Un essai politique de Roland Dumas, dans lequel l’ancien ministre des Affaires Etrangères brosse le portrait et rappelle l’action du seul président de gauche de la Vème République.

 

On aurait tort de résumer Roland Dumas, 88 ans, à l’image sulfureuse médiatique, des bottines Berluti, de l’avocat de Laurent Gbagbo et de l’ancien président du Conseil Constitutionnel qui trouve "du charme" à Marine Le Pen. Cet ouvrage de réflexion sur le pouvoir rappelle que cet intime parmi les intimes de Mitterrand (son témoin de mariage, Dumas étant dans l’hélicoptère qui amène la famille Mitterrand à Jarnac en 1996 pour les obsèques du président) est avant tout un homme d’engagement, au service d’une certaine idée de la gauche. Il situe lui-même son parcours dans une double filiation, l’une politique, la vénération pour Blum et le Front Populaire, l’autre familiale, la fidélité à l’engagement de son père, résistant fusillé par les nazis en 1944.

 

Ces "coups et blessures" sont difficiles à classer, ni mémoires, ni biographie. Ni Philippe de Commines, ni le cardinal de Retz, parfois Talleyrand, finalement assez inclassable, Dumas met en perspective son propre parcours, en centrant son propos sur la "patte" Mitterrand. Il éclaire ses ambigüités et réhabilite paradoxalement sa part de noirceur. C’est un document historique de qualité sur la gauche française, au travers de celui qui l’a incarné pendant plus de trente ans. Il en ressort notamment, selon l’auteur, que les évolutions de la France contemporaine doivent beaucoup aux idées et aux réalisations des progressistes. 

 

Dumas au travers de Mitterrand

 

Les connaisseurs du PS connaissent le célèbre bon mot : "Mitterrand a deux avocats, Badinter pour le droit, Dumas pour le tordu". Au-delà de cette formule, celui qui se définit comme "mendésiste d’esprit et mitterrandien de cœur"  livre dans cet ouvrage un portrait en creux de deux hommes de pouvoir, aux parcours que l’on peut rapprocher. Les origines provinciales (Jarnac pour l’un, Limoges pour l’autre), le même goût des femmes et un côté jouisseur, ou bien encore cette aptitude toute machiavélienne à se saisir du temps pour en faire son allié, font partie des nombreux points communs entre eux. Mais les personnages diffèrent en un point essentiel : l’ascendance que Mitterrand exerce sur Dumas.

 

Au-delà des nombreux témoignages personnels, le livre fourmille d’anecdotes, de la petite chronique à la grande Histoire. On retiendra ici surtout la réflexion sur l’exercice des responsabilités les plus régaliennes. Dumas, l’avocat du réseau Jeanson pendant la Guerre d’Algérie, de Picasso, Jean Genet ou du Canard Enchaîné, raconte comment l’amitié indéfectible entre les deux hommes a été utile à des moments cruciaux pour la France (la médiation avec Kadhafi en 1984, les rapports avec Arafat en 1989, les relations houleuses avec Rocard en 1991…). Cette symbiose a pu faire avancer la machine de l’Etat, en mettant l’huile des rapports humains dans les rouages de la machine administrative du Quai d’Orsay, face aux pesanteurs du ministère des Affaires Etrangères et de l’Elysée.

 

Un pouvoir grisant, aussi destructeur que fédérateur

 

Tout au long des plus de 500 pages de l’ouvrage, on est frappé par le regard rétrospectif sur ces années 1980 et 1990, particulièrement si on les compare à aujourd’hui. Les réflexions de Mitterrand sur la guerre froide, sa "certaine idée de la France" si gaullienne, la description du PS si savoureuse, tout cela tranche avec une période actuelle qui peut apparaître en comparaison plus terne, moins flamboyante, où l’Etat n’est plus respecté.

 

Face à cela, l’une des idées essentielles développées dans l’ouvrage, c’est que pour pallier au pouvoir qui corrompt l’âme des gouvernants, ceux-ci se donnent des desseins qui leur survivent. A l’instar de Talleyrand ou Choiseul, Dumas narre ainsi l’Europe comme la grande leçon d’Histoire mitterrandienne. Il raconte, en reprenant les termes d’Aristide Briand ("Nous parlons européen, c’est une langue nouvelle qu’il faudra bien apprendre", 1926), comment l’Europe était devenue le leitmotiv, l’horizon indépassable qui culmine en 1995, avec le célèbre discours de Mitterrand : "Le nationalisme, c’est la guerre".

 

"En fait de calomnie, tout ce qui ne nuit pas sert l’homme attaqué", Mazarin

 
 

Il n’en demeure pas moins que ce livre est un outil précieux pour quiconque souhaite à la fois revisiter l’histoire récente de la France et plonger dans des réflexions sur le temps (sommet de la Baule de 1990), le tragique du pouvoir (Bérégovoy) ou bien encore la postérité (Mitterrand face à la mort). On apprécie que Dumas, qui voue une véritable vénération à Mitterrand, ne s’interdise pas d’exposer des désaccords politiques (Proche-Orient) ou de mentionner les reniements que produit l’exercice du pouvoir dans la durée (sur certaines valeurs en particulier). Sans vanité, avec réalisme, Dumas administre une magistrale leçon de science politique par l’exemple, en montrant que ce qui prime souvent au pouvoir, c’est son efficacité, et non le principe abstrait du "peuple" dont il tire pourtant toute sa légitimité.

 

Enseignements contemporains

 

A l’heure où le PS hésite entre Martine Aubry, Ségolène Royal, Dominique Strauss-Kahn et François Hollande en tant que candidat à la prochaine élection présidentielle, Roland Dumas livre là des leçons classiques, mais qui méritent d’être rappelées tant leur justesse est démontrée par le parcours et les victoires de Mitterrand : gauche unie dans sa diversité ; courage et détermination politique ; ancrage territorial et programme transformateur. 

 

C’est à ces conditions qu’en 2012, d’autres Dumas occuperont le Quai d’Orsay et d’autres Mitterrand, l’Elysée. "Je crois aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas"