Une invocation à mettre les sciences sociales au service de la décision politique, pour le bien commun et celui de la gauche.

Comment réenchanter la gauche ? Par le charme sociologique, répond Michel Wieviorka dans son dernier livre Pour la prochaine gauche. Il propose de faire de la sociologie le principe directeur de l’action politique ; en somme, de donner à la recherche le rôle de conseillère du prince. Le sous-titre de cet essai, Le monde change, la gauche aussi doit changer, donne à l’impératif de mouvement la fonction salvatrice de dernier recours pour une gauche en voie de disparition.

Le retrait de la vie politique de Lionel Jospin le 21 avril 2002 au soir, mort clinique d’une certaine gauche, ouvrit une période de crise identitaire dont l’intensité chaotique ébranla aussi bien l’organisation du parti, l’autorité de la figure du premier secrétaire que la hiérarchie interne. Le propos de Wieviorka n’est pas de se prononcer sur ces enjeux, liés à la vie du parti, mais plutôt d’envisager une sortie de ce passage à vide pour la gauche par l’annonce d’un renouvellement intellectuel. Ce moment, c’est celui de la "prochaine gauche". Le premier titre auquel avait songé Wieviorka pour son essai, La Troisième gauche, prenait acte de cette succession chronologique, du moment historique qu’il était temps de faire advenir. Mais sur les conseils de Martine Aubry, dont il est l’un des proches conseillers, le sociologue a finalement renoncé à ce choix qui aurait trop souligné la filiation avec la deuxième gauche rocardienne. C’est donc la première secrétaire du Parti socialiste qui a suggéré à Michel Wieviorka d’annoncer la venue de "la prochaine gauche".

Inventer une gauche moderne, une gauche affranchie de ses tempéraments historiques, telle est donc la tâche du sociologue de la prochaine gauche. L’invention de cette gauche moderne ne peut passer que par la réaffirmation de ce qui a fait l’identité de la gauche tout au long de son histoire. En effet, la recherche de cette nouvelle voie ne peut suivre un chemin parallèle à celle engagée par le Labour britannique depuis les années 1990 et qui s’accomplit dans la désactivation des antagonismes gauche/droite et l’acceptation entière et résolue du libéralisme. Opérateur politique des protestations, la prochaine gauche refusera de céder face au "capitalisme de prédation". La nouveauté de la prochaine gauche n’est donc pas radicale puisqu’elle partage de nombreuses références politiques et intellectuelles avec la deuxième gauche.

Avant d’envisager la refondation possible de cette gauche, Wieviorka analyse les causes de son affaiblissement. C’est la disparition de son sujet historique, l’ouvrier, qui peut expliquer la perte de vitesse de cette force politique. Wieviorka analyse les difficultés que rencontre la gauche à répondre aux attentes sociales des catégories populaires comme étant liées à la nature du changement qui s’accompagne de nouveaux enjeux plus porteurs pour la droite que pour elle, comme l’insécurité, la consommation ou la nation. En fin de compte et en dépit des protestations de Wieviorka, cette prochaine gauche serait l’avatar réussi de la deuxième gauche rocardienne. Il choisit ainsi de métaphoriser l’avenir de la gauche en termes psychanalytiques : "La gauche a le choix entre la mélancolie, qui lui interdit de se dégager du passé, l’oubli, qui la projette dans l’avenir au risque de perdre son âme, et le deuil, travail sur elle-même qui lui permet d’assumer son passé, d’en tirer profit et d’en conserver les orientations les plus nobles tout en entrant de plain-pied dans le futur et en contribuant à le construire".

Le projet annoncé, se servir de la sociologie pour dessiner en creux les contours de la gauche à venir, paraît légitime, mais il se produit un surprenant renversement au fil de l’essai. En effet, la sociologie devient la méthode de prédiction d’une gauche encore virtuelle. Comment faire la description sociologique d’un objet qui n’existe pas ? L’exclusivité semble être la nature du lien entre sociologie et virtualité. C’est bien là que le lecteur rencontre la principale difficulté face à un essai dont le contenu est par ailleurs difficilement contestable. Le problème est essentiellement de nature temporelle ; il s’agit d’une temporalité fantasmée où on passe au détour d’une phrase du présent indicatif et descriptif au subjonctif prospectif. De quelle gauche parle Michel Wieviorka ? De celle qu’il souhaite voir advenir, qu’il croit déceler partout mais qui pourtant ne se laisse pas circonscrire ? Il tente de saisir un objet qui fuit et se dérobe à la saisie sociologique et descriptive. La prochaine gauche, c’est la gauche qui prend en compte les préoccupations actuelles, hic et nunc, de la société qu’elle entend construire, mais cette gauche est, elle, encore à venir. Il se produit quelque chose comme une distorsion surprenante entre la contemporanéité des enjeux et des événements que doit prendre en considération la prochaine gauche et le caractère prospectif, toujours à venir, de ce mouvement.

Cependant, sans nier le sérieux de l’entreprise sociologique mise en œuvre dans cet essai, il convient de se demander si on n’assiste pas à la naissance d’un nouveau genre, celui de l’essai politique fantastique ou de la théorie par anticipation. En effet, le lecteur se trouve confronté à un problème qui semble inédit : comment livrer la description sociologique d’une force politique qui est encore à venir ? C’est bien le problème de l’usage répété du présent qui se pose dans cet ouvrage, temps utilisé pour décrire cette gauche pourtant non encore advenue, sinon imaginaire. La prochaine gauche décrite par Wieviorka est-elle la licorne des socialistes ? Finalement, cet essai pourrait être une sociologie de l’imaginaire politique des créatures fantastiques qui peuplent l’imaginaire des socialistes désemparés.

Faut-il alors accorder au discours un statut prémonitoire ? Comment décrire politiquement un objet inexistant, encore à venir ? Le problème est le suivant : l’auteur décrit-il une gauche imaginaire, fantasmée, à venir ou en chemin ? La prochaine gauche est-elle proche de son individuation et de son actualisation ? La confusion sur le statut du discours est sans cesse entretenue. S’agit-il d’un constat, d’une déclaration d’intention ou d’un discours visant à susciter cette gauche dont la proximité reste indéterminée ? C’est bien l’écueil auquel se heurte cet essai politique qui fait de la sociologie l’outil de description d’une force politique encore inactuelle. Ainsi la structure anaphorique du discours témoigne-t-elle aussi de cette ambiguïté. De très nombreux paragraphes s’ouvrent sur la déclaration d’existence "La prochaine gauche est…". On retrouve presque le pouvoir invocatoire des "il y a", proches de la proclamation chamanique d’existence où l’anaphore s’apparente à une formule magique à autorité incantatoire.

Quant au projet de mettre la sociologie au service de l’action politique, il n’est pas porteur de la même nouveauté dans cet ouvrage que dans cette gauche encore à venir. En effet, qui songerait à nier que les immigrés occupent les postes dont les nationaux ne veulent pas ? Ce sont ce type d'évidences sociologiques qui sont reprises sans toutefois êtres liées à des décisions politiques concrètes et efficaces. Il en va de même pour les théories du care, dont il semble un peu excessif d’attribuer l’ampleur en France à la seule première secrétaire du Parti socialiste comme semble le faire Wieviorka. Si ces théories contemporaines de la justice dont se revendique la prochaine gauche, aussi bien dans la version qu’en propose l’économiste Amartya Sen que dans celles des philosophes Martha Nusbaum ou Carol Gilligan, sont évoquées au titre de patronage intellectuel, elles ne sont pas pour autant assorties de dispositions précises et applicables. 


A un moment où la recomposition du paysage électoral français se produit d’une façon particulièrement violente, l’annonce de l’imminence de cette gauche à venir devrait néanmoins mettre un terme aux errements d’un Parti socialiste en profonde quête identitaire