Un important ouvrage consacré au dessinateur de caractères, Roger Excoffon, célèbre, avec l'aide de nombreuses archives inédites, le talent de celui qui «fit» la typographie française de l’après-guerre et signa de nombreux alphabets au succès international. 

 

Il n’y avait qu’à constater avec quelle régularité le travail de Roger Excoffon était exhumé, honoré ou célébré que ce soit par des rééditions de ses alphabets ou par des articles dans les magazines internationaux, pour se demander, légitimement quand un ouvrage allait, enfin, étudier cette légende typographique. En effet, jusqu’alors, peu de publications étaient consacrées à celui qui «fit» la typographie française de l’après-guerre. 
On pouvait s’attendre à un ouvrage au décalage calculé, qui aurait célébré ce chantre de la typographie gestuelle et dont les lettres pouvaient être rapprochées des oeuvres de Georges Matthieu ou de Hans Hartung. Il était tout aussi possible de craindre la somme académique qui, étouffant d’analyses pointues, ne se serait adressé qu’à un public de spécialistes. Enfin, on attendait qu’un éditeur tel que Taschen publie en fac similé l’intégralité des spécimens de caractères de la Fonderie Olive, dont Excoffon fut le directeur artistique, le tout accompagné d’un texte traduit en 4 langues. 
Sandra Chamaret, Julien Gineste et Sébastien Morlighem ont fait bien mieux que toutes ces hypothèses réunies et leur ouvrage, «Roger Excoffon et la fonderie Olive» est une prouesse et un modèle. 
 
 
Entreprise typographique
 
En 300 pages, ils content plusieurs histoires entremêlées dont chaque auteur assure une partition. Tous les trois graphistes et amateurs de recherches typographiques ils abordent le sujet avec une fraîcheur et un ton jusqu’alors inédits qui les entraînent à aborder cette histoire tour à tour sous un angle industriel, artistique et humain. Là où, pour certains, la typographie n’est qu’une affaire de formes et de fonctions, Sandra Chamaret, en introduction plante le décor provençal de l’action dès l’introduction : «il convient néanmoins de situer l’apport d’Excoffon dans son contexte historique et industriel, puis de préciser la stratégie de l’entreprise et son évolution maîtrisée». La typographie attendra, nous parlerons d’abord affaires et surtout, bonnes affaires. Car en effet, la petite entreprise marseillaise, dont le métier est la fabrication d’alphabets de plomb pour l’imprimerie, somnole lorsque le fils Olive, Marcel, en prend la direction en 1938. Cet autodidacte peu porté sur les études, se passionne pour la conception des caractères et dépose très tôt des brevets de modèles à son nom. Ambitieux de coller à l’air du temps et donc, à la demande des imprimeurs, Marcel Olive attendra la fin de la guerre pour donner «un nouveau départ» à l’entreprise familiale. Le paysage typographique français est alors dominé par la fonderie parisienne Deberny & Peignot dont les alphabets à succès assurent de confortables revenus leur permettant de s’adjoindre les services des grands graphistes du moment : A.M Cassandre, Marcel Jacno, Maximilien Vox puis, dans les années 1950, Adrian Frutiger. 
 
Cette introduction d’une quarantaine de pages n’élude aucun détail pratique de cette industrie, ettayé par les témoignages inédits d’ouvriers de la fonderie qui décrivent avec précision l’organisation de l’entreprise et du travail du métal, qui dressent l’inventaire des machines nécessaires à la fabrication des alphabets, «les fondeuses», leur productivité ainsi que les horaires de travail qui y étaient observées, «55 heures par semaine, dont 5 heures le samedi», sans oublier les «primes versées en fonction de la production». Qu’on ne s’y méprenne pas, c’est bien d’une entreprise dont on raconte l’histoire. Haletante, cette histoire connaîtra un nouveau souffle avec l’arrivée d’Excoffon, dont la soeur est l’épouse du patron. Ouverture d’un service commercial basé à Paris, doublement de son capital et élargissement du nombres de ses associés... la fonderie Olive prépare sa mue tant commerciale qu’artistique. Cette dernière n’est jamais distincte de la première et le perpétuel échange entre ambition créatrice et nécessité économique est le fil rouge (inédit) de cet ouvrage sur la typographie. Comme Excoffon le déclare lui-même, dans un entretien donné dans les années 1950 et fourni par les archives familiales (le livre fourmille de ces précieux témoignages) «L’industriel, plus qu’un écrivain est directement intéressé par la typographie. Il veut savoir comment portera l’argument, le slogan qu’il imprime». C’est guidée par cette saine équation que se développera la création de caractères chez Olive. Le décor est planté. L’aventure peut commencer. 
 

Recherche en paternité
 
L’ouvrage s’organise ensuite en une série de monographies consacrées chacune à une famille de caractères présentées de façon chronologique. Ainsi est raconté la genèse, le développement, les hésitations et la commercialisation de chaque alphabet produit entre 1946, avec Le  Chambord et 1971, avec l'Antique Olive. Cet exercice monographique, qui peut sembler de prime abord fastidieux est, bien au contraire, intelligemment divertissant. Gineste et Morlinghem s’en partagent la majeure partie et leurs plumes s’animent au moment de décrire les formes typographiques et les subtilités invisibles à l’oeil profane. Issus de l’Ecole Estienne où ils ont été formés à la création de caractères, ils n’ignorent aucun éléments des détails de fabrication et explicitent avec précision les relations ténues entre contraintes techniques et dessin du caractère. Cependant, la description n’est pas l’unique qualité de leur travail car souvent, c’est aussi dans une enquête que le lecteur est emporté. Appuyés par un impressionnant volume d’archives certainement toutes inédites, ils dénouent avec clarté la paternité de certains alphabets qui étaient jusqu’alors, volontiers attribués à Excoffon. C’est d’ailleurs par cet exercice que s’ouvre les monographies, avec le Chambord, famille de caractères «développée par Roger Excoffon» mais dont les racines puisent dans une famille, «Cabourg» dessinée et déposée sous forme de brevet par Marcel Olive, quelques années plus tôt. Ce premier chapitre est aussi pour les auteurs l’occasion de revenir sur la motivation de l’entreprise pour un tel caractère. La fonderie Olive qui sera, à l’aube des années 1970 à la tête d’un catalogue impressionnant de «hits» typographique, est aussi une entreprise dont la politique commerciale agressive motive bien souvent les créations. Ainsi, pour le Chambord, le projet était de proposer un caractère qui «concurrence le Peignot, de Deberny et Peignot, dessiné par Cassandre». Ce premier succès de la fonderie Olive rendra les relations avec la fonderie parisienne tendues. Ce même opportunisme commercial confinera parfois à l’espionnage industriel. Plus tard, le Banco, alphabet qui connaîtra un succès mondial durant plusieurs décenies, doit sa gestation à la publication d’une interview du typographe Marcel Jacno dans une revue spécialisée, en 1950. Ce dernier, au service de Deberny et Peignot, y annonce la sortie d’un alphabet, le «Jacno» l’année suivant. La petite photo qui illustre l’entretien montre Jacno à sa table de travail. Excoffon l’observe à la loupe et en élucide le dessin du Jacno. Il propose à Olive un alphabet de la même «famille», à savoir une scripte épaisse, conçues pour des utilisations publicitaires, des enseignes etc. Marcel Olive répondit «Banco» à son projet, à condition de sortir ce caractère dans les deux mois, afin de prendre de cours le rival parisien. S’en suivra un impressionnant succès qui éclipsera le Jacno et qui deviendra un élément visuel des années 1950 et 1960, synthétisant, avec la coupe trapézoïdale de ses fûts, «le design français de l’époque, avec Jean Prouvé et Matthieu Matégot». C’est d’ailleurs certainement en pensant à l’architecte lorrain, qu’Olive communiquera sur le Banco en ces termes «Métal conscient des mots». 
 
L’aventure du «Diane», anglaise à multiple boucle, comme l’originalité du «Calypso», caractère volontiers «op-art» sont tout aussi précisément racontées, mêlant le récit des circonstances qui ont marquées leurs créations et la description érudite des avancées formelles qu’Excoffon sut imposer à des caractères très largement diffusés.  Ces deux exemples offrent l’occasion de souligner les prouesses techniques que les dessins d’Excoffon imposaient aux fondeurs. En effet, le matériau est fragile, il casse facilement si le trait est trop fin et l’imbrication des caractères entre eux posent d’inextricables problèmes, particulièrement pour les caractères inclinés, comme le «Diane».
 
 
Avec l’ultime famille de caractères, «le Nord», (caractère dans lequel, notamment, les logos d’Air France ou de Michelin seront composés), se clôt en 1970 la collaboration entre Excoffon et la fonderie marseillaise. Excoffon, qui a créé sa propre agence de publicité compte parmi ses clients de nombreuses grandes entreprises françaises auxquelles il consacre dorénavant la majeure partie de son temps. Cette date marque également la fin de la production de caractères en plomb, technique héritée de l’invention de Gutemberg, cinq siècles plus tôt. Bousculée par la photocomposition, le «plomb» se meurt et, avec lui, les entreprises, telles qu’Olive, qui n’ont su opérer leur mutation technologique à temps. Roger Excoffon s’essaiera, et c’est le dernier chapitre, au dessin de caractères pour la photocomposition. La Fonderie allemande Berthold, lui passe commande au début des années 1970. Excoffon s’attelle à la réalisation d’un alphabet «de labeur», c’est-à-dire destiné à la composition de textes. Le défi que se lance celui qui fut, durant deux décennies, le pape des caractères destinés au titrage ou à la publicité, est compliqué par une nouvelle méthode de travail dictée par la nouvelle technique et l’éloignement de la fonderie berlinoise. 
 
Mais, en 1976, Berthold, décidera brutalement de stopper net les recherches autour de ce projet. Excoffon restera donc ce créateur qui fit faire au plomb des miracles esthétiques. Cet ouvrage, dont la riche iconographie documente chacune de ses prouesses, en est la bible