Une étude approfondie du cas de Rétif de la Bretonne, marginal de la république des Lettres et pionnier de la modernité en littérature.

* Cette recension est accompagnée d'un disclaimer, que vous pouvez consulter en bas de page.

 

La thèse que Françoise Le Borgne avait soutenue en décembre 2004, devant l’université de Paris X-Nanterre, récompensée par la mention très honorable à l’unanimité, avec les félicitations du jury, vient de paraître dans un beau volume, digne, par sa typographie et sa reliure, du travail présenté.

Il s’agit en effet d’une étude nourrie d’analyses neuves et fécondes, fondées sur une excellente connaissance de l’œuvre de Rétif, et sur un sujet capital. La critique s’intéresse de plus en plus à cette émancipation de la littérature hors du champ des belles-lettres caractérisé par la référence à quelques genres canoniques. Cette émancipation apparaît dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, avec, pour œuvre emblématique La Nouvelle Héloïse de Rousseau, en 1761, présentée comme un “recueil de lettres” et non comme un roman. À partir de là, de nombreux d’écrivains vont brouiller les frontières des genres établis et ouvrir ainsi un nouveau chapitre de l’histoire littéraire.

Françoise Le Borgne a choisi de centrer son étude sur Rétif de la Bretonne, qu’elle considère à juste titre comme un cas particulièrement représentatif de cette crise des genres littéraires. Par ses origines, sa situation en marge des milieux littéraires, sa volonté de se distinguer de tous les académismes, Rétif offre en effet un terrain d’observation privilégié. Mais son œuvre est immense, et il était sage de renoncer à tout embrasser. En limitant son corpus à La Mimographe, La Prévention nationale, La Malédiction paternelle, Monsieur Nicolas, Le Drame de la vie, Les Nuits révolutionnaires et Ma politique, Françoise Le Borgne a fait un choix judicieux : ce sont là des ouvrages bien propres à illustrer son propos.

Dans son introduction, elle expose clairement sa méthode et ses objectifs. Son étude s’organise autour de deux perspectives : la première, intitulée “L’émergence du singulier” est de nature esthétique ; elle situe la création littéraire de Rétif dans son contexte historique et social. L’accent est mis sur l’importance de la philosophie empiriste de John Locke, source du rejet des catégories classiques, de l’affirmation de la légitimité d’une création originale, étroitement liée à l’individu ; cette importance est particulièrement soulignée à propos de l’écriture de soi ; elle permet de comprendre l’émergence des conditions de possibilité de cette écriture, son lien avec la nouvelle conception du génie et la transgression des canons esthétiques. Elle est aussi à l’origine de l’évolution de la dramaturgie au cours de ce siècle. Le primat du singulier rend problématique l’idée même de poétique. L’œuvre puise désormais sa justification et fonde sa valeur non plus sur son adéquation à un modèle idéal, mais sur sa fidélité à l’expérience qui la sous-tend.

Les différentes œuvres étudiées dans cette partie sont ainsi replacées dans leur contexte philosophique et esthétique. L’analyse de La Mimographe considère la pièce dans son rapport aux autres poétiques théâtrales. Pour La Malédiction paternelle (“Autoportrait de l’écrivain en héros maudit”, I, 2, 3), l’examen des tenants et aboutissants montre bien la cohérence de l’œuvre au-delà de l’informe et du désordre. Nous avons là des pages très riches, auxquelles toute lecture de ce roman doit désormais se référer. De même encore, La Prévention nationale, qualifiée avec justesse de “laboratoire dramaturgique”, est bien située dans la problématique théâtrale de l’époque, en liaison avec les théories et la pratique de Diderot. Une étude précise des variantes (des trois versions de la pièce) permet de comprendre comment le drame exploite la peinture des mœurs offerte par le roman et comment cette influence aboutit à une déstructuration théâtrale. L’auteur nous donne une analyse magistrale de La Prévention nationale (voir le chapitre 3 de la première partie). L’originalité déroutante du Drame de la vie est également envisagée sous cet angle. L’analyse est féconde et éclairante ; elle est la première de cette envergure (surtout si l’on tient compte aussi des considérations de la deuxième partie, chapitre 5, fondées sur la notion de champ littéraire). Le Drame de la vie est assurément la pièce la plus révélatrice de l’accentuation de la crise des genres classiques sous la Révolution.

Françoise Le Borgne montre bien comment l’on passe d’une conception essentialiste à une conception subjective et sociale de la création artistique. L’analyse des rapports entre l’empirisme et l’autobiographie, entre Rétif et les empiristes est tout à fait convaincante. Il y a là des pages neuves et bien argumentées, tant sur Monsieur Nicolas que sur La Malédiction paternelle. Françoise Le Borgne souligne fort justement comment ces deux œuvres (mais aussi L’École des pères) s’inscrivent dans le prolongement des récits d’expérience à la base du discours philosophique d’un Condillac, par exemple. Elle fait judicieusement remarquer que “la narration, dans l’autobiographie rétivienne, apparaît sans cesse menacée par l’inclusion de ‛documents’ supposés authentiques et plus expressifs qu’elle”.

La deuxième partie, intitulée “Les postures génériques dans le champ littéraire”, part d’un examen critique des idées de Pierre Bourdieu, mais en adaptant cette notion de champ littéraire au XVIIIe siècle. Elle permet de comprendre l’évolution de Rétif, à partir du constat qu’il n’est pas reconnu dans le champ littéraire de l’Ancien Régime. “Rétif se forge une posture de génie singulier comme étant la position la plus gratifiante à laquelle il pouvait prétendre dans le champ littéraire”, dit Françoise Le Borgne. Ses analyses montrent les choix stratégiques qui fondent l’évolution de ses pratiques génériques, dans les domaines romanesque et dramatique, avec un dernier chapitre sur la création rétivienne au cours de la décennie révolutionnaire, époque fondamentale dans le processus de décomposition des genres classiques. Se trouvent éclairés, notamment, le rapport de Rétif à Shakespeare (il est significatif que les critiques contre Shakespeare recoupent exactement celles qui sont adressées à Rétif) et le rapport de Rétif à Rousseau : sur ce point, la thèse offre des pages très éclairantes ; elle souligne l’ambivalence de la position de Rétif, qui revendique, contre les institutions, son génie singulier, mais fait de cette revendication une stratégie de conquête du succès littéraire ; l’exemple de Rousseau, à cet égard (la contestation menant au succès) était bien propre à le fasciner.

Il convient aussi de signaler les excellentes pages sur Les Nuits révolutionnaires et Ma politique, où la différence des destinataires (l’opinion publique dans un cas, les instances politiques dans l’autre) explique certains caractères spécifiques des deux œuvres. Le vaste travail de Françoise Le Borgne est complété par une riche bibliographie et un index très utile. Cet ouvrage, écrit avec clarté et élégance, constitue une contribution remarquable à notre compréhension de l’œuvre de Rétif, dont on mesure de mieux en mieux l’importance littéraire et historique.