Un film qui traite des conflits de voisinage, entre rire et drame...  

Tout commence par un son. Intrusif, entêté, irritant, le bruit finit par réveiller Leonardo Kachanovsky (interprété par Rafael Spregelburg), un designer à la mode et sa femme. La sérénité de cette famille aisée vivant dans un appartement conçu par Le Corbusier exhale son dernier soupir parmi les martèlements qui perdurent. Le protagoniste découvre alors l’origine de son réveil brutal… A quinze mètres de sa cuisine, Victor Chubello (interprété par Daniel Aaroz), L’Homme d’à côté (El Hombre de al lado) du titre, est en train de percer une fenêtre, mû par une revendication somme toute légitime : faire entrer quelques rayons de soleil dans l’obscurité asphyxiante de son propre appartement. S’ensuit l’inévitable conflit entre voisins, fil rouge du film de Gaston Duprat et Mariano Cohn. A première vue, ce dernier a donc la banalité d’un fait divers, réitérant l’enfer ordinaire du voisinage, mille fois traité par les émissions de télévision.

A première vue seulement, car Gaston Duprat et Mariano Cohn parviennent à échapper à tous les lieux communs et platitudes convenues du fait divers. L’Homme d’à côté interroge notamment les frontières entre vie privée et vie publique. A cet égard, la position de Kachanovsky est paradoxale. En effet, le célèbre designer n’hésite pas à se mettre en scène sur le site qui promeut ses créations, il joue de son image, accueille des équipes de télévisions dans son appartement, exportant ainsi l’espace privé vers l’espace public ; en revanche, il s’obstine dans une opposition stérile – malgré ses promesses pacifiques, son voisin n’a pas la moindre attention d’arrêter ses travaux – à la décision de Victor Chubello d’aménager une percée pour le regard, laquelle ferait ainsi entrer l’extérieur à l’intérieur de l’espace privé. Les deux réalisateurs mettent ainsi en lumière le statut équivoque du regard dans notre société qui, en même temps qu’elle exige la transparence et entraîne les mises en scène de soi (par le biais de l’Internet, notamment) ne s’est jamais aussi farouchement cramponnée dans sa défense paradoxale de la sphère privée.

Dans le film, d’ailleurs, le voyeur n’est pas Victor Chubello, bien trop prévisible dans ce rôle, mais Leonardo lui-même qui, lorsqu’il ne s’inquiète pas du regard intrusif de son voisin, s’amuse à l’espionner. La mise en scène contribue à accentuer cette impression de voyeurisme. Par le choix d’un point de vue unique, d’abord, qui se cristallise sur l’appartement de Victor et non sur celui de Leonardo. Par un effet de suspense et de dramatisation, ensuite : l’ouverture percée par Chubello est temporairement occultée par un drap noir, sorte d’écran cinématographique inversé qui attise les regards et la curiosité de la famille comme des spectateurs, sans répondre à leurs attentes.

Le conflit spatial permet également de mettre à jour les différences sociales et d’interroger notre rapport à l’altérité. L’accent de Chubello parodié par son voisin, ses répliques inattendues, ses exclamations ponctuées de vulgarité, la tasse de café grotesque en forme de sabot de vache… Nombreuses sont les singularités de cet homme, qui suscitent le rire bien sûr, mais également la sympathie du spectateur – à mesure que celui-ci prend conscience de la médiocrité et de la veulerie du designer. Inventif et ouvert à la nouveauté dans le cadre de son métier, Leonardo s’emmure en effet dans des préjugés dès qu’il s’agit de son voisin à la fois vulgaire (voire obscène) mais attachant.

Une séquence en particulier éclaire ces contradictions. Dans l’obscurité mystérieuse de son appartement, Chubello dresse une scène miniature au moyen de tranches de jambon et autres victuailles. Avec ses doigts ornés d’une minuscule paire de bottes, il esquisse des pas de danse, chevauchant une banane dans une posture lascive. Victor Chubello est un homme de la matière, révélant un caractère rustre, pragmatique… mais aussi attentionné, amical. En effet, nous découvrons bientôt que ce spectacle absurde est destiné à Lola, la fille de Leonardo, une enfant enfermée dans un mutisme inquiétant, se retranchant dans la solitude de sa chambre mais qui, pour la première fois, ébauche un rire en découvrant les facéties de son curieux voisin.

L’absurdité permanente entretenue par le film, d’abord ferment du rire, deviendra celui du drame dans les dernières séquences, témoignant d’un renversement qui laisse le spectateur en état de choc et fait perdurer L’Homme d’à côté bien au-delà de sa projection. Telle est sans doute la force du cinéma, résidant dans sa capacité à embrasser les équivoques de l’existence et des rapports humains, à se jouer des genres, et à entrelacer le rire et la noirceur, la médiocrité et le sublime, comme ils le sont à l’échelle de notre vie.