Auteur de huit romans, un livre de voyages et un recueil de contes, Santiago Gamboa est devenu un écrivain célèbre et important sur la scène littéraire colombienne et hispano-américaine des quinze dernières années. Né à Bogota dans les années soixante, il commence ses études de lettres en Colombie à l’université Javeriana. Puis, il arrive à Madrid, où il obtient une licence en philologie hispanique de l’université Complutense et poursuit ses études à Paris, ville qui servira de cadre à l’un de ses romans les plus importants, Le syndrome d’Ulysse, publié en 2005 et traduit en français en 2007. Les voyages, les personnages obsédés par des crimes, la solidarité, l’amitié et l’érotisme font partie de son monde fictionnel. Le rôle de l’écrivain latino-américain dans le monde actuel est au centre de ses préoccupations. C’est dans le cadre du festival littéraire Les Belles Étrangères 2010 que nous avons rencontré l’écrivain et journaliste colombien.


Nonfiction.fr : Pourriez-vous nous dire quelques mots à propos du festival Les Belles Étrangères ? Qu’est-ce qui vous a conduit à y participer ?

Santiago Gamboa : J’ai accepté une invitation qui m’honorait car je sais que le festival littéraire Les Belles Étrangères est probablement le plus important en France, avec le Salon du livre et le festival de Saint-Malo – celui de littérature d’aventures. Disons qu’il est le plus grand parce qu’il se réalise dans tout le pays. En outre, d’après ce que je sais, c’est la première fois que la Colombie est l’invitée d’honneur. Il me semble aussi très flatteur de faire partie de ce groupe d’écrivains qui m’accompagnent, puisque ce sont tous des auteurs que j’apprécie beaucoup. Je suis donc très content.

Nonfiction.fr- Un article, paru le 8 novembre dans la revue colombienne Semana, fait allusion à une polémique autour du documentaire ¿Qué tal Colombia? réalisé et conçu par les organisateurs du festival. Certains écrivains pensent que celui-ci met trop l’accent sur le thème de la violence. Quel est votre avis sur cette polémique ?

Santiago Gamboa : Je pense que ce documentaire veut montrer surtout cet aspect de la Colombie. Il s’agit d’un regard typiquement européen ou français. En Europe, et en particulier en France, il existe une sorte d’image toute faite de tel ou tel pays ou de telle ou telle région et alors, lorsqu’on fait un documentaire sur ce pays ou cette région on cherche à satisfaire cette image préconçue. Par exemple, si nous avions été des écrivains palestiniens, les Français auraient sans doute voulu présenter l’écrivain palestinien comme victime,  spoliée, expulsée, dont les parents ont été assassinés, etc. Voilà le stéréotype qui leur conviendrait. Dans notre cas il s’est passé une chose similaire. Ils avaient cette vision de la Colombie et ils voulaient la propager. Concernant les entretiens, je connaissais seulement le mien, évidemment, et cet entretien avait porté sur des questions essentiellement littéraires. Alors bien sûr mes réponses sur la littérature ne correspondaient pas à l’image qu’ils voulaient transmettre dans ce film. Résultat : j’apparais très peu ! Mais il faut reconnaître qu’ils l’ont fait de bonne foi. C’est-à-dire qu’ils ont fait tout ce travail parce que le sujet les intéressait véritablement et pensaient faire quelque chose de bien, de positif. Ceci dit, je ne crois pas que les écrivains aient l’obligation de parler seulement des aspects positifs d’un pays. En fait, la littérature et l’art posent en général leur regard sur les choses difficiles, les contradictions sociales et, dans ce cadre, présentent une proposition esthétique. Dans ce cas, il s’agit d’un documentaire et de quelques entretiens qui, à mon avis, n’ont pas été réalisés nécessairement en fonction du résultat que j’ai trouvé dans le film. Mais, j’insiste, il ne faut pas être ingrat non plus, le Centre National du Livre a fait un geste amical envers la Colombie, et ce documentaire en fait partie.

Nonfiction.fr- Ça fait longtemps que vous avez quitté votre pays ; vous avez vécu notamment à Madrid, Paris, New Delhi et Rome. Une bonne partie de vos expériences pendant les premières années à Paris est décrite dans votre roman Le syndrome d’Ulysse. Pourriez-vous nous raconter comment vous avez vécu cette expérience en tant qu’écrivain latino-américain à l’étranger, en particulier en Europe ?

Santiago Gamboa : Au début, mon expérience a été celle d’un jeune étudiant, d’abord à Madrid et après à Paris. Je voulais écrire, être écrivain, mais surtout écrire. C’est-à-dire que le fait d’être écrivain était une conséquence de l’envie d’écrire et non le contraire. Il y a des gens qui veulent être écrivain et l’écriture devient un moyen pour y arriver. Dans mon cas, ce que je voulais avant tout c’était écrire, et il s’est avéré que c’est en Europe que j’y suis parvenu. Pour moi le fait de m’être éloigné de la Colombie était très important pour construire ma propre vie. À la différence de beaucoup d’autres latino-américains, j’ai eu la chance de quitter mon pays, en fuyant, certes, mais pas une chose négative, tout au contraire. Je me suis échappé plutôt d’une espèce de prison d’amour, une prison de compréhension. Je vivais immergé dans l’amour de ma famille et sentais qu’il me fallait prendre de la distance par rapport à cela ; et en même temps faire ma vie, voyager, m’aventurer. Les voyages ont toujours été très importants pour moi, j’ai passé ma vie à voyager. J’ai commencé à dix-neuf ans et je ne suis pas encore rentré en Colombie.

Nonfiction.fr- Dans votre dernier roman, Nécropolis, il y a un épisode qui fait allusion à l’histoire récente de la Colombie. Comment percevez-vous votre relation avec la Colombie aujourd’hui ? Ayant vécu tant d’années à l’étranger, à quel point vous sentez-vous proche de cette réalité ?

Santiago Gamboa : Je m’en sens très proche. Très proche car, en plus, j’ai travaillé comme diplomate pendant quatre ans. Et bien sûr j’ai fini par avoir à nouveau une sorte d’overdose de Colombie. Après ces quatre ans de vie diplomatique, j’étouffais un peu, je ne supportais plus les « Vive la Colombie » et tout le folklore. Mais, à part cela, j’ai une relation très intense avec la Colombie, j’y retourne souvent. En fait, j’y vais si souvent que beaucoup de gens qui ne me connaissent pas bien ne se rendent même pas compte que je n’y vis pas. J’en rencontre parfois dans un restaurant ou une librairie, et ils pensent que je vis à Bogota parce qu’ils me voient fréquemment. En fait, plus que l’identité colombienne, c’est l’identité latino-américaine que je ressens le plus en moi. Je pense que le fait d’être colombien ne signifie pas grand-chose, et je ne dis pas cela de façon péjorative ; être colombien n’est pas très différent d’être équatorien. En revanche, il y a une différence significative entre un Latino-américain et un Européen. Ou même, venir des Caraïbes, des Andes ou du Cône Sud ; là je vois des différences très claires. Être panaméen ou colombien n’a pas trop de sens. Par rapport aux Latino-américains, je pense qu’il y a, en effet, quelque chose d’irrationnel qui tient à la langue, à un passé ou à une histoire et, peut-être, à un destin commun. J’ai toujours eu l’impression que les Latino-américains étaient de mon côté, même lorsqu’ils venaient de pays que je ne connaissais pas. Quand je suis arrivé en Espagne, en 1985, il y avait très peu d’immigrés. Mais il y avait un Péruvien et un Argentin – des pays que je ne connaissais pas à l’époque – et rapidement, deux ou trois jours après avoir commencé les cours à l’université, nous trois savions que nous étions d’un côté et les Espagnols de l’autre. Et c’était absolument irrationnel, inexplicable, mais pour nous c’était comme ça. C’est ça être latino-américain.

Nonfiction.fr- Vos romans révèlent un intérêt et une curiosité remarquables pour la littérature universelle. Dans ce panorama global, que pensez-vous de la littérature latino-américaine contemporaine ? Parmi vos contemporains, quels auteurs lisez-vous ?

Santiago Gamboa : La littérature latino-américaine contemporaine présente des caractéristiques très différentes par rapport à celles qu’elle avait il y a trente ou quarante ans, à l’époque du boom latino-américain. Dans la génération postérieure au boom, qui me semble importante, on trouve des auteurs tels que Fernando Vallejo, César Aira en Argentine, Paco Ignacio Taibo – et le roman noir – au Mexique. Ces écrivains ont été importants pour la génération suivante, à laquelle j’appartiens, qui regroupe des auteurs qui ont commencé à publier dans les années quatre-vingt-dix. Parmi eux on trouve les Colombiens Héctor Abad Faciolince et Mario Mendoza, les Mexicains Jorge Volpi et Ignacio Padilla, et l’Argentin Rodrigo Fresán. Il y a aussi Roberto Bolaño, qui était bien évidemment plus âgé que nous, mais qui a publié la plupart de ses livres dans les années quatre-vingt-dix. Je n’ai jamais été enclin à croire qu’il faisait partie de notre génération, mais lui-même prétendait y être associé. Les auteurs qui m’intéressent le plus sont Héctor Abad, Mario Mendoza, Jorge Volpi, Rodrigo Fresán et le Chilien Alberto Fuguet. La génération suivante est très riche et beaucoup plus jeune. Il s’agit d’écrivains tels que le Péruvien Iván Thays, les Colombiens Juan Gabriel Vásquez et Antonio Úngar, qui a gagné récemment le prix espagnol Herralde et qui est un très bon écrivain. La Mexicaine Guadalupe Nettel en fait aussi partie. Je pense que ce qui caractérise le groupe d’écrivains de ces deux dernières générations, celle des années quatre-vingt-dix et celle des années deux milles, c’est qu’ils ne sont plus des écrivains latino-américains au sens traditionnel du terme. C’est-à-dire qu’aucun d’eux ne correspond au stéréotype européen de l’écrivain latino-américain. L’écrivain latino-américain, dans la vision européenne, c’était un homme qui avait été victime d’une dictature dans son pays d’origine, qui avait été en prison, et qui venait donner une sorte de leçon morale et, en même temps, exposer la souffrance de son pays. Ce type d’écrivain est lié à une image romantique que l’Europe projette sur l’Amérique latine et qu’on pourrait résumer en trois mots : la révolution, l’exotisme et l’évasion. Ce sont les écrivains chez qui résonnent ces trois mots qui ont du succès en Europe. Ce qui n’est le cas d’aucun d’entre nous. C’est pourquoi nous sommes des auteurs plutôt discrets et peu habitués aux gros tirages, car ce que l’Europe continue à chercher et à aimer de l’Amérique latine, c’est l’exotique et l’évasion. La révolution est vue aussi comme quelque chose d’exotique parce qu’il y a des Français qui sont de gauche en Amérique latine mais qui sont contre les grèves des transports publics dans leur propre pays. Et pourquoi ? Parce que pour eux la gauche latino-américaine est comme le réalisme magique. Elle représente aussi une manière d’exotisme et d’évasion. Le Che Guevara n’était pas asiatique, il était latino-américain. Il y a dans ma génération et la suivante un type d’écrivain qui ne répond pas au stéréotype imposé par l’Europe et qui, par conséquent, est beaucoup plus indépendant. Et j’insiste là-dessus : il ne s’agit plus de l’Amérique latine avec un copyright, comme dirait Volpi ; chacun fonctionne plutôt comme une île. Ce que j’écris n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’écrit Héctor Abad ou Volpi ou Fresán ; ce sont dans chaque cas des choses différentes. Certes, nous sommes latino-américains, et c’est pourquoi notre littérature l’est, et non parce qu’il existe une façon d’écrire « à la latino-américaine » ; cette époque-là est révolue. Chacun écrit ce qu’il peut de son côté et c’est la manière et le talent de chacun qui détermineront son importance et sa valeur, et non le fait d’être latino-américain. Le seul fait d’être latino-américain ne suffit pas.

Nonfiction.fr- Vous avez également été journaliste. D’après vous, quel est le rapport entre le métier d’écrivain et celui de journaliste ?

Santiago Gamboa : Ce sont deux métiers très proches. Je pense que la littérature et le journalisme s’enrichissent mutuellement. Le meilleur journaliste est celui qui lit et écrit beaucoup, et les meilleurs écrivains ont souvent été journalistes. Et je dis cela très sincèrement. Je pense que les éditeurs le savent et ils perdent patience avec les auteurs qui n’ont jamais été journalistes. Un journaliste sait que ce qu’il commence doit être terminé, et terminé à une heure précise. Sinon, c’est comme s’il n’avait rien fait. Les écrivains qui ont fait du journalisme savent finir leurs travaux, et rapidement. Dans le monde hispanique on a tendance à survaloriser le fait de mettre dix ans pour écrire un roman. Ce n’est pas une valeur en soi, au contraire, la seule chose que cela démontre c’est que tu ne travaillais que les week-ends ! En revanche, les journalistes ne font pas ce type de choses, ils écrivent plus vite et la vitesse est une valeur aussi. Le temps passe. En outre, si vous avez mis dix ans à écrire un roman, la personne qui a commencé et celle qui finit ne sont plus la même. Inversement, l’écrivain aide le journaliste à affiner son style, à mettre du relief à ce qu’il raconte, à toucher le lecteur plus profondément, à être plus persuasif. L’objectif de la presse n’est pas seulement d’informer, mais également de partager un problème, une situation, d’accéder à l’individualité du lecteur et c’est là aussi une opération littéraire. Le rédacteur d’une chronique littéraire doit prendre son lecteur par le cou et le plonger à l’intérieur d’un problème, pour le lui faire comprendre. Il faut rendre quelque chose intelligible et cela est aussi un problème littéraire. Le journalisme et la littérature sont deux mondes très proches ; de grands écrivains ont été journalistes et vice versa.

Nonfiction.fr- Pour finir, et afin de donner un aperçu de votre œuvre, quels changements observez-vous dans votre travail depuis les premiers romans tels que Páginas de vuelta ou Perdre est une question de méthode jusqu’à Nécropolis ?

Santiago Gamboa : L’évolution la plus importante dans mon œuvre réside dans le changement de narrateur. J’ai commencé à écrire à la troisième personne et peu à peu je me suis rapproché de la première. D’ailleurs, il me semble d’autant plus honorable de dire cela dans ce festival littéraire que parmi les auteurs invités il y a de grands écrivains qui utilisent la première personne du singulier, comme Fernando Vallejo, qui en est un des grands théoriciens. Bien sûr, Vallejo est beaucoup plus radical et catégorique que moi, mais il y a chez nous deux presqu’un besoin d’écrire à la première personne pour que le roman ait du sens. Dans mon cas, j’écris ainsi car cela produit une relation d’intimité plus forte avec le lecteur. En plus, j’aime bien (et ceci depuis mon premier roman) alterner les personnages et varier ainsi de point de vue, et la première personne donne à chacune de ces voix un effet choral dont j’apprécie la portée esthétique. Puisque cela me plaît, c’est ainsi que j’écris mes romans. On écrit toujours les livres qu’on aimerait avoir dans sa bibliothèque. C’est ce que répondait Juan Rulfo quand on lui demandait pourquoi il avait écrit Pedro Páramo : « parce qu’il manquait à ma bibliothèque ». On écrit les romans qu’on aimerait lire, et on les écrit tels qu’on aime lire ceux qu’on lit. Cette pluralité de voix et ce jeu des premières personnes du singulier me plaisent ; et c’est ce que j’essaye de faire
 

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