Tere Laden et la "nécessaire" victoire états-unienne
La figure d’Osama Ben Laden prend un aspect comique lorsqu’on visionne un récent film bollywood à la subtilité remarquable : Tere Bin Laden (Ton Ben Laden) renvoie dos à dos la propagande des puissances mondiales et celle – moins homogène – des "combattants" et sympathisants d’Al Qaeda et/ou des taliban. Un jeune journaliste pakistanais, cherchant par le biais d’une agence à l’objectif hautement lucratif – le Lashkar-e-America – à se rendre aux Etats-Unis pour y tenter une carrière intéressante, rencontre au hasard d’un reportage un éleveur de volailles simplet qu’il cherche, avec une équipe ad hoc, à instrumentaliser . Il feint de lui proposer de faire la promotion de son commerce et de sa profession grâce à une interview à une télévision du Golfe.
Cet homme est, à son insu, maquillé de façon à ressembler d’une façon troublante à Osama Ben Laden, tandis qu’il récite un texte (en arabe) qu’il ne comprend pas ; il sera doublé plus tard par une voix pakistanaise à l’arabe impeccable . La vidéo ainsi vendue aux médias indiens relance la "guerre contre la terreur". Nos apprentis sorciers, qui aspiraient à une nouvelle vie grâce à une importante somme d’argent aisément réunie, sont confrontés à des conséquences qu’ils n’avaient guère imaginées. L’éleveur de volailles, se reconnaissant à la télévision nationale, se terre dans sa cave. Il est cependant convaincu de se livrer à un exercice médiatique similaire dans lequel il offre, cette fois, la paix au Président George Bush et au monde. Les Etats-Unis sont ainsi libres de célébrer une victoire méritée, tandis que la population civile pakistanaise, libérée de l’hypothèque d’enjeux géopolitiques qui la laissent désormais indifférente, peut enfin respirer.
Une délicate traque
Depuis les drames du 11 septembre 2001, bien des hypothèses ont été formulées : Ben Laden se trouvait-il dans une résidence ultramoderne creusée dans une grotte d’une des zones tribales de la fédération pakistanaise ? Ne pouvait-il aisément se cacher dans la grande mégalopole qu’est Karachi, bénéficiant ainsi des soins médicaux qui lui étaient nécessaires ? .
Nul n’aurait songé à l’impensable : Ben Laden, si l’on en croit des informations récentes, était depuis 2005 installé à 65 km d’Islamabad dans la charmante ville d’Abbotabad ; et sa résidence, protégée par une haute enceinte, était située à un kilomètre de l’académie militaire de Kakul . Parallèlement, la population civile des zones tribales – à la survie déjà difficile – était la "victime collatérale" de la guerre que forces de l’OTAN et taliban se livraient.
L’Inter-Services Intelligence (ISI) désormais infréquentable ?
Un quotidien indien indiquait tout récemment que les Etats-Unis auraient secrètement placé l’Inter-Services Intelligence, le service de renseignements pakistanais par excellence, sur la liste noire des organisations terroristes . Washington se serait-il lassé du double-jeu d’un "allié" qui ne cache guère ses réticences à abandonner la stratégie qu’il avait imaginée au lendemain du départ de l’Armée Rouge d’Afghanistan ? Les relations américano-pakistanaises demeurent empreintes d’un malentendu qui semble durable. Mais il faut cependant se demander si les deux "alliés", aux ambitions géopolitiques antagonistes, n’auraient pas conclu en quelque sorte une trêve temporaire. Alors que la Maison Blanche tout comme Islamabad nient toute collaboration dans l’opération qui s’est déroulée dans la nuit du 1er au 2 mai 2011, les informations contradictoires que livrent divers médias (et tout particulièrement les presses indienne et pakistanaise) laissent songeur.
Du déroulement des événements dans la nuit du 1er au 2 mai
Au risque de se tromper, il faut tenter de formuler quelques questions et hypothèses. Si l’on en croit la BBC, les voisins de Ben Laden reçurent l’ordre une heure avant le début de l’opération d’éteindre les lumières de leur habitation. Mais curieusement, la langue dont les forces de sécurité qui auraient été de nationalité pakistanaise usèrent fut le pachtoune (et non l’ourdou)... d’où l’interrogation quant à leur identité. S’agissait-il d’effectifs américains, principalement employés en zones tribales, qui intervinrent de façon ponctuelle dans la zone d’Abbotabad ?. Ou serait-ce que l’électricité aurait été coupée, comme d’autres sources l’affirment, peu avant le début de l’opération ? En tout état de cause, les forces de sécurité pakistanaises, qui auraient été selon la version officielle rapidement mobilisées, procédaient à l’encerclement de la résidence de Ben Laden, alors que l’opération américaine s’achevait. Elles arrêtaient 25 survivants .
La Pakistan Air Force (PAF), pour sa part, affirmait que les troupes d’élites américaines, intervenant en terrain montagneux et usant d’une technologie qu’elle-même ne possédait pas, pénétrèrent dans l’espace aérien national sans qu’il lui fût possible dans un premier temps de les détecter. Les Etats-Unis, appuyant cette thèse, indiquent qu’ils n’informèrent le Pakistan de leur initiative qu’au terme de l’opération. Toutefois celui-ci en avait déjà pris acte, puisqu’il tentait tant bien que mal une réplique . Elles étaient, si l’on en croit l’Indian Express daté du 11 mai 2011, en nombre suffisant pour faire face à toute tentative de résistance pakistanaise.
La difficile problématique d’un accord américano-pakistanais
La Maison Blanche, après l’épisode d’un Raymond Davis désormais qualifié ouvertement d’agent de la CIA, aurait-elle contraint le Pakistan à donner un nouveau gage de sa bonne foi ? Certains cercles dirigeants pakistanais auraient-ils consenti à livrer Ben Laden, refusant néanmoins de l’admettre officiellement par crainte de représailles qui ne manqueraient pas de les frapper ? En tout état de cause, le gouvernement civil pakistanais et son Président Asif Ali Zardari qui, après un long oubli, s’érige en défenseur de la mémoire de sa femme (Benazir Bhutto) n’auraient pu adopter la dangereux voie de la collaboration sans consulter à tout le moins certains courants de l’ISI.
Le feu vert serait-il venu du Chef de l’état-major de l’Armée, le Général Ashfaq Parvez Kayani, ou du Directeur de l’ISI, le Lieutenant-General Ahmad Shuja Pasha, se demandait récemment le Times of India ? . Washington, quant à lui, continue cependant de déclarer que, craignant une fuite qui alerterait Ben Laden, il préféra agir seul : "tout effort", affirma Leon Panetta, directeur de la CIA, "de travailler avec les Pakistanais" aurait pu porter atteinte au bon succès de l’opération Geronimo . Reste que le quotidien britannique The Guardian révélait le 9 mai dernier l’existence d’un accord que les deux pays avaient contracté dix années auparavant alors que Ben Laden échappait aux forces américaines qui intervenaient en Afghanistan . Au terme de l’accord, les Etats-Unis seraient libres d’intervenir en territoire pakistanais s’il y découvrait Ben Laden mais également son "adjoint" Ayman al-Zawahiri et le numéro 3 d’Al-Qaeda, Mustafa al-Yazid .
Les Etats-Unis se félicitaient des résultats d’une traque qui avait duré quatre années, le repérage d’un "courrier" de Ben Laden à Peshawar les ayant conduits à Abbotabad. Les informations réunies n’avaient pas permis de conclure d’une manière définitive à la présence de Ben Laden en ces lieux. Néanmoins, Washington avait jugé qu’il était nécessaire de prendre le risque de se tromper… Les moyens mis en œuvre, à contempler les drones de combat utilisés dans les zones tribales, avaient été mesurés, puisque l’usage d’hélicoptères à une heure avancée de la nuit avait été privilégié. Il s’agissait d’indiquer de manière voilée aux classes aisées pakistanaises, dont Abbotabad était l’un des lieux de villégiature, que les Etats-Unis, soucieux de leurs intérêts nationaux, avaient toutefois à cœur de ne pas les mettre en danger .
De nécessaires déclarations
Nouvelle tentative de raviver l’ "alliance" américano-pakistanaise , alors que Washington et Islamabad devaient, dans un premier temps, se faire les ardents défenseurs de leurs intérêts nationaux respectifs ? Un communiqué du ministère des affaires étrangères (Foreign Office) pakistanais indiquait que de telles interventions étrangères sur un territoire souverain ne devaient pas constituer un précédent. En effet, elles mettaient en danger la paix et la sécurité internationale, tandis qu’elles portaient atteinte au soutien populaire que le gouvernement national s’évertuait à conserver ; c’était là une mesure exceptionnelle qui ne devait pas être érigée en règle… . Et Islamabad d’exprimer sa profonde préoccupation et ses réserves quant à l’opération unilatérale de Washington, lequel n’avait sollicité aucune autorisation, ne l’informant pas même de ses intentions.
"Le gouvernement pakistanais", pour reprendre le communiqué de son Foreign Office, reconnaissait que "la mort d’Osama Ben Laden" participait grandement de la lutte contre le terrorisme. Mais il soulignait qu’il avait contribué à la capture d’importantes personnalités qu’il avait livrées aux Etats-Unis. Il avait également communiqué à son allié d’importantes informations que celui-ci, jouissant d’une meilleure technologie dans la collecte de données, avait pu utiliser pleinement . Cependant les "tâtonnements" pakistanais ne plaidaient pas en faveur de son élite politico-militaire dont les déclarations, comme la presse indienne se faisait fort de noter, avaient été contradictoires. Interrogé au début de l’année 2007, le Général Pervez Musharraf – à lire un "cable" diffusé par Wikileaks, avait reconnu que Ben Laden s’était probablement refugié dans les zones tribales pakistanaises. Musharraf avait souligné que son pays s’attachait à le localiser . Au mois de septembre 2009, Zardari – reprenant les informations qui lui avaient été communiqués par les services de renseignements du pays – avait indiqué à la BBC que Ben Laden était sans doute mort.
L’heure est aux mises en garde de part et d’autre : Washington se doit de menacer un allié peu consentant de représailles, puisque Ben Laden a trouvé longtemps asile en terre pakistanaise . Le souhaiterait-il, le Pakistan ne peut indiquer qu’il a choisi une voie médiane à son opposition d’antan . Au demeurant la Maison Blanche, en donnant en quelque sorte une sépulture maritime à Ben Laden, a commis "l’irréparable" au regard des rites funéraires musulmans. Quant à la célébration de la victoire qui émeut les Etats-Unis, elle ne peut que susciter la condamnation du camp adverse
Pour aller plus loin:
-Entretien avec Jean-Luc Racine, "Ben Laden était-il "une carte dans le jeu pakistanais" ?", Rue89, 2 mai 2011