L’hommage à la mémoire de François Mitterrand fait aujourd’hui partie intégrante de la mythologie socialiste, et même de la vie politique de notre pays.

Honorer cette mémoire, c’est d’abord, bien sûr, commémorer l’anniversaire de sa mort.

Chez les socialistes, notamment parmi leurs personnalités les plus en vue, deux attitudes existent face à cette commémoration devenue rituelle : en être, ne pas en être.

En être, pour manifester que l’on médite le message mitterrandien, complexe et multiforme. Pour s’inscrire dans la lignée de l’ancien Président, et marquer une fidélité dont, en politique comme en amitié, Mitterrand lui-même avait fait l’une des devises de sa vie. Pour revendiquer aussi, parfois, une part de l’héritage, et puiser dans ce passé la force et l’inspiration pour dessiner l’avenir.

Ne pas en être, pour montrer que la préparation du siècle qui commence l’emporte sur la commémoration du siècle qui s’achève, que l’on préfère s’ouvrir à l’avenir plutôt que de s’enfermer dans le passé. Pour se distinguer, aussi, par une absence passant rarement inaperçue. Et, parfois, pour marquer sa distance avec les aspects les plus troubles du passé, du parcours et des deux septennats de François Mitterrand.

En être, ne pas en être – au-delà de ces choix variables, une constante demeure : l’on est sommé de se positionner. Non pas tant d’ailleurs pour être sommairement pour ou contre, mais pour définir, par rapport à François Mitterrand, le socialisme que l’on souhaite incarner.

Si l’anniversaire de la mort donne ainsi lieu à des réactions contrastées, une autre date fait en revanche l’unanimité, au point d’être entrée dans la mémoire collective et d’être même devenue, à gauche, un véritable lieu de mémoire. Cette date qui fait date, c’est, bien sûr, le 10 mai 1981, date de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, ainsi que les journées qui ont suivi, et que le présent numéro de notre Revue commémore à son tour.

Contrairement à janvier 1996, mai 1981 est un anniversaire incontesté.

La gauche vient, enfin, d’accéder au pouvoir. Au terme de longues années d’opposition, un socialiste entre à l’Elysée, portant l’espoir et incarnant le changement. L’alternance, normale dans toute démocratie adulte, est enfin de mise en France. L’alternative semble à portée de mains. Au début du premier septennat, tout semble possible, même de " changer la vie ".

Si mai 81 fait encore sens aujourd’hui, c’est, bien sûr, parce que François Mitterrand fut l’un des rares hommes de gauche dans la France du vingtième siècle à avoir conquis et exercé le pouvoir d’Etat, et qu’il fut même le seul socialiste à avoir été élu Président de la République, cinquième du nom, et ce, qui plus est, à deux reprises. Ces succès électoraux, cette réussite politique au plus haut niveau, sont en soi des motifs suffisants pour des hommages appuyés.

De l’analyse de mai 81 se dégagent aussi d’utiles enseignements sur les facteurs propices à une victoire de la gauche. Même si, bien sûr, rien n’est transposable tel quel de mai 1981 à mai 2012, ni d’hier à aujourd’hui…

On le sait, la victoire de 81 résulte d’abord d’un enchevêtrement de facteurs conjoncturels : de toute évidence, cette actualité-là a pesé.
Il y a la crise, qui a mis fin depuis une dizaine d’années aux Trente Glorieuses et sonné le début de temps difficiles.
Il y a, aussi, les choix tactiques d’une partie de la droite, qui joue " perdant " en pensant faire de la défaite de la droite libérale en 1981 la clé de la victoire de la droite gaulliste en 1988.
Et il y a, bien sûr, un désamour pour le président sortant : Valéry Giscard d’Estaing avait été élu pour son dynamisme, sa jeunesse et sa volonté de réformes. Pourtant, les résultats ne furent pas au rendez-vous, en particulier sur le plan économique et social. Et " VGE " n’aura pas toujours évité, dans son style de gouvernement, sa propre caricature ; surtout, il aura singulièrement brillé dans l’affaire des diamants, avec l’aide il est vrai de ses propres alliés politiques.
En un mot comme en mille, à la fin du septennat giscardien, la droite est à bout de souffle, et elle apparaît éclatée entre ses diverses tendances, que le président sortant ne parvient plus à fédérer.

Pourtant, mai 1981 ne découle pas seulement d’une juxtaposition d’échecs, ni d’une addition de déceptions : jamais en effet la victoire de la gauche n’aurait pu résulter mécaniquement du seul rejet de la droite.

Si le mois de mai 1981 résonne encore si fortement dans les cœurs du peuple de gauche, si le printemps de 81 peut encore être pour nous une source d’inspiration, c’est bien parce qu’il nous en dit long sur ce que doit faire et, plus encore, sur ce que doit être la gauche pour mériter la confiance des Français. C’est aussi parce que mai 81, impossible sans Mitterrand, ne peut se résumer à lui, et le dépasse en partie.

Mai 81 fut la victoire d’une gauche ancrée dans le passé, en phase avec le présent et ouverte sur l’avenir. D’une gauche soucieuse, aussi, d’élever l’homme par la culture et l’éducation. D’une gauche, enfin, en harmonie avec les aspirations profondes du pays.

L’ancrage dans le passé, c’est le goût de la culture, l’étude de l’Histoire de France, l’amour des lettres et de la langue françaises – qui sont, rappelons-le au passage, les premiers ingrédients d’une identité nationale ouverte et généreuse. C’est, aussi, un rapport charnel à la France, dont le candidat a, tout au long de sa vie, rencontré les citoyens, visité les villes, parcouru les cantons et les villages, goûté les mets et les vins, et apprécié les savoir-faire. C’est enfin la référence constante aux grandes figures socialistes, à l’héritage de Jaurès, de Blum et de Mendès France, fièrement revendiqué.

A partir d’Epinay, le Parti socialiste renoue le lien avec les intellectuels, les chercheurs, les créateurs, les artistes : un souffle nouveau anime la gauche, inspirée par une société civile qui a des choses à dire et demande, en conséquence, à avoir voix au chapitre. D’où un projet en phase avec le présent. D’où un PS qui se fait l’écho des aspirations du moment, d’un air du temps qui est à plus de liberté, et à de nouvelles libertés. C’est la décentralisation, la défense des libertés publiques, le combat pour le pluralisme des médias, l’indépendance de la justice, la dépénalisation de l’homosexualité, l’abolition de la peine de mort : autant de choix de civilisation venant traduire, entre autres, des aspirations qui en mai 68 n’avaient pu trouver de débouché politique.

Et puis, il y a l’élan vers l’avenir. Avec un projet de transformation économique et sociale qui, il est vrai, s’avérera en partie irréaliste. Avec une mobilisation de la jeunesse, dont Mitterrand aimait à dire qu’" une société qui la matraque a toujours tort quand elle n’a pas su lui ouvrir les portes de l’Histoire ". Avec l’arrivée au pouvoir d’équipes où se côtoyaient, dans un bon équilibre, hommes et femmes d’expérience et générations nouvelles. Avec, enfin, la volonté d’" une France ouverte sur le monde " sur laquelle s’ouvrent les 110 propositions, et l’affirmation d’une Europe indépendante.

Parler aujourd’hui de mai 81, c’est donc rendre hommage à une gauche ayant su mettre l’éducation et la culture à l’honneur. Une gauche victorieuse, car porteuse d’espoir et de changement. Une gauche pour qui l’avoir n’est pas une raison d’être, et qui se méfie des puissances de l’argent, " l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ". Une gauche qui respecte aussi l’immatériel, avant que la Rolex ne devienne la première unité de mesure de la vie réussie.

C’est en ce sens que, grâce à une certaine façon d’être au monde, grâce au souci de parler au cœur comme à la raison, mai 81 restera dans l’Histoire comme la victoire des " forces de l’esprit ".


Matthias Fekl, adjoint au maire de Marmande, vice-président du conseil régional d’Aquitaine