Thomas Huchon nous propose une biographie qui va au-delà de la vie intime du leader de l'Unité populaire chilienne.

Si l’expérience politique de l’Unité populaire au Chili (1970-1973) a fait l’objet d’un nombre considérable d’études, dans plusieurs langues, on ne peut pas en dire autant de la vie de son leader, Salvador Allende. En espagnol, après le roman biographique de Fernando Alegría, Allende. Mi vecino el presidente (1989) l’on recense seulement l’étude de Diana Veneros, Allende. Un ensayo psicobiográfico (2003), axée sur une approche psychologique, et le livre controversé d’Eduardo Labarca, Salvador Allende. Biografía sentimental (2007), sur sa vie privée. Les ouvrages en français, comme celui de Patricio Arenas, Salvador Allende : un monde possible (2004), portent sur le gouvernement de l’Unité populaire et ne proposent pas d’étude particulière du personnage. Visiblement, une véritable biographie sur le président socialiste nous fait encore cruellement défaut.

Le livre de Thomas Huchon n’a pas la prétention de combler ce vide. Par rapport aux ouvrages mentionnés, son apport est limité, mais il ne constitue pas moins, pour le public francophone, une première approche stimulante du personnage. Écrite dans un langage familier, dépourvue de notes et de bibliographie, son étude est basée sur des témoignages crédibles, de gens qui l’ont côtoyé de près. Elle va pourtant au-delà de la « vie intime » d’Allende et permet, malgré une insistance parfois excessive sur l’anecdote, d’aborder plusieurs des aspects clés de l’expérience politique singulière que fut l’instauration d’un régime socialiste démocratique, dont la réalisation aurait constitué une première dans l’histoire mondiale.

L’étude alterne l’analyse de divers aspects de l’expérience politique d’Allende et des thèmes reliés à la personnalité, au caractère et la vie privée du président. L’auteur insiste beaucoup sur les qualités personnelles d’Allende, sa loyauté envers ses amis et collaborateurs, sa capacité à écouter les opinions les plus diverses, même celles de ses opposants, et son ouverture envers les jeunes. Il rappelle également que parmi ses ancêtres figuraient des hommes qui avaient participé à l’indépendance du Chili et à la vie militaire (son grand-père Ramón Allende Padín avait été médecin de l’armée) et que lui-même avait été franc-maçon depuis sa jeunesse, facteurs importants pour comprendre son ouverture à l’égard des différentes idéologies et son respect pour les forces armées. Ayant lui-même fait le service militaire, Allende pensait que, contrairement à ceux des autres pays latino-américains, les militaires chiliens n’avaient pas de tendances putschistes et qu’ils pourraient collaborer avec son gouvernement.

L’auteur lui pardonne son penchant pour le goût des vêtements élégants – pas facile à concilier avec son rôle de leader des travailleurs – et pour les femmes. Ces aspects de la personnalité du président sont abordés sur un ton souvent trop léger, et Huchon souligne que malgré ses nombreuses aventures extra-conjugales, Allende a toujours mené une vie de famille respectable et est resté – à sa manière – loyal à l’égard de son épouse Hortensia, « Tencha ». Cette interprétation d’un aspect épineux de la vie d’Allende reste néanmoins crédible, lorsqu’on se rappelle que son épouse, qui était au courant de la double vie de son mari, l’a accompagné tout au long de sa carrière politique et a défendu son œuvre après son décès.

L’auteur aborde aussi les années d’Allende au pouvoir. Même si sur ce plan le livre ne propose pas une analyse approfondie – ce n’était pas son objectif –  l’auteur fait œuvre utile en rappelant, grâce aux témoignages recueillis, certains des traits particuliers de cette expérience. Un des passages les plus intéressants est celui où l’ancienne ministre Mireya Baltra explique que lors des réunions du cabinet, Allende faisait participer non seulement les ministres, mais aussi les chefs des partis qui constituaient l’Unité populaire (p.123). Ce témoignage permet de mieux comprendre les difficultés du président, qui devait travailler avec des alliés qui n’étaient pas directement responsables des décisions du gouvernement et qui voulaient parfois avancer plus vite (« sans transiger»), quitte à heurter la volonté du président d’« avancer sans détruire ». Un autre passage à retenir est celui des relations complexes que le président entretenait avec le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire), qui ne faisait pas partie de l’Unité populaire et qui ne croyait pas à la stratégie institutionnelle du président. En dépit de cette différence, on apprend, grâce au témoignage d’Andrés Pascal Allende, neveu du président, que ce dernier avait proposé au MIR de participer au gouvernement, en offrant le poste de ministre de la Santé à Miguel Enríquez, jeune médecin et leader du MIR (p.83). Même si tout indique que les autres partis de l’Unité populaire auraient été peu enclins à approuver cette démarche, l’anecdote est révélatrice de la stratégie d’Allende, toujours soucieux de rassembler au lieu de diviser. Et le fait que des jeunes militants du MIR soient devenus ses gardes du corps, en s’associant au GAP (« Groupe d’amis personnels » du président), confirme l’importance de cette stratégie.

Un passage controversé, qui mériterait à lui seul une vaste étude, porte sur l’idéologie d’Allende. Selon plusieurs de ses propres collaborateurs, le président socialiste n’aurait jamais vraiment été marxiste, et son idéologie aurait été beaucoup plus influencée par la révolution française que par la révolution russe (p.127). Le témoignage de l’ancien ministre Jorge Arrate, qui joua un rôle très important dans le processus de nationalisation des grandes mines de cuivre en 1971, permet de mieux comprendre ce qui conduit le gouvernement à n’offrir aucune compensation à des compagnies américaines, au motif qu’elles avaient engrangé dans le passé des « profits excessifs ». Cette décision devait constituer une référence dans la « doctrine Allende » concernant la défense des richesses nationales dans les pays sous-développés (p.115-116). Enfin, à l’aide du témoignage de l’ancien sénateur Carlos Altamirano, l’auteur nous rappelle que ce qui faisait la force d’Allende – sa foi dans les institutions et dans le fonctionnement de la démocratie, ainsi que dans la loyauté de ses collaborateurs, y compris des militaires – constituait aussi sa principale faiblesse : selon les informations d’Altamirano, peu avant le coup d’Etat, il aurait refusé de croire que le général Pinochet, qu’il venait de nommer comme chef de l’armée, pouvait ne pas être loyal (p.34).

Le récit, écrit dans un langage très accessible et de lecture agréable, inclut quelques références à l’histoire du Chili, qui sont parfois fausses ou présentées sans la rigueur requise. L’auteur affirme ainsi que « depuis l’indépendance de 1810, jamais les militaires n’avaient essayé de prendre par la force le pouvoir politique » (p.24). S’il est vrai que comparativement aux autres pays latino-américains il y a eu peu de coups d’Etat au Chili avant celui de 1973, l’affirmation de l’auteur est démentie par le soulèvement de la marine de guerre contre le président Balmaceda en 1891, qui conduit au renversement et au suicide de ce dernier (épisode auquel Allende faisait souvent référence), ainsi que par la prise du pouvoir par le général Carlos Ibáñez en 1927, qui dirigea le pays en dictateur jusqu’en 1931. De même, l’auteur reproduit sans aucune réserve l’affirmation simpliste de l’ancien ministre de l’éducation Aníbal Palma, selon lequel le système d’éducation « n’avait pas fondamentalement changé depuis le début du 19e siècle » (p.137), ce qui fait totalement abstraction des progrès des lycées durant tout le 20e siècle, processus qui permit d’intégrer beaucoup de jeunes issus de la classe moyenne à l’université. Enfin, il est pour le moins difficile d’affirmer, comme le fait l’auteur, qu’Allende avait été un « ami intime » (p.140) du cardinal Raúl Silva Henríquez, qui agit comme intermédiaire dans les conversations – infructueuses – entre le président et la Démocratie chrétienne peu avant le coup d’Etat. Ces remarques n’enlèvent rien à l’intérêt du livre de Thomas Huchon, qui a rendu service à tous ceux qui veulent s’initier à la connaissance de la vie et de l’œuvre de Salvador Allende.