Oleg Serebrian dessine les contours d’un objet géopolitique encore mal connu qui pourrait néanmoins se retrouver au cœur des enjeux du XXIe siècle.
La géopolitique de l’espace pontique d’Oleg Serebrian forme un ouvrage à la fois dense et précis, dont la lecture s’avérera utile tant au lecteur averti qu’à celui qui recherchera une première approche de la région de la mer Noire. A travers cinq chapitres, consacrés à la Russie et l’Ukraine, la Turquie, le Caucase, les Balkans et l’espace roumanophone, l’auteur dresse un panorama qui donne les clés de compréhension d’une région dont la définition même pose problème. Le livre propose ainsi une réflexion nourrie sur l’espace pontique comme aire "politique", c’est-à-dire une "aire géographique présentant des conditions spécifiques à la création d'un climat politique propre à une certaine région."
Politologue avant d’être diplomate, polyglotte, observateur attentif des sociétés de la région et de leurs évolutions, Oleg Serebrian nous convie avec méthode et justesse à disséquer la géopolitique régionale. L’enjeu est de taille : à travers la description des différents peuples, des contraintes géographiques et des dispositifs politiques, l’auteur nous rappelle l’importance de cette région pour la stabilité du continent européen à un moment où les regards se tournent plutôt sur le pourtour méditerranéen du fait du "printemps arabe".
Sans doute, l’une des caractéristiques de l’approche géopolitique consiste à inscrire des dynamiques politiques dans des temps et des espaces, afin de dresser les lignes de force d’une région particulière. L’espace de la mer Noire, en l’occurrence, se laisse difficilement définir, n’étant pas bordé par des frontières que l’on appelle parfois de manière conventionnelle "naturelles". L’auteur a donc recours à une autre approche pour comprendre la région, s’appuyant sur une solide culture historique des territoires et des populations, sans pour autant verser dans un déterminisme simplificateur. Il existe bien une région de la mer Noire, que l’auteur conçoit à travers "une culture matérielle et spirituelle commune, englobant tous les pays pontiques (…) Les mêmes types de visages, des vêtements comparables, une cuisine similaire, les mêmes maisons, la même nature, les traces d’un même passé hélléno-romain, d'un Moyen Age byzantin et turc, ici une petite église arménienne ou grecque, là une modernité tardive." .
Ces héritages superposés des peuples, des mémoires, des territoires et des entités politiques n’épousant pas totalement leurs formes fournissent l’explication de multiples tensions politiques. En effet, pour reprendre les mots de l’auteur, "même après la modification des frontières, certaines réalités (la mentalité, la culture matérielle, le paysage ethnique, la spiritualité, etc.) persistent comme vestiges des anciennes séparations, dont la barrière naturelle (ancienne frontière historique) vient accentuer et mettre en évidence le souvenir." . Cette diversité des populations et des situations nous rappelle que "(…) bien que l’on vive à l’époque de la globalisation, aucun Etat actuel ne peut rester indifférent au sort de ses co-nationaux habitant en dehors de ses frontières, surtout dans le cas où ces régions sont susceptibles d’être confrontées à un conflit armé."
La diversité des populations locales s’avère fort bien décrite dans l’ouvrage : le Daghestan, composé de populations caucasiennes (Lezghiens, Laks, Darguines, Avars et Tabassarans) et turcophones (Koumyks, Nogaïs), est l’un des exemples de régions constitutives de l’espace pontique. Sa diversité rend cette région vulnérable aux événements et aux pressions extérieures, à l’éruption de conflits comme la guerre russo-géorgienne d’août 2008. La description de ces structures n’induit pas pour autant une lecture simple des rapports idéologiques, encore moins en tant que conflit entre Chrétienté et Islam. En effet, pour prendre un exemple illustratif, "(…) l’Iran chiite et fondamentaliste soutient l’Arménie chrétienne contre l’Azerbaïdjan, deuxième Etat majoritairement chiite du monde."
L’auteur souligne par ailleurs combien la chute de l’URSS représente une mutation géopolitique fondamentale pour l’espace pontique.
Le fait de déceler des continuités historiques constitue un enjeu essentiel pour l’analyse géopolitique, mais celle-ci ne peut faire l’économie de l’importance des événements qui viennent troubler les certitudes établies. De ce point de vue, le véritable séisme régional découle de la fin de l’URSS. "L’implosion de l'Union soviétique a surtout désavantagé la Russie du point de vue géographique ; pas tellement d'ailleurs par ses proportions actuelles (les changements n’y ont pas été considérables) que par sa morpho-politique (configuration) et sa topo-politique (emplacement). À l'aide d'une simple carte politique on peut facilement s'apercevoir que la Russie a hérité de la plupart du territoire soviétique mais que désormais ses frontières ne se superposent plus aux frontières soviétiques que dans les régions nord-européenne et est-asiatique. Pour ces dernières, et seulement pour elles, on peut vraiment parler de continuité de la géopolitique russe par rapport à la géopolitique soviétique (étant donné qu'il existe une continuité géographique) ; ailleurs, les frontières des zones centre-européenne, sud-est-européenne et centre-asiatique étant complètement différentes, les réalités politico-géographiques comme le contexte géopolitique doivent être considérées comme différentes." L’auteur apporte ainsi une réponse circonstanciée à propos des évolutions de la géopolitique russe, notant le recul de sa puissance à travers l’importance stratégique des indépendances ukrainienne et biélorusse, la perte des Etats baltes mais aussi le maintien d’une influence russe significative en Asie centrale. L’analyse est menée avec mesure et justesse, sans céder à des biais pro-russes ou russophobes.
Dans le même temps, il parvient également à retracer les implications de la chute de l’URSS pour les différents acteurs de la mer Noire. La Turquie, ancien empire dominant de la région, a été l’un des pays bénéficiaires de cette onde de choc, ayant l’occasion d’exercer une nouvelle influence politique et économique. Les dirigeants turcs ont été amenés à réviser leurs ambitions à la hausse, étant liés à la mer Noire tant par l’histoire que par les minorités et les intérêts politiques et stratégiques. Le Caucase comme les Balkans présentent de fortes similitudes, ancrées dans des contextes sociopolitiques locaux complexes et potentiellement conflictuels : l’auteur recense ainsi dans la première chaîne de montagnes pas moins de quatre conflits actifs, six conflits passifs et vingt conflits gelés. Par contraste, le méconnu espace roumanophone (Roumanie et Moldavie) présente un conflit non-résolu (la Transnistrie), ainsi que plusieurs foyers de tensions mais dont la conflictualité s’avère moindre que ceux du Caucase ou des Balkans.
On pourra regretter que l’ouvrage s’intéresse assez peu aux nouvelles puissances comme la Chine, dont l’influence grandit au fil des ans, par exemple dans le développement des relations économiques et politiques. De même, la géopolitique régionale laisse peu de place au traitement de la région par les acteurs européens (institutions communautaires, Etats-membres et groupes d’intérêts), préférant les acteurs du pourtour de la mer Noire. L’objectif de l’ouvrage n’est sans doute pas dans l’extrapolation de tendances plus ou moins récentes : en se concentrant sur l’environnement géopolitique régional dans une perspective socio-historique et territoriale, l’auteur ne peut faire un travail d’actualité parfois hâtivement qualifiée de "géopolitique", puisque ce sont les fondements du dispositif géopolitique régional qui l’intéressent. Son point de vue donne toutefois un éclairage particulier sur cet espace où les volontés de puissance se heurtent bien souvent à des réalités locales instables.
Le mot de la fin revient sans doute à Oleg Serebrian lui-même, qui conclut son propos sur un avertissement clair. "Si le processus d’européanisation de la Turquie échoue, si les Européens ne comprennent pas qu’ils doivent trouver et imposer un scénario de pacification des Balkans et du Caucase, si la Russie ne devient pas un membre de la famille des démocraties occidentales mais demeure "un grand pays frustré" animé d’intentions revanchardes, alors la région de la mer Noire sera le centre d’une secousse géopolitique de grande ampleur"