Sans jamais renoncer face aux complexités de la pratique théâtrale, Jean-Pierre Ryngaert défriche le champ du faire théâtral et dépoussière les idées reçues. Un ouvrage de référence.
Ouvrage de référence édité pour la première fois en 1985, Jouer, représenter se présente comme un manuel à la fois pratique et théorique sur le jeu théâtral.
La démarche de Jean-Pierre Ryngaert part du constat de l’absence de connaissance réelle des formations de jeu et des clichés véhiculés sur le théâtre en général dans la vie commune. En opposition à ce flou intellectuel, il propose de passer par l’analyse précise du déroulement des ateliers de pratique théâtrale : le but est de mieux cerner cet "espace de l’entre-deux" qu’est le jeu.
Tout au long de l’ouvrage, Jean- Pierre Ryngaert définit un théâtre des "petites musiques" qui se veut constamment en mouvement et qui s’occupe plus du faire que de l’accomplissement. Car le choix de l’étude des ateliers de pratique (pour la plupart amateurs et venant de sa propre expérience de "joueur" ou de directeur) lui permet de définir un théâtre de l’essai, du faire et du mouvement. Un théâtre ou "l’achèvement du travail (toujours provisoire) est une éventualité, pas une exigence qui impose la dictature de résultats visibles". Partant de ce postulat que le théâtre est un processus de travail toujours en train de se faire, il redétermine la relation au jeu et à l’espace que ce dernier révèle. S’appuyant sur les réflexions de Winnicott, il insiste sur l’espace du jeu comme "irremplaçable espace intermédiaire". Car le jeu possède un espace-temps propre : ni réalité psychique intérieure, ni réalité extérieure, il est une zone intermédiaire et donc du possible. Ce n’est pas une zone magique qui menacerait de folie l’acteur fébrile mais un espace d’expérimentation du réel. Le faire est donc pour l'acteur une pulsion de vie, une création inhérente au fait de vivre, un mécanisme qui "permet à l’individu l’approche de la réalité extérieure". Ainsi le jeu est en amont du théâtre comme expérience fondatrice de l’individu. Il définit l’espace du théâtre, qui est avant tout un processus d’expérimentation de l’entre-deux.
Partant de cette redéfinition, l'auteur analyse les mécanismes et les déroulements des ateliers en suivant une démarche empirique : par l’observation des comportements il dessine sa théorie. L’ouvrage se présente donc en petits chapitres très découpés où il décortique chaque moment : de l’entrée dans l’atelier à la manière de diriger en passant par les attitudes face aux propositions (inhibition, cabotinage) ou par les différentes possibilités d’improvisation.
Au fil de l’ouvrage, sa réflexion sur le théâtre comme processus l’amène à considérer le difficile équilibre entre un cadre (consigne de jeu, schéma de représentation, exercice figé, fil rouge d’atelier) et une certaine fraîcheur (improvisation, liberté de l’acteur, jeu dans le présent). Mais loin de trancher et de proposer une attitude à suivre, son observation pointe les limites de chaque solution radicale plus qu’elle n’en favorise une. S’appuyant sur sa définition du théâtre comme art de l’essai, il valorise l’abondance des tentatives et des recherches de solutions comme garde-fou pour les excès ; cela permet en effet de garder une relation d’intérieur à extérieur qui est pour lui le fondement du jeu. Ainsi, parlant de l’improvisation, il définit celle-ci comme le rapport d’un sujet à un objet étranger : elle consiste en un travail avec un donné et non en l’expression narcissique de soi. Conscient de la difficulté de l’exercice, Jean-Pierre Ryngaert propose de faire avancer une improvisation par touches et par échos (changement d’espace, de directive) qui permettent de progresser pas à pas.
Ce petit livre progresse finalement au rythme de la vision de l’atelier théâtral qu'il défend. Il s’attarde sur chaque moment de l’atelier, sur chaque risque et excès de la pratique du jeu, sur chaque question que soulève ce moment. S’appuyant sur maints exemples et restant lucide sur les présupposés de sa démarche, Jean-Pierre Ryngaert nous livre un ouvrage qui est autant un guide pratique qu’une réflexion théorique. Par le sérieux et l’humilité de sa démarche, il met la rigueur de la réflexion universitaire au service de la pratique de l’art qu’il étudie. Pointant les enjeux sociaux et l’expression des signes des classes sociales dans cette pratique, il définit le jeu comme s’élaborant dans la vie personnelle et communautaire. Un jeu au service d’un théâtre où tout l’individu est convoqué, un théâtre qui nous réconcilie avec ce que nous continuons à ignorer : "l’instant dans ce qu’il a d’unique et que nous ne savons pas vivre comme tel"