Où l'on fait jouer Kant et la Critique contre les prétentions métaphysiques de Badiou.
Nous l’apprenons de Kant, la métaphysique est bien une arène. Elle a ses gladiateurs et ses corsaires. Et il me semble que l’opération mathématique de Badiou participe de cette arrogance militante dans l’établissement de ses thèses -comme en témoigne d’ailleurs Après Badiou, l’ouvrage récent de Mehdi Belhaj Kacem- quant à la forme et au ton. Il y a dans l’opération de Badiou comme une imposture anté-kantienne contre laquelle on fera valoir les prolégomènes les plus pédagogiques de la Critique de la Raison Pure.
Il est intéressant que Kant, de manière fort lucide, nous apprenne (contre la déduction mathématique de la physique chez Newton) que l'espace homogène des mathématiques n'est pas vraiment le plan des choses et que l’idéalité du mathème n’a sans doute rien de plus glorieux à faire valoir que de figurer sur l’autre face de l’illusion empirique des choses en soi. Croire au "réalisme transcendantal" du mathème ou, de manière inverse, à la positivité des faits, serait donc tout aussi illusoire. Kant se propose du coup de revoir la fabrique du réel en découvrant sous le divers mathématique comment la logique ordonne son monde, à travers quelle table des catégories, quelle matrice logique pour renouer le divers mathématique du multiple. C’est, en ce sens, un phénoménologue averti de ce que la logique n’a qu’un pouvoir réduit : une fort petite île devenue continentale sous les injonctions de Badiou. Cela étonnera sans doute celui qui s’est instruit à l’école du logicisme-mathématique dont nous savons par Robert Blanché qu’il n’a rien de commun avec des chaises, des tables, ni avec le nombre de petits pois dans un panier. Une variable mathématique, du type f ou g, n’est pas une chose. Et pourtant, au fil des publications, on s’instruit de ce que Badiou dans le Second Manifeste puisse tenir la mathématique pour la sévère énonciation de l’en-soi des choses. On dirait que le palais des puretés, fussent-elles mathématiques, n’en conservent pas moins l’arrière goût des puretés morales et théologales.
Tout commence par le constat qu’il n’y a que du divers, et Kant déjà considère que ces diversités peuvent se ranger en ensembles ordonnés grâce au nombre. Mais tous les éléments du réel ne se laissent pas traiter en ensemble, ou en partition numérique. Les groupes de relations peuvent varier de façon que ne montre pas assez le système de Badiou dont les arcanes restent très redondantes. On peut parier sur des multiplicités beaucoup plus folles comme nous le montrera la topologie de Riemann, esthétique en ce que l'espace se soumet au sensible de la déformation (l’espace avec Kant se montre lui-même inséparable d’une esthétique). Alors la question du "jugement synthétique a priori" (dont relève à mon sens le dernier livre du maître) me revient à l’esprit quoi que, chez Kant, le jeu des facultés adopte des consistances prolifiques (Lyotard devait en hériter). On résumera alors cette question de façon suivante : est-ce que le compte dépend de synthèses ontologiques ou est-ce que je peux produire des relations a priori extraordinaires (événementielles tout autant) entre éléments et ensembles?
En vérité, pour Kant, la prétention du jugement synthétique devait être tenue en laisse. Aux mathématiques rien n'est refusé puisque la relation reste seulement analytique, ontologique tout autant, mais du côté logique c'est sous des conditions très restrictives que cela sera possible (à moins d'être Dieu ou fou)). La prétention de croire comme dans Logique des mondes qu’il n’y a que des corps et du langage suppose du synthétique, forcément, nommé par Badiou « Vérité ». Mais deux, c’est tout de même très minimaliste. Cela ne me paraît guère sérieux quand nous pensons pouvoir en déduire des Mondes (et comment seraient ils d’ailleurs différents (autrement que par le vide qu’il faut y apparier?)). Comment distinguer d’ailleurs la multitude des mondes du multiple mathématique ? Voilà l’impasse à quoi se réduit cette métaphysique paralogique, cette « Grande logique » qui, selon Badiou, « rend raison de l’ordre des mondes, autorise la pensée de vérités comme exception à cet ordre ». J'ai bien vu l'exception et sais qu'elle n'en est pas moins le nom même de l'illusion métaphysique : un statut fictif plus que logique, poématique plus que mathématique, comme si le poème venait infecter la raison, de sorte qu’il faudra la violence du mathème pour continuer d’être Badiousien…
Nous voici donc en plein régime imaginaire. La métaphysique précisément imagine –elle est bien une imagination- que l'esprit peut tout faire et que la raison peut par elle seule engendrer les choses, qu'il suffirait de démontrer l'existence d’un Pape sur le plan des énoncés pour qu'il existât réellement. Kant fait la critique de l'argument ontologique et de toutes les illusions métaphysiques qui affirment avoir affaire à la réalité quand, de fait, il ne s'agit que de catégories logiques indûment exportées sur tout réel (nouménalement si je puis dire). Mais, comme nous l’apprend Heidegger (qui voit bien que la mathématique ne pense pas) une fois cette prétention éradiquée, Kant recule devant des monuments de la métaphysique traditionnelle qu’il n’ose déboulonner, des idoles que Badiou sème désormais à tour de bras et qui avaient pour Kant le nom de "Liberté", de "Souverain Bien" etc. Kant va ainsi réintroduire gentiment des croyances, inconsciemment victime d’une « image morale de la pensée » (D’où la véritable "troisième critique" qui est celle de Nietzsche et qui se nomme "Généalogie de la morale", dont on pourrait appliquer d’ailleurs à Badiou la méthode dans l’esprit et le style de MBK). La question devient alors la suivante : jusqu'où est-ce que la logique peut aller dans ce type d’axiomatique hypermorale et quelle en est la limite? Quels sont les noms de ces idoles dans l’œuvre de Badiou ?
Le mathématico-logique peut s’exercer jusqu'à un certain point, au-delà on tombe dans l'illusion, et Nietzsche saura en faire son miel contre toutes les idoles dont le nom de Badiou pourrait figurer au panthéon lorsqu'il affirme que "le temps est une foutaise". Jugement d’inexistence propre non pas à un vrai logicien mais au philosophe qui s’éprend à mathématiser les jugements d’existences et de non-existence. Dénoncer cette prétention veut dire pour moi "Critique", et déjà "Critique de la raison pure". Par cette critique, Kant s'en prend justement aux dogmatiques pour lesquels les objets sont des comptes infiniment constructibles et des exceptions pour faire le vide. D’où les tables : Kant sent déjà qu'il faut les distribuer sur le vide stellaire (la table du Rien), les découper selon certains systèmes Mallarméens avant l'heure... puis qu’il faut les phénoménaliser au travers des schèmes, un schématisme Badiousien dont l’intemporel prend le nom d’autorité, autorité sévère des mathématiques (Badiou adore la sévérité, la discipline dure et austère du mathème comme un nouvel instrument de torture, un moulinet et une rengaine qui donne parfois le sentiment de kilomètres de copiés/collés inutiles, sauf à produire l’autorité professorale)
La raison mathématique en tant qu’autorité arrondit trop vite les angles quand, au contraire, l’intuition débarrassée de l’ordre (voyez le Cinabre dans la première Critique) nous donne des formes bizarres où aucune somme ne pourra faire du triangle un être à 180 degrés. C’est dans ce constat de Riemann que la Critique devient intéressante et qu’elle pourra vraiment franchir le cap de l’expérience logique vers une expérience réelle, troublante et démembrée. C’est seulement à cette condition qu’on pourra écrire "mondes" au pluriel, ce que j’appelle ailleurs «Plurivers» dans le sillage de Galois ou de James. C’est dans cet exercice critique que Deleuze d’ailleurs devait découvrir les Multiplicités alors que Badiou patauge dans le Multiple rassurant de ce qui va ensemble (ensemblisme) à la faveur du vide autoritaire d’une morale vieille comme Mathusalem.
Il me semble que cette question du « vide » mérite quelque explication loin de tout acharnement médiatique et dans la brèche ouverte par Mehdi Belhaj Kacem, quoi que d’une autre manière, disons plus personnelle. Reprenons les choses au ras du texte et dans la difficulté que montre la rhétorique du maitre. Badiou nous dit qu'il ne s'intéresse pas à l'être, mais à la possibilité de lui échapper par l'événement y ornant un trou excepté de sa planitude, soustrait du plan de démembrement homogénéisant du multiple pur. Tout s’effrite et se disperse, mais dans cette dispersion se montre des parties qui naviguent par soi seules, capables de tenir fermement cap au pire. Ce surgissement héroïque dans le dispars, Badiou le nomme événement. Dans la dispersion du multiple, l'événement se marque en tant que "singleton" (pur rapport à soi dans le divers, ou "Sujet" miraculeux). Donc finalement, ce qui intéresse Badiou c'est de sortir de l'ontologie fondamentale qu'il dit mathématique -mais LA mathématique est un concept creux quand il faudrait parler des mathématiques (Riemann et Galois échappent complètement à Badiou comme nous l’avons souligné). Le problème est que cette ligne d'erre extra-ontologique, cette trouée événementielle se pratique seulement de l'intérieur du nombre par les transfinis. Je soupçonne l'événement extraontologique, en bon hégélien, d'être encore numéraire en tant que surnuméraire. De même le soin de distinguer "éléments" ( comme plan de l'être) et "parties" (comme ce qui permet le lent escalier des soustractions hors l'être d'une ligne qui deviendra événementielle), cela va fusionner partout et même trouver une application militaire, traitant l'armée comme un ensemble de nombres etc. Mais est-ce bien la même chose? On fait comme si on quittait l'être mais pour répéter précisément le même truc partout (une identité qu'on appelait classiquement l'être), de sorte que Badiou ne croit échapper à l'être qu'en donnant une extension infinie au même vide aspirant tout l'étant dans l'Etre comme on mange la même bouillie.
Cette obtention mathématique de l'événement va sans cesse se décalquer sur les autres procédures annulant toute singularité et par conséquent toute différence ontologique de l'être et de ce qui n'est pas lui. L'ensemble vide devient le vide poèmatique etc. Drôle d'événement qui se rend incapable de toute distinction. L'événementialité était censée creuser une échappée hors de l'être, mais voilà qu'elle revient au même, qu'elle se joue de la même manière dans toutes les procédures génériques pour basculer ensuite vers le besoin de phénoménaliser et faire mondes comme le prétend Logique des Mondes. Ces mondes sont la même fixation délirante, imaginaire et illusoire, issue d'une suture à LA mathématique. Chez Lyotard on avait des différends, chez Deleuze une différenc/tiation, chez Derrida une différance que Badiou crispe sur soi par une vaste logique du même, avec répétition d'un seul procédé intemporel. Il n'y a plus qu'un seul événement éternel chez lui et s'il n’y en a qu'un, il n'y en pas vraiment, tout revenant au même sous prétexte qu'on peut enfin compter quelque chose pour "un" dans le dispars ontologique ("sans un"). Il me semble que cette grande logique commence par une espèce de soupe primitive de multiples de multiples qui grenouillent dans la mare de l'Etre : une vaste lande équanime comme le brouillard ou la rumeur des poussières cantoriennes. Badiou commence par là, par l'Etre homogène (homogènement multiples disons) pour y fabriquer une exception, une singularité capable de le différencier, puis va faire retomber cet événement dans la mare, en nénuphars génériques, dogmatiquement essorés selon la tresse des vérités qui dit-il n'est pas l'être mais qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau dans l'eau dont on était parti.
A la lecture de L'Etre et l'Evénement, j'ai sans doute beaucoup apprécié le montage composé entre "Eléments" et "Parties" avec la puissance d'échappement des sous-ensembles sur les ensembles, et par conséquent la ligne d'erre, l'événement comme instance surnuméraire, inclus sans appartenir, placés hors l'Etre (une exception qui provient néanmoins de l'usage soustractif des nombres). Mais une fois dit tout ça, revient la "fidélité", le post-événementiel en tant qu'une morale. Toutes les curiosités actuelles sur les pères, les filles, le voile, etc relèvent de ce moralisme qui avait empoisonné autrement Kant et à son insu. Il y a finalement chez Badiou un délire, une excroissance du mathème sur les autres procédures qui produit une suture, l'air de rien au moment de se défendre de toute suture. Le mathème prend chez Badiou une propension trop forte (amour et politique lui sont inféodés comme en un désastre obscur). Il n'est pas condition, il devient la condition et le conditionné. La procédure se mue en procédé qui absorbe tout le reste et qui du coup impose une morale extrêmement systémique à la politique, l'amour, le poème (Mallarmé lui même n'étant plus qu'une mathématique du vide tandis que les corps se lient sous une axiomatique éternelle déposant tout jouir). L’Etre et l’Evénement retombe dans une Logique des Mondes comme un éternel retour de la même rengaine, ce qui est le propre des leçons de morale et des directeurs de conscience