Une visite guidée bien menée au cœur des logements collectifs de la région parisienne.

Par sa scénographie plus que par son contenu, l’exposition "Vu de l’intérieur - Habiter un immeuble en Île-de-France, 1945-2010" organisée récemment à la Maison de l’Architecture en Île-de-France pouvait décevoir. Trop livresque, elle obligeait le visiteur à littéralement se "mettre à table" devant une série de nappes où étaient imprimées d’inquiétantes masses de texte. Paradoxalement, au sein de cet espace, on pouvait rester sur sa faim : aucune maquette à se mettre sous la dent… Mais l’honneur est sauf puisque, a contrario, le catalogue qui documente cet événement est un très bel objet, tout à fait passionnant.
D’une certaine manière déjà-là, atomisée sur les tables de l’espace d’exposition, cette publication condense de nombreuses analyses qui, une fois n’est pas coutume, présentent l’architecture depuis l’intérieur. L’approche est suffisamment rare pour qu’on prenne la peine de la saluer.
Avec les premiers fonctionnalistes, on aime à répéter souvent que l’intérieur d’un bâtiment est censé "parler" en façade. À l’inverse, cette fois contre ces mêmes fonctionnalistes, on soutient qu’il peut aussi y avoir un hiatus important, et par là même intéressant, entre intérieur et extérieur d’un bâtiment. Toujours est-il qu’on aborde prioritairement l’architecture par l’extérieur, par ses façades ou ses structures apparentes. Jamais en premier lieu par ses intérieurs. Cette publication tâche précisément d’inverser la vapeur.
Avec elle, entrons dans l’épaisseur de l’architecture.

Confort à tous les étages

L’ouvrage s’ouvre sur un texte de Monique Eleb intitulé "Lieux, gestes et mots du confort chez-soi" qui tente de rompre avec l’indétermination qui accompagne habituellement cette notion ambiguë, le confort. L’auteur s’empare avec brio de ce concept complexe et montre comment de subjectif et qualitatif, il est devenu quantitatif, objectif et même mesurable, coïncidant progressivement avec des propriétés voire des équipements particuliers du logement contemporain. Le sentiment d’habiter, précise-t-elle toutefois en mobilisant Lefebvre et Mauss, reste et restera toujours "un fait de culture" fluctuant avec les mœurs.
Des premiers immeubles HBM   aux récentes normes conçues pour les personnes handicapées, l’histoire du logement est ainsi passée au peigne fin. En convoquant une iconographie de grande qualité, Monique Eleb rapproche certains faits historiques avec des tendances contemporaines et vice versa. Ces allers-retours réguliers ont le mérite de placer l’actualité des constructions dans une perspective qui fait sens. Vue depuis la salle de bain ou depuis la cuisine, ces lignes de fuite varient – la configuration et le statut de chaque pièce de l’appartement moderne étant modelés, au coup par coup, par les divers changements qui affectent nos modes de vie : accélération des repas, augmentation du temps de présence du jeune adulte au sein du foyer familial, etc. À chacune de ces "pièces charnières" du chez-soi, l’ouvrage consacre un encart précis.

Ces formes utiles

Viennent ensuite les "Croisades domestiques" de Lionel Engrand, un texte tout aussi brillant qui se charge d’expliciter l’évolution de ces arts qu’on a dits "ménagers".
Nourrie par de nombreuses enquêtes réalisées en France au cours de la seconde moitié du XXe siècle, par l’étude de certains films et de la culture populaire en général (presse quotidienne, chanson à texte, etc.), cette étude s’inscrit plus directement dans l’histoire du design.
Lionel Engrand revient ainsi sur la naissance du Salon des Arts Ménagers, créé en 1923 par le physicien et sénateur de gauche Jules-Louis Breton et accessible au grand public jusqu’en 1983. L’auteur nous rappelle (l’a-t-on vraiment déjà su un jour ?) que cette grande messe parisienne, qui fut pour l’équipement domestique un équivalent du Salon de l’Automobile, s’est longtemps imposée comme un "programme d’éducation populaire" plus que comme une foire commerciale. Du maître de maison "souffrant" de l’émancipation de ses domestiques au jeune couple accédant enfin à la propriété ou investissant simplement un nouveau foyer et se questionnant quant à son aménagement, l’idée du Salon était d’inculquer à la foule des habitants, sans distinction de classe, des notions telles que "le Beau" – ni plus ni moins !
Face à la masse grandissante des logements standardisés, tous identiques, il s’agit également d’inviter les visiteurs à un aménagement plus personnel de leur habitat. Pendant de nombreuses années, des ateliers bricolage seront ainsi organisés lors du Salon et des fiches techniques publiées dans la revue associée.
C’est à Paul Breton, le fils du précédent Jules-Louis, que l’on doit la plupart de ces initiatives. Celui-ci prend la direction du Salon dès 1929 et y injecte tout son dynamisme. C’est également avec lui qu’au début des années 50, deux institutions majeures de ce que l’on n’appelle pas encore le design verront le jour : les fameuses Formes Utiles et le non moins important Institut d’Esthétique Industrielle de Jacques Viénot.

Invitation à l’intrusion

Ces deux textes, très bien ficelés, font un peu d’ombre aux derniers essais de l’ouvrage, plus faibles, moins percutants. D’une part, "Modes constructifs et valeurs d’usage : une histoire française" de Thierry Roze soulève des considérations particulièrement techniques et le lecteur devra s’accrocher s’il veut en venir à bout. D’autre part, dans "Fortunes, infortunes de quelques types et figures de la ville dense", Sabri Bendimérad s’échappe souvent des intérieurs de l’architecture pour penser la congestion de la ville et son texte s’insère finalement assez mal dans la continuité des précédents.
Heureusement, l’ouvrage ne se referme pas sur ces impressions mitigées. Après ces détours historiques et théoriques plus ou moins bien menés, Vu de l’intérieur consacre un grand nombre de pages à l’analyse précise d’importantes constructions érigées à Paris ou en région parisienne.
Des années 1940 à nos jours, quarante-quatre réalisations signées par des architectes de renom et d’autres moins connus sont explorées depuis leurs moindres détails jusqu’à leur configuration générale. Réalisé par Raphaël  Salzedo, un important travail photographique a permis tantôt de pallier aux lacunes des archives, tantôt de pénétrer à nouveau dans des bâtiments historiques pour voir comment ont évolué leurs aménagements intérieurs, tantôt d’entrer pour la première fois dans des "opérations" récemment achevées et tout juste investies par les habitants. Rarement mis en scène, ces clichés montrent la réalité de l’habiter sans la farder : kitsch de certains salons saturés de babioles ou ascétisme d’autres espaces de vie, presque vides, avec quelques touches de design, des références bien placées qui trahissent le statut de ces habitants qui vivent, en toute conscience, dans du Pouillon, du Bofill ou du Nouvel.
Ainsi, ce Vu de l’intérieur nous met dans la peau d’autres habitants et nous amène à porter plus d’attention sur un "chez-soi" personnel que l’on croit connaître par cœur et dont la complexité est en réalité souvent occultée par mille habitudes et réflexions quotidiennes. Ouvrons donc cet ouvrage, consultons-le avec attention et redécouvrons l’architecture à travers nos façons d’habiter