réel qu’il nous impose, même s’il ne le fait pas totalement exprès et que, comme tous les vrais écrivains, il ne sait peut-être pas tout à fait ce qu’il écrit quand il écrit”   . Le “qui m’aime me suive” paraît caractériser cet autre Michel, et le pari de dire ce qui est – quitte à tout noircir – en disséquant la réalité avec un “scalpel pour décortiquer l’innommable” – comme il l’écrit   – sonne comme une intransigeance : une urgence.

Ce fond des choses à exprimer nous expose à la noirceur d’une mélancolie sous le signe d’une littérature au cœur, plutôt qu’à l’estomac comme cette étude le suggère ; c’est l’écriture de quelqu’un qui a mal au cœur, qui a la nausée (un thème abordé par M. David) c’est-à-dire le mal de mer, mais qui est également prêt à chavirer. L’examen de la mélancolie houellebecquienne engage la compréhension d’un processus vital rythmé par l’écriture : “Impact clinique et éthique de sa littérature qui ne peut qu’interpeller la psychanalyse elle-même orientée autour de la dimension foncièrement tragique de l’expérience humaine”   . Sophocléen, schopenhauerien, Houellebecq est le cas idéal pour en cerner les zones d’ombre.

Comme il se doit, le portrait qui nous est donné est distancié en dépit des accrocs que sa lecture pointe : des liens noués pour la scène médiatique où défilent les Sacha Distel et autres chanteurs avariés, les liens dommageables avec l’un de ces philosophes à l’encan qu’exhibe le monde du grand show-business. Tel n’est pas le meilleur trait de ce portrait pour l’occasion embelli. Et puis Houellebecq, c’est l’écrivain d’aujourd’hui c’est-à-dire un produit de cette société de consommation et de spectacle de laquelle il sait se tenir à l’écart pour produire et avec laquelle il sait par ailleurs négocier ; dans son cas, “il faut vivre” signifie aussi “il faut vendre”. Comment l’esprit de facilité donnerait-il alors naissance à de grandes œuvres ? Comment ne pas prévoir les réactions écœurées du public et les réticences des lecteurs ? De plus, l’éloge de l’écriture houellebecquienne dépare avec l’idée des révolutions formelles car c’est toujours par là – la forme, ses recherches – qu’elles adviennent ; l’une d’elles obtint une légitimité théorique de la surface. Or, l’écrivain de la “mélancolie ordinaire”   renoue avec l’idée de la profondeur dans le même temps qu’il paraît détester le superficiel chez les êtres avec lesquels il est – au moins dans ses écrits – direct.

Tel se figure-t-on ce balzacien, un comble après un réalisme défait par des expérimentations stylistiques au vu desquelles l’écriture se prenait à inventer et non plus à décrire. Au regard de cet écrivain qui n’est pas d’avant-garde, il est intéressant que cette étude réponde à l’objection   d’une absence de style signifiant qu’écrire c’est créer et non pas reproduire ; il est intéressant qu’elle s’attache à montrer que notre écrivain rêve de faire bouger la langue – romanesque – sans l’entendre du phrasé ou de la musicalité et qu’elle pose cette drôle d’équation : “Michel se fera un nom, un ego, un style”   . Ces deux derniers termes ne jurent-ils pas dans un tableau plus ambitieux ? Ce livre à lire pose donc des questions, suscite l’intérêt pour la création telle qu’elle est liée à la vie et pas forcément à la personne ; ses riches comparaisons, comme avec l’œuvre de Pascal Quignard, permettent à la pensée d’aller et venir. Il omet tout de même cette parole : “Vous connaissez l’histoire, comme on la raconte, de ce sujet qui était parti dans une île pour oublier quelque chose. Les gens qui le retrouvent s’approchent de lui, lui demandent ce qu’il voulait donc oublier, et il ne peut répondre. Comme dit finalement l’histoire – il a oublié”   .

Michel David soutient que tout est corps chez son sujet, alors que la mélancolie est une passion de l’âme et non pas du corps ; en platonicien qu’il est mais que Michel Houellebecq n’est pas, ce dernier suivant Foucault pour qui l’âme est la prison du corps et non l’inverse comme le Phédon le prétend, il suggère “l’idée que l’on est prisonnier d’un corps comme Robinson sur son île vide, un corps séparé de l’autre sexe, porteur de mémoire mélancolique”   . Pour l’analysant, l’écrivain “vise le corps et donc l’âme”   ; ainsi son analysé parlerait-il des “corps mélancoliques”   . Sur ce sentiment auquel songer, ce livre paraît indécis : “La mélancolie (au sens large, poétique voire clinique du terme)”   . La notion de mélancolie est balancée avec celle de dépression, notions égalées qu’on finit par ne plus distinguer (le “et” et le “ou” s’échangent d’une page à l’autre   ). Cette étude oublie qu’il existe une esthétique de la mélancolie, chez des peintres comme chez des philosophes rappelant que l’âme est ce qui ne peut être situé c’est-à-dire ce qui ne peut être nommé que comme outopos ; ainsi Guy Hocquenghem et René Schérer louèrent-ils cette passion en la démédicalisant : “La mélancolie révèle, à celui même qui est investi du pouvoir, que la domination est inaccessible.” De la sorte, cette disposition – humeur – virant à l’état – le malheur au quotidien, la souffrance ordinaire – entre dans l’observation froide conduisant au discours d’une incarnation problématique sous l’espèce d’un corps de jouissance : “L’abandon fondateur, interface de la mort et de la vie qui, au fond, les a tous poussés, tous ces écrivains sans exception, à écrire un jour seuls face au monde ou à une rivière, et à répondre de cet acte un peu fou qu’une Marguerite Duras disait être le seul concurrentiel de Dieu !”   .

Qu’est-ce donc qu’un grand écrivain ? Ce pourrait être une question que la mélancolie la plus noire n’empêche pas de poser ; car c’est à la poursuite d’une œuvre qui ne cesse effectivement de progresser que Houellebecq s’attelle. Sur fond d’une eau profonde et salée dont l’élément étaye l’écriture mélancolique, la comparaison avec Gainsbourg – l’aquaboniste   au lieu de L’“aquoiboniste” – donne l’image de quelqu’un dont l’écriture intraitable se veut grande parce qu’elle veut grand – océanique – son objet. À ce moment-là, la perte et l’abandon passent du côté de l’autre comme un regret se métamorphosant en reproche ; l’objet de la douleur déclenche une colère noire : “La vérité, c’est que les hommes étaient simplement en train d’abandonner la partie”   . Cet anti-platonicien fustige le Banquet de Platon, dans le sillage lacanien d’un discours de l’incomplétude qui est celui d’un sujet divisé posant le (non)-rapport de sexe tout en tentant de l’écrire. Mais où trouver le lieu d’une renaissance, d’un retour aux Grecs – appelé par Houellebecq – qui relance la flèche de la vie et du désir ? Non sans raison, ce livre de Michel David part d’une citation tirée de La Poursuite du bonheur comme si ce lieu chéri était à retrouver en un état de l’enfance ; l’être au milieu – de quoi ? Du “suicide occidental”   ? “Au milieu et en deçà du monde”   ? – n’est-il pas tout simplement ce non-lieu du désir que dit l’utopie sous la figure de l’île ? Ce large qu’il faut prendre, l’écrivain persévérant en parle : “Quand nous traverserons la peur / Un autre monde apparaîtra / Il y aura de nouvelles couleurs / Et notre cœur se remplira / de souffles qui seront des senteurs”   .

Le livre de Michel David est reconnaissant à celui qui n’a pas renoncé à l’intelligence et qui sait ce qu’il a à faire dans un monde parfois triste : “Et enseigner aux hommes à lire le cœur des femmes”   . La mélancolie, c’est de l’esprit, du spirituel, du spiritueux : de l’ivresse à l’eau pure, la plus forte selon Deleuze auquel La Carte et le Territoire – revenant à la surface, dans l’“extra-territorialité”   – rend hommage. Et puis l’autoportraitiste tient à ce que le rire reste le propre de l’homme ; si le noir lui est tellement associé, il est pourtant une couleur complémentaire dans cette écriture des limites c’est-à-dire de l’espoir comme du désespoir : le jaune. Si la mélancolie c’est voir les soucis dans la fleur des champs et si son île n’est pas aux mimosas, cette fleur qu’on ne trouve pas dans ses jolis poèmes, son lieu idyllique rappelle ce jardin mythologique – les Hespérides dans Au milieu du monde. Lanzarote – que reconfigure l’archipel des Canaries. Au milieu de la mer et en un texte qui n’en finit pas de voguer, l’île aimée pourrait par sa lumière aveuglante renvoyer l’écho d’une demande : “‛Rodrigue, as-tu du cœur ?’ Comme il dirait : ‘Avez-vous l’heure ?’”. Je ne résiste pas au plaisir de vous citer, Michel Houellebecq, parce que l’attente est encore là : “Et je me mis à pleurer. […] elle se laissait jouir, elle faisait jouir, mais elle n’aimait pas la jouissance, elle n’aimait pas les signes de la jouissance […], cette part animale, cet abandon sans limites à la jouissance et à l’extase. […] Jamais nous ne connaîtrions ce regard double, infiniment mystérieux, du couple uni dans le bonheur, acceptant humblement la présence des organes, et la joie limitée, jamais nous ne serions véritablement amants”   .