Une histoire raisonnée de la théorie littéraire qui rappelle combien les outils de la critique sont nécessaires aujourd'hui.
La littérature n’en finit pas de finir depuis plus d’un siècle. Pourquoi aurait-elle dit son dernier mot ?
Sacrificielle, exceptionnelle et sublimée, la littérature, suite aux heures de gloire de la théorie, apparaît aujourd’hui comme un point lointain à l’horizon de nos attentes, triste mirage et conte pour étudiants qu’on se récite en soupirant. Du fait de sa singularité, elle aurait mené une existence à part dans le champ des disciplines en demandant certains égards afin de préserver sa pureté de toute éternité : elle ne se mêle plus depuis longtemps à la société, elle a cessé de descendre dans la rue.
Mais que contemple-t-elle au juste du haut de sa tour d’ivoire, son regard désabusé surplombant le monde ? Le spectacle de son propre basculement – de la graphosphère à la vidéosphère et à l’hypersphère – affirmait Régis Debray – et avec celui-là l’avènement d’une culture de masse où l’auteur et le livre, ombres d’eux-mêmes, tentent leur résurrection, médiatique pour l’un, numérique pour l’autre. C’est surtout la mouvance théorique chargée de la représenter qui, fatiguée de résister, a pratiquement disparu des programmes universitaires.
Tel est le paysage désenchanté sur lequel se découpe l’ouvrage de Vincent Kaufmann La Faute à Mallarmé. Sur le banc des accusés, portés responsables de cette déshumanisation du littéraire, une longue liste de coupables : c’est notamment la faute aux partisans de l’art pour l’art que sont Flaubert puis Baudelaire et au poète Mallarmé – faux prophète ? semble demander l’ouvrage – qui la fit courir vers sa propre disparition.
Un soupçon traverse le livre : si la littérature est bien l’objet d’une lutte contre les appropriations externes (académique, sociologique, historique, psychanalytique, etc.), la théorie – chargée de la préserver – n’aspire-t-elle pas précisément à être sa seule gardienne et maîtresse cherchant à s’arroger le tout pouvoir à son tour ? Démontant les rouages des relations complexes de la paire formée par la littérature et la critique dans leurs différentes phases, du structuralisme à la sémiologie en passant par la psychanalyse et la déconstruction, ce livre contourne soigneusement les histoires à prétention exhaustive et les généalogies fastidieuses pour évaluer et interpréter ces différents discours dans une lecture conjuguée au présent – et au pluriel. En effet, il y a eu trop de théories pour en parler au singulier.
Le livre propose quatre parcours : une analyse des paramètres nécessaires à l’affirmation de l’autonomie de la littérature, un passage en revue des services rendus par la notion de production comme relance de l’utopie avant-gardiste et d’un communisme de l’écriture, la description d’une théorie littéraire comme programme de subversion de la culture bourgeoise et enfin une remise en question de l’autorité du livre qui en découlerait. La série d’entretiens à la fin de l’ouvrage donne la parole aux différents protagonistes de la théorie (Julia Kristeva, Avital Ronell, Tzvetan Todorov, Philippe Sollers, etc.) vient à la fois corroborer et nuancer certaines thèses de l’auteur. Ces acteurs enseignant entre la France, l’Allemagne, l’Angleterre et les Etats-Unis, les perspectives s’ouvrent donc pour analyser via des phénomènes comme le New Criticism, « version anglo-saxone de l’affirmation de l’autonomie de la littérature » les effets de la théorie littéraire française au niveau international. Ils présentent aussi l’attrait d’ouvrir des perspectives quant à l’avenir du théorique.
La théorie littéraire a avant tout le projet de défendre l’autonomie de la littérature, commence par affirmer l’ouvrage. Et ce ne fut pas sans conséquence. En effet, alors que le phénomène littéraire s’autosuffit, il s’aliène, évacuant par voie de conséquence l’auteur. Cette mort de l’auteur – avatar bourgeois de Dieu – proclamée par Michel Foucault – si elle est bien connue dans le monde des lettres, commence bien avant le philosophe et est investiguée dans La Faute à Mallarmé de manière rigoureuse : meurtre passionnel ? suicide ? décès naturel et paisible d’une culture embourgeoisée et sénile qui se serait endormie dans son lit ? Si cette disparition permet dans un premier temps de soustraire l’auteur à l’ordre du discours et de l’institution dans « une pratique de déshéritage », sa place ne restera en réalité pas vide longtemps. Foule de remplaçants sont au portillon et se succèdent : le commentateur, le sémioticien, ou encore le langage lui-même. « Le corrélat de la mort de l’auteur sera toujours dans cette perspective le potentiel résurectionnel du langage, soit sa capacité de faire advenir un sujet nouveau à la place d’un auteur disqualifié. »
L’ouvrage cherche ensuite, au-delà d’une histoire dans le corps des textes, les stigmates de cette disparition. Le démantèlement de cette autorité a pour suite la déconstruction du personnage, du narrateur et de la chronologie dans les textes du Nouveau Roman, de Tel Quel ou encore dans ceux de la poésie. « Qui parle ? » – corollaire d’un « Qui signe ? » – telle est la question du lecteur moderne, dérouté face à cette écriture sans maître.
Mais l’ouvrage ne s’arrête pas aux tentatives de soustraction et d’évitement de la littérature. Car la théorie littéraire survit en réalité à l’écart, se déployant en un faisceau de disciplines dont l’aura politique irradiera sur les années 60-70. L’analyse de cette révolution pose en filigrane la question du comment passe-t-on avec le structuralisme d’un projet scientifique et académique à une révolution culturelle ? Le nœud se résout dans un concept : celui de code car « L’idéologie est un code caché, et révéler celui-ci, ce sera donc toujours le dénoncer. » En effet, par le retournement des codes (personnage, description, chronologie, etc.) et leur démultiplication polyphonique, le texte se fait « iconoclaste » et « anti-spectaculaire ». Vincent Kaufmann entreprend de montrer que si l’acte transgression aura été effectif, il reste esthétique, et avec lui la révolution demeure « rêvée mot à mot ».
Nous l’aurons compris, le propos de La Faute à Mallarmé prend sa source certes autour de Mai 68 et ses gesticulations printanières sans gravité – pas de morts, de l’esthétique, un peu de subversion et beaucoup d’encre pour en parler – mais avec un souci de resituer l’événement dans son contexte. Fin et début, « moment de rupture et de transition », Mai 68 prépare le terrain dans lequel la critique littéraire s’enracine à son insu : celui de la montée en puissance de la culture de masse et d’une société de consommation et de loisirs. L’autorité est « convertie en rentabilité ». Dans cette logique et à l’ombre du dernier chapitre de cet essai, un dernier candidat pour la place vacante de l’auteur entre alors en scène : le pitre des plateaux de télévision ou encore l’auteur collectif et dilué sous l’effet de l’hyper démocratisation des nouveaux médias (wiki, blog ou réseau internet). De personne, l’auteur devient tout le monde. Cette analyse conclusive – fortement teintée de médiologie – pointe l’aveuglement du théorique : elle n’aura cessé de s’engager et de résister, mais elle ignore l’identité du spectacle qu’elle dénonce. Derrière les ennemis aux noms trop évidents de culture bourgeoise, capitalisme, société ou symbolique, se cache l’autre menace sourde : la vidéosphère. « Cette autonomie [de la littérature] serait ainsi beaucoup plus menacée par le déclassement de la chose écrite entraîné par la montée en puissance de l’audiovisuel que par l’engagement sartrien, qui présupposait au contraire une autorité forte du livre […] » Ce double mouvement du théorique de « résistance et précipitation » renverse moralement, esthétiquement et symboliquement nos représentations : la vision de l’auteur se sacrifiant avec prestige voile un spectacle moins honorable à savoir celui de sa banalisation.
Dans les derniers paragraphes, Vincent Kaufmann sollicite cette image, empruntée à Maurice Blanchot dans Le Renversement éternel : celle de l’incendie dévorant livres et bibliothèques destinés à la consumation. En effet, pour le poète, le livre est sans cesse relancé, n’existant qu’en dehors de lui-même, l’œuvre impossible agissant en nous comme un désir inassouvi. Le livre n’est-il pas dès lors le nom de ce désir de l’œuvre totale ou dés-oeuvrement ? Ayant abattu l’utopie contenue dans l’œuvre finie, ce livre-là, reste l’ultime horizon, indépassable de notre (post-) modernité, intouchable mirage duquel l’audio-visuel ne pourra venir à bout.
Cependant si cet essai constate qu’une page se tourne, ce n’est pas pour se refermer sur lui-même. Après le discours très théorique ici encore – l’ouvrage épousant peut-être un peu trop son objet – vient la parole et le témoignage des acteurs de cette période, traces vivantes de ce passé de la théorie littéraire française – exportée en Allemagne, aux États-Unis comme en Angleterre((Identifiée d’abord comme un « french nonsense », l’étape structuraliste sera « court-circuitée par l’arrivée de ce qu’on a appelé le poststructuralisme » aux États-Unis (Barthes, Foucault, Lacan) explique Jonathan Culler, professeur de littérature comparée à l’université de Cornell, dans l’entretien((p.226)). De même, l’entretien avec Karlheinz Stierle – professeur de littérature romane à l’Université de Constance – décrit la réception de la déconstruction en Allemagne comme détournée ou indirecte, c’est-à-dire qu’elle passe étrangement par celle qu’en a fait l’école américaine de Yale et Paul de Man davantage que par Derrida lui-même.)). Concernant l’avenir du théorique, Jean Ricardou, critique attitré du Nouveau Roman, affirme que si la mode du théorique a passé, la théorie demeure. En effet, Ottmar Ette constate « une multiplication de foyers de théories à l’échelle mondiale » tandis que Todorov y voit un outil scolaire d’étude des textes littéraires toujours aussi utile, davantage qu’un but en soi. Nombreux sont ceux qui perçoivent certes dans l’université les nouveaux penchants du théorique, se détournant de la littérature pure pour aborder le film, la vidéo ou les nouveaux médias, tout en relevant que des disciplines comme les gender-studies ou les études post-coloniales constituent des domaines de recherche particulièrement vivants à l’heure actuelle.
Les preuves sont là discrètes mais tangibles que, malgré les apparences, le déclin et la mort ne sont peut-être pas l’ultime chapitre de l’aventure théorique. Circulant comme un flux à travers le temps, elle a comme l’Hindou plusieurs vies. La Faute à Mallarmé laisse l’horizon d’attente de ses lecteurs ouvert dans sa forme comme dans son contenu aux résurgences et transformations possibles du théorique, « irrésoluble »