Lire, au travers des usages de Sade dans les textes philosophiques du XXe siècle, une certaine approche du fascisme ou de la perversion.
 

Apollinaire écrivait du marquis de Sade (1740-1814) : “Cet homme qui peut ne compter pour rien durant tout le XIXe siècle pourrait bien dominer le XXe.” Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade, ce philosophe des Lumières, au sérieux ? Mais aussi comment ? Enfin, pourquoi ce siècle-là ? Tel est l’objet de cet ouvrage, si l’on veut bien entendre qu’il s’agit bien de référer à un XXe siècle de littérature ou de culture essentiellement française. Encore aurait-il convenu de s’interroger, au moins pour conclure, sur la disparition de cette référence massive à Sade depuis le début du XXIe siècle.

Pour offrir au lecteur une visée générale du problème, l’auteur n’a pas tort de lister d’emblée quelques perspectives dont on retrouve l’amplification au cours de l’ouvrage : effroi devant Sade, criminalisation de Sade, prise en compte de son importance philosophique, rôle soudain émancipateur conféré au sujet pervers, irruption de la pulsion de mort comme axe de l’histoire des hommes… autant d’entrées (contradictoires) possibles dans la masse des ouvrages du divin marquis. Mais si l’on tient compte de toutes les versions envisageables de Sade, cela oblige aussi à souligner que le travail historique de la lecture des textes consiste à dévorer, régurgiter, reconfigurer le passé textuel, en le réordonnant au présent, surtout lorsqu’une œuvre a été durablement recouverte de silence, un silence éloquent, au demeurant, puisqu’il a consisté à confondre longtemps Sade et le sadisme. Autrement dit, cet ouvrage offre deux fils conducteurs pour un même exemple. Concentrons-nous cependant plutôt sur le premier d’entre eux.

Le XXe siècle, en effet, accueille Sade avec sérieux, non sans le classer au nombre des victimes de la censure et de l’arbitraire. Il le lit, en découvrant dans ses textes les thèmes de la sexualité, du corps, de la jouissance, de l’érotisme et de la perversion. Mais pour le lire, il faut qu’il soit édité. Ce sera fait (à nouveau), durant la première moitié du XXe siècle, bientôt grâce à Maurice Heine et Gilbert Lély. Rapidement, viendront les premières interprétations : Klossowski, Georges Bataille. On passe alors de l’ignorance à la sanctification, quoique ces “premières” lectures philosophiques aient le mérite de dépasser les lectures encore trop “poétiques” de Guillaume Apollinaire ou de Jean Paulhan.

En effet, tout change ou a changé en trois dates. Avec les années 1947-1950, ce ne sont plus les poètes, les écrivains et les romanciers qui sont au premier plan de la scène sadienne, mais les philosophes. “Prendre Sade au sérieux, écrit alors l’auteur, signifie tout simplement que Sade nous concerne tous, qu’il est notre réel, qu’il convient de regarder en face.” Successivement, Klossowski, Bataille, Maurice Blanchot, Yvon Belaval, Maurice Nadeau, mais aussi de culture allemande, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, ainsi que Jean Genet prennent une certaine mesure du texte sadien. Puis, à partir de 1961, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Lacan… s’attaquent à Sade, au point de susciter la méfiance d’Hannah Arendt, par exemple, pour cette fascination des intellectuels français par Sade. “C’est un Sade d’une ambition inouïe, précise l’auteur, qui surgit. Ambition philosophique, ambition politique, ambition historique, ambition esthétique qu’on retrouve de manière parfois contradictoire, mais en fait structurellement très homogène (chez la plupart d’entre eux).” Se mesurer à Sade n’est d’ailleurs pas une opération qui laisse indemne. Enfin, en 1967, Roland Barthes, Philippe Sollers et Klossowski, qui revient sur la scène avec une autre optique, produisent une nouvelle perspective qui ferme ce siècle, non sans le reconduire à son commencement.

On l’aura compris l’ouvrage se distribue selon cet ordre chronologique. Mais il faut entendre aussi que ce même ordre est ceinturé, en quelque sorte, par le film de Pier Paolo Pasolini (autre rare “étranger” de l’ouvrage) : Salo ou les 120 Journées de Sodome (1975). Le film est d’abord conçu comme un dispositif qui fait du réalisateur le régisseur d’une scénographie sado-fasciste. Et s’il construit une analogie entre Sade et le fascisme, confrontée à un système de résistance (dans l’image même), ce n’est pas sans transmuer le regard des maîtres en celui du spectateur médusé de la tuerie sadique qui clôt le film. Par la fascisation de Sade, dont on peut trouver les prémices chez Adorno (la mise en relation du monstrueux avec l’infrastructure morale des sociétés européennes), tout à coup, Pasolini pousse sa thèse si loin que Barthes, Foucault, Deleuze n’ont que des réactions négatives. Et l’auteur de conclure : “D’une certaine manière, Pasolini, parce qu’il a pris au sérieux ce sérieux avec lequel on s’était mis à lire Sade, clôt paradoxalement la séquence qui nous intéresse.”

Or, effectivement, toute la modernité dont l’auteur nous parle s’emploie à renverser l’hypothèse en question, laquelle identifie Sade et le fascisme en les renvoyant tous deux au rationalisme formaliste bourgeois qui réifie l’humain, à un pur fonctionnement rationnel et formel des rapports humains, même si, à d’autres égards, Sade dévoile aussi la dynamique de la jouissance qui se trouve au fond du couple domination-servitude. Elle veut conférer à Sade un autre destin, celui de devenir la clé de l’anti-hégélianisme.

Quelques mots de détail donc. Pour la période centrale de l’ouvrage, la tendance commune est à la tentative de dénazifier Sade. Le dénazifier puisque, dans l’immédiat après-guerre, il est devenu l’emblème qui sert à figurer l’horreur nazie (de Adorno donc à Pasolini). À ce processus de dénazification d’ailleurs bien d’autres que les lecteurs de Sade participent, puisque Hannah Arendt en explicitant la “banalité du mal” vise aussi à dégonfler les prestiges imaginaires du nazi ; Lacan reconduit le nazisme à l’obéissance impersonnelle du bureaucrate ; comme, plus récemment, Claude Lanzmann (Shoah) dissocie l’horreur du trouble pathétique de son image (et neutralise le rapport pervers à l’image). Foucault conclura en précisant que “le nazisme n’a pas été inventé par les grands fous érotiques du XXe siècle, mais par les petits-bourgeois les plus sinistres […]”.
Et l’auteur de détailler les lectures successives de Foucault (“la folie, absence d’œuvre”), Lacan (et le kantisme extrême de Sade), Deleuze (et l’irruption de Sacher-Masoch dans le débat) que nous ne reprenons pas ici. Ce sont alors d’autres généalogies qui se constituent. Et de très belles pages qui se donnent à lire sur des ouvrages célèbres.

La thèse est évidemment précieuse. Elle organise moins sa réflexion, on l’aura compris, autour de l’œuvre de Sade, qu’autour de la lecture de ses ouvrages, montrant que, tout au long du XXe siècle, le nom de Sade a opéré sans cesse un déplacement de sa propre charge de violence jusqu’à en obtenir une sorte de prestige conceptuel déplaçable en fonction des perspectives choisies par les auteurs : aristocratie, Révolution, cruauté, sexualité, langage, perversion, domination… On pourrait évidemment ajouter à cette liste d’autres thématiques plus secondaires : Sade et la pitié, Sade et la fraternité, Sade et les normes…
L’ouvrage nous place devant un travail précis, une somme en quelque sorte, tissée autour d’une lecture minutieuse des ouvrages référés. Mais une somme qui est vouée à tisser les réseaux constitutifs de la réception de l’œuvre de Sade, ainsi que de son usage chez les philosophes. On en retiendra au moins que Sade a pu servir deux “traditions” différentes, celle de la valorisation de l’émancipation et celle de l’étude du fascisme. Ce qui implique un Sade adulé et un Sade exécré. Encore les deux peuvent-ils cohabiter, ce que montre clairement l’œuvre de Foucault.

L’ouvrage pourrait à l’occasion susciter l’envie de lire ou de relire l’œuvre de Sade, de nos jours. Il pourrait donner au lecteur le courage de l’effroi suscité par cette œuvre. Dans le même temps, il devrait susciter le désir de répondre à la question laissée en suspens : pourquoi donc Sade n’est-il plus une référence pour notre époque ?

Cela étant, précisons encore qu’il ne s’agissait évidemment pas, pour l’auteur, de dessiner un panorama exhaustif des lectures de Sade au XXe siècle. Un tel travail a d’ailleurs déjà été entrepris par d’autres auteurs. Éric Marty, par ailleurs, spécialiste de l’œuvre de Roland Barthes, y renvoie volontiers. Mais son entreprise est autre. Elle a consisté surtout à mettre en avant une partie de ces lectures, en choisissant celles qui disposaient d’une puissance singulière d’engendrement (celles des années 1950-1960).