Le 12 juin se tiendront en Turquie les élections qui décideront de la couleur du prochain parlement et du gouvernement qui en émanera. Si les médias français ont jusqu’à présent montré peu d’intérêt pour cette échéance, la presse allemande et britannique a saisi l’occasion pour dresser le bilan de deux législatures dominées par le Parti pour la justice et le développement (AKP), et pour mettre en avant les défis qui s’imposeront à son leader, le premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, après une victoire annoncée.

Avenir incertain des succès économiques


Dans deux articles du 28 avril et du 5 mai, l’hebdomadaire britannique The Economist rappelait que la popularité du premier ministre turc et de son parti islamiste modéré, donné vainqueur à 45% dans les sondages précédents, repose largement sur leurs succès économiques. De fait, les performances de l’économie turque sont considérables. Pour la seule année 2010, celle-ci a "enregistré le troisième plus grand taux de croissance du G20" (9%), les banques locales n’ont pas succombé à la crise, et l’inflation a été maintenue à des niveaux supportables. Concrètement, Michael Thumann rappelait le 28 avril dans le quotidien hambourgeois Die Zeit que "les Turcs ont élevé leur pays au rang d’atelier et de centre de service du Moyen-Orient. Sous le gouvernement d’Erdoğan, le revenu par habitant a triplé, et le nombre de voix de l’AKP a doublé." Ce dernier constat pourrait toutefois aussi bien constituer le premier signe d’un assombrissement de l’horizon économique, comme le souligne Ahmet Akarli, économiste à Goldman Sachs, selon lequel l’augmentation de 18% par an du revenu par habitant a été accompagnée d’une hausse annuelle de la demande intérieure de 25%, et d’une hausse du crédit de 30 à 40% l’année passée.

Le gouverneur de la banque centrale turque, Erdem Basci, reconnaît lui-même que bien que "le navire (turc) soit stable, la mer est agitée, une tempête pourrait survenir à tout moment." Les économistes redoutent principalement deux choses : un emballement de l’inflation – qui pourrait atteindre 7,5% à la fin de l’année d’après Goldman Sachs – et un creusement excessif du déficit du compte courant – qui devrait atteindre 8% du PIB dans les 12 prochains mois, d’après une estimation d’HSBC. Aussi les autorités devraient-elles être fortement incitées, après les élections de juin, à renforcer la fiscalité et à relever les taux directeurs, pour refroidir l’économie et éviter la surchauffe. Toutefois, l’expérience de ces derniers mois tend à faire douter de l’efficacité des leviers de la banque centrale pour endiguer l’afflux excessif des capitaux étrangers et ralentir les prêts à la consommation, alors même qu’une augmentation des taux d’intérêts dans les pays riches pourrait trop brutalement assécher un flot de capitaux étrangers devenu indispensable à la stabilité.

Pour The Economist, ces risques ne feraient en réalité que révéler des difficultés plus profondes. L’économie turque souffrirait dans l’ensemble d’une libéralisation conséquente mais tardive et insuffisante du marché de l’emploi et de l’énergie, et d’un taux d’emploi trop bas ("seulement 44% de la population active"), tandis que l’économie informelle occupe encore une trop large place. Le contexte politique du Printemps arabe est par ailleurs venu compliquer la donne, pour une économie turque très largement tournée vers l’exportation.

Nouveaux enjeux et vieilles rengaines de la politique extérieure


Vu d’Allemagne comme de Grande-Bretagne, une chose est claire : en lui fermant au moins temporairement d’importants débouchés, les mouvements d’émancipation survenus dans le monde arabe en ce début d’année ont posé un défi économique sérieux à la Turquie. "Des contrats pour quelques 14 milliards de dollars sont gelés en Lybie, et des marchés sont reportés en Syrie." De même en Egypte où, comme le rappelle Die Zeit, l’amoindrissement des performances économiques est synonyme d’une diminution des commandes de constructions passées aux entreprises turques. D’une manière générale, R.T. Erdoğan a fondé l’essor des chantiers de construction turcs au Moyen-Orient sur une politique d’amitié avec les dictateurs de la région. Le mouvement général des soulèvements populaires récents ou actuels remet donc désormais en question l’avenir de ce marché aux conditions jusqu’alors très favorables pour les Turcs : "déplacements sans visa, allègements des droits de douane, subventions, emploi à l’étranger de travailleurs et de spécialistes turcs." La Turquie doit donc se tourner vers de nouveaux débouchés dont dépendra partiellement la poursuite de la croissance lors de la prochaine législature. A cet égard, un premier pas vers de nouveaux horizons a pu être observé lors du 4e sommet des pays les moins avancés (PMA) qui s’est tenu au début du mois de mai à Istanbul, lors duquel la Turquie a pu placer ses pions en direction de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Asie du Sud. Toutefois, pour The Economist, il ne fait pas de doute que l’avenir des exportations passera nécessairement par une restauration des relations détériorées avec l’Europe, de loin le plus grand débouché de la production turque.

Dans l’optique des échéances de juin, l’ensemble des commentateurs s’accorde toutefois à dire que les questions économiques ne sont pas celles sur lesquelles se décideront les scores. Plus importantes seront, par exemple, les questions liées aux enjeux de la Nation et de l’histoire turque, c'est-à-dire celles qui concernent les conflits territoriaux avec Chypre et la Grèce et la reconnaissance du génocide arménien. Comme l’observe Michael Thumann, "face à ces pays, le gouvernement Erdoğan a longtemps tenu des positions qui, à bien y regarder, étaient plus modérées et pragmatiques que celles de l’opposition nationaliste." Mais les avancées devant ces problèmes, comme dans la gestion du séparatisme kurde, sont désormais temporairement exclues pour le premier ministre, trop conscient des armes que toute concession fournirait à l’opposition nationaliste, et même à l’aile nationaliste de son parti. L’ampleur des crispations existant autour de ces questions au sein de classe politique comme de la population, ainsi que le montrent de récents sondages, risque donc d’entrer en contradiction avec certains impératifs économiques. Ceux-ci exigeraient en effet, pour favoriser le commerce extérieur,  de donner des signes positifs aux demandes européennes d’un arrêt de la répression dans le Sud-Est après un regain de violence ces derniers mois, d’une approche plus flexible de la question chypriote, et d’une nouvelle politique face à l’Arménie. Mais, en contexte électoral, les sentiments des électeurs primeront.

Libertés politiques : pas de "printemps turc" en vue

Car tous les leaders politiques ont bel et bien les yeux rivés sur les résultats des sondages, alors que la Turquie organise des élections libres depuis 1950.  Mais le bilan des libertés politiques ne saurait se limiter à cette constance institutionnelle. En effet, malgré la liberté des élections, la liberté politique a été par le passé fortement entravée par le très lourd poids exercé sur la vie politique par l’Armée (à l’origine de quatre coups d’Eta), par celui de la Justice kémaliste habituée à censurer la plupart des nouveaux partis politiques, "trop peu turcs" ou "trop peu laïcs", et par le seuil de 10% de voix imposé par la Constitution pour qu’un parti puisse bénéficier de sièges au parlement. Sans compter l’usage dont témoigne Die Zeit selon lequel "avant chaque élection les autorités mais aussi la hiérarchie des partis élimine des listes électorales des candidats, souvent des Kurdes, sous des prétextes fallacieux." Par ailleurs, au niveau local, la liberté du scrutin perd l’essentiel de son sens du fait que les maires élus n’ont que des pouvoirs insignifiants en comparaison des gouverneurs nommés par le pouvoir central. 

Si la pratique des institutions organise un certain nombre de verrous, les libertés politiques pâtissent surtout, au quotidien, de fortes restrictions à la liberté d’expression. En Turquie, comme le résume clairement Michael Thumann, "la chasse aux journalistes, aux écrivains et à tous ceux qui ont une opinion personnelle est une tradition", alors que "la loi autorise le jugement de toute personne critiquant Atatürk ou la Nation turque." Le prix Nobel Orhan Pamuk, condamné à une amende de 3 000 euros pour avoir rappelé le massacre des Arméniens et des Kurdes dans une interview, n’en est que le plus célèbre exemple. Or, tandis que certains verrous institutionnels semblent lentement s’ouvrir sous la pression de l’Union européenne, on a au contraire observé ces derniers temps une résurgence de la censure.

Alors même qu’à Doha le ministre turc des affaires étrangères, reprenant les propos tenus par R. T. Erdogan devant le parlement européen, prétendait fournir aux rebelles du Printemps arabe l’exemple de la Turquie comme modèle d’émancipation et de liberté, "des centaines de journalistes manifestaient à Ankara contre la protestation de plusieurs de leurs collègues". Ces derniers mois, le sentiment d’être espionné s’est répandu parmi les journalistes, les intellectuels, les chefs d’entreprise et les magistrats. "Des centaines de journalistes sont devant les tribunaux. Une douzaine a été incarcérée." Le 3 mars, deux d’entre eux (six selon Reporter sans frontière) ont été arrêtés au motif d’appartenir à la nébuleuse terroriste "Ergenekon" qui recrute parmi les militaires et les fonctionnaires. Comble de l’ironie, l’un d’entre eux, Ahmet Şik, était justement à l’origine de la mise au jour de cet "État dans l’État". Peu de temps après, "des enquêteurs forçaient les portes d’un quotidien et tentaient de détruire toutes les copies électroniques de ses écrits." Le même jour, la maison d’édition et les bureaux de l’avocat d’Ahmet Şik étaient l’objet des mêmes perquisitions.

L’évolution la plus franche semble provenir de la société civile, qui a affirmé sa puissance d’expression contre les mécanismes qui jusque-là parvenaient à étouffer sa voix. Ainsi en avril, face à une tentative d’élimination de douze candidats populaires par l’administration laïque nationaliste en Anatolie, la population soutenue par les médias et les grands partis a pu, au prix de plusieurs morts, forcer la réintégration de sept de ces candidats, et le réexamen de la candidature des cinq autres.

La préparation du scrutin à venir semble également dessiner une évolution du champ politique, à travers le développement et la libéralisation du principal parti d’opposition, l’historique Parti républicain du peuple (CHP), fondé par Atatürk. Si les sondages ne le créditent que de 28% d’intentions de vote contre 45% pour l’AKP, ils confirment que ce parti, qui ne recueillait que 21% des vois en 2007, gagne en popularité et en crédibilité électorale. Or, quoiqu’issu d’une tradition ancienne, le CHP s’est à de nombreux égards profondément renouvelé sous la direction de Kemal Kilicdaroglu. Celui-ci "a purgé le parti des partisans d’une ligne dure ultranationaliste", "les vieilles rengaines de ses prédécesseurs contre la menace d’un renversement des islamistes se sont tues", et "son programme électoral a pris la forme d’un manifeste libéral" : il propose notamment une réforme de l’Armée visant à alléger son poids politique, une plus grande liberté des Kurdes et des Alevis (dont lui-même est originaire) et une division par deux du seuil de 10% pour la représentation parlementaire. Kemal Kilicdaroglu, surnommé Ganghi, cherche par ailleurs à se donner une image de probité devant contraster avec l’image de corruption de l’AKP, et à rompre avec l’image provocatrice et machiste d’Erdoğan. De manière significative, 109 femmes apparaissent sur les listes électorales du CHP.

Peu de progrès sur le front des droits des femmes et de l’égalité des genres

Cette décision énonce clairement le positionnement libéral du principal opposant au gouvernement actuel du pays. Comme le rappelle The Economist, avec cinq femmes tuées par un agresseur quotidiennement d’après les statistiques officielles, "la Turquie figure aux côtés de la Russie parmi les pays européens où la maltraitance des femmes est la plus grave". D’après une enquête de l’ONG Human Rights Watch, 42% des femmes âgées de plus de 15 ans auraient été victimes de violences physiques ou sexuelles, et la tendance ne ferait que s’aggraver.

Pour autant, l’AKP a entrepris des réformes sans précédent pour améliorer la situation des femmes. Mais celles-ci se heurtent à de trop nombreux obstacles pour produire de véritables résultats. "Les lois ne s’appliquent ni aux veuves, ni aux célibataires, ni aux épouses liées par mariage islamique illégal". Quant aux justiciables, elles sont souvent renvoyées à leur foyer par les autorités avant tout soucieuses de préserver l’intégrité des familles. L’avocate Hulya Gulbahar souligne à cet égard que les "envolées (d’Erdoğan) contre le divorce et ses appels à ce que chaque femme mette au monde au moins trois enfants n’a fait qu’empirer les choses". En 2010, la Turquie s’est donc vue confirmée au 126e rang sur 137 dans le classement du rapport mondial sur les inégalités de genre (Global Gender Gap Report) produit par le Forum économique mondial. 

Ce profond retard sur la question féminine se manifeste tout aussi clairement dans la représentation politique des femmes, qui constituent 80% des presque 6 millions d’analphabètes du pays. Celles-ci n’occupent que 9% des sièges au Parlement, un chiffre qui pourrait toutefois être doublé pour la prochaine législature. Mais à trois semaines des élections, les femmes sont toujours cruellement absentes de la campagne – et des listes du parti majoritaire, qui n’en présente qu’une pour un siège perdu d’avance. Alors que la foi et la pratique religieuse sont fortes parmi la population turque (en 2004, 72% des Turcs observeraient les prescriptions de l’islam d’après le Wall Street Journal, ndlr), l’intégration des femmes dans la sphère publique et politique n’est pas facilitée par l’interdiction faite aux femmes voilées de se porter candidates aux élections.

C’est ainsi que, d’une manière particulièrement paradoxale selon la perspective française, les prémisses d’une organisation des femmes se font apercevoir autour de la revendication du droit à participer à la vie politique sans devoir pour cela renoncer au port du voile (qui concernait 2/3 des femmes turques en 2008, ndlr). Cette demande d’assouplissement d’une conception très stricte de la laïcité est soutenue par un certain nombre de femmes laïques qui y voient un facteur pragmatique d’émancipation, devant permettre d’abolir la radicalité du choix imposé à celles qui aspirent à participer à la vie politique tout en restant attachées aux fonctions religieuses et sociales du voile. Cette revendication aboutira-t-elle ? En 2008, le parti AKP a failli perdre le pouvoir après avoir proposé d’alléger les restrictions au port du voile


Pour aller plus loin :

-"Saisie et destruction du manuscrit d’Ahmet Sik : "un très dangereux précédent"", Reporter sans frontière (rsf.org), 25 mars 2011

-"The main opposition party will lose in June, but it is looking more coherent", The Economist, 28 avril 2011

-Michael Thumann, "Schlag gegen die Freiheit", Die Zeit, 28 avril 2011

-"The economy is not a big election issue, but it badly needs cooling down", The Economist, 5 mai 2011

-"Behind the veil. Women’s influence in politics is growing, but it is still small", The Economist, 12 mai 2011

-Michael Thumann, "Erdoğan von Gegnern umstellt", Die Zeit, 13 mai 2011