Le 18 mars 2011, un article du très respecté quotidien The Dawn   se demandait d’un ton emphatique qui donc avait menti. La saga autour de l’Américain Raymond Davis prenait fin. Davis – qui avait été emprisonné le 27 janvier 2011 – retrouvait la liberté le 16 mars suivant. Les autorités du Pendjab affirmaient que le gouvernement fédéral avait autorisé Davis à quitter le territoire, alors qu’elles étaient toujours en possession de son passeport. Au demeurant son nom, ajoutaient-elles, figurait toujours sur l’Exit Control List (ECL) : l’Américain ne pouvait donc quitter le pays   .

La République Islamique du Pakistan (à tout le moins, certains de ses courants) pouvait, en tout état de cause, se féliciter d’avoir présidé à un rassemblement national qui était certes susceptible de glissements dangereux voire incontrôlables mais qu’elle n’en avait pas moins jugé nécessaire. L’opinion publique, lasse de porter les stigmates de l’extrémisme né des conflits afghans successifs, accueillait favorablement toute critique voire résistance à un "impérialisme" américain qu’elle jugeait arrogant. Elle constituait ainsi une alliée consentante des campagnes récurrentes qu’Islamabad et Rawalpindi (sièges respectifs du pouvoir politique et des instances militaires) lançaient, quelle que fût la suspicion avec laquelle elle considérait les politiques que définissait ce que l’on pouvait désormais qualifier – sans grand risque – d’élite politico-militaire. Elle n’ignorait pas que cette dernière avait consenti à la panoplie des moyens que – selon une lecture communément admise – les Etats-Unis, appuyés par les forces de l’OTAN, déployaient en Afghanistan mais également au Pakistan, lequel, depuis le milieu de l’année 2004, était le théâtre de frappes régulières de drones.

Le 17 janvier 2011, Davis avait abattu deux hommes (Faizan Haider et Faheem Ahmed) qui, juchés sur une moto, cherchaient - affirmait-t-il - à lui dérober ses biens   . Tentant de lui porter secours, une voiture de l’ambassade étasunienne avait accidentellement tué un passant, ne s’arrêtant pas pour autant   . Peu après, Davis était emprisonné à la prison de haute sécurité de Kot Lakhpat (Lahore). Jugé coupable, il risquait la condamnation à mort   . Aussi s’agissait-il de ne pas ternir la portée (en tout état de cause, symbolique) de son interpellation en laissant la voie libre à quelque groupe extrémiste qui ferait justice, mettant un terme à la surenchère nationaliste dans laquelle le pays s’engageait.

Au demeurant, le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP, Mouvement des Talibans du Pakistan) lançait une mise en demeure aux gouvernements du Pakistan et du Pendjab : ceux-ci se devaient de lui confier Davis s’ils étaient incapables de résister aux pressions américaines. Dans le cas contraire, les dirigeants des gouvernements au Centre et à Lahore s’exposeraient à de graves représailles. Le ministre de la justice du Pendjab, Rana Sanaullah, exigeait, pour sa part, que le Consulat des Etats-Unis remît à cet Etat les personnes qui se trouvaient à bord de la voiture qui avait tué un passant (Ibadur Rehman).

La voix de Rehman Malik, ministre de l’intérieur du Pakistan, semblait isolée : il soulignait que Davis jouissait d’un passeport diplomatique, tandis qu’il appelait implicitement les médias à ne pas s’éloigner de la réalité des faits. Mais la pression populaire, habilement flattée, allait crescendo, d’autant que l’épouse de Faheem Ahmed se suicidait le 6 février, absorbant du poison. Le 16 février, Shah Mehmood Qureshi, jusqu’il y a peu ministre des affaires étrangères, indiquait qu’il avait été informé le 31 janvier, alors qu’il était encore en poste, que Davis ne disposait pas du statut diplomatique. Qureshi adoptait une position qui le situait au sein du courant nationaliste : se déclarant attaché à la souveraineté et à la dignité pakistanaise, il soulignait qu’après avoir étudié les Conventions de Vienne et la Diplomatic Law pakistanaise, il en avait conclu que Raymond Davis ne pouvait prétendre à l’immunité diplomatique. Shah Mehmood Qureshi signalait qu’une réunion interministérielle s’était accordée sur une telle conclusion. C’était là la position que l’ancien ministre avait défendue durant un entretien (ce même 16 février) avec John Kerry, président de la Commission des Affaires Etrangères (US Foreign Relations Committee) qui s’était ainsi rendu en République Islamique. En tout état de cause, la Haute Cour de Lahore s’opposait à la libération de Davis, exigeant son jugement.

Davis, employé du consulat américain de Lahore, jouissait-il du statut diplomatique ? Etait-il un agent de la CIA (Central Intelligence Agency) comme nombre de Pakistanais le supposèrent immédiatement ?   Pourquoi donc était-il armé ?   Mais tel était également le cas de ses deux probables assaillants dont la réputation de voleurs à Lahore n’était plus à faire. Les spéculations allèrent bon train : les deux hommes étaient-ils des agents de l’Inter-Services Intelligence (ISI), les services de renseignements pakistanais par excellence   , lesquels cherchaient à signifier à la CIA qu’elle devait cesser d’opérer sur le territoire pakistanais sans autorisation ? L’ISI s’était-elle contentée d’exploiter un incident qui arrivait à point nommé ?

En tout état de cause, la ville de Lahore avait été le théâtre d’une étrange scène qui s’était déroulée en plein jour, tandis que la rumeur persistait chaque jour davantage à imaginer la présence de nombreux espions au Pakistan. En effet le pays est désormais coutumier d’inquiétantes théories de conspiration qui tendent à l’amalgame entre espions à la solde des Etats-Unis, journalistes, politologues voire chercheurs dont les études s’appliquent à d’autres champs. Les familiers du Pakistan qui, de surcroît, ont une bonne connaissance d’une des langues véhiculaires ne sont eux-mêmes plus à l’abri ; bien au contraire. On les accuse implicitement sinon d’adhérer à "l’idéologie impérialiste" à laquelle la Maison Blanche s’essaierait depuis le 11 septembre 2001, du moins d’avoir cédé à l’attrait de l’argent facile. Au demeurant, un quotidien (que nous ne citerons pas) a pris coutume, depuis le milieu de l’année 2009, de se livrer à de redoutables "révélations". Il a recours à une méthode simple : il laisse entendre que tel ou tel étranger, sous couvert d’un statut diplomatique ou d’une activité journalistique, travaille en réalité pour l’infâme Blackwater   . Et il va souvent jusqu’à préciser l’adresse du bureau voire du domicile de la personne dont la "probité" est ainsi mise en cause, la contraignant à plier bagage rapidement.

De source sûre, l’on nous indiqua en 2009 que ce quotidien agissait de concert avec l’ISI qui cherchait sinon à se débarrasser de personnalités encombrantes, du moins à créer une atmosphère d’insécurité : nombre d’étrangers qui n’étaient protégés par aucun statut diplomatique déclaraient (selon notre analyste) attendre chaque jour avec inquiétude la livraison du quotidien dont nous taisons le nom. L’opinion publique pakistanaise, quant à elle, est de plus en plus convaincue de la justesse de telles dénonciations, alors même que sa suspicion à l’encontre de toute institution nationale va croissant. Mais il est vrai que la propagande ainsi imaginée fait appel à une souveraineté nationale bafouée, alors que nombre d’étrangers, bénéficiant de la mehmannawazi   , n’ont guère respecté des codes culturels importants, indispensables à toute acceptation de la société pakistanaise, ce qui aurait en quelque sorte "autorisé" les Pakistanais à "pardonner" partiellement la propagande jugée manichéenne que l’Occident, selon eux, entretient. Au demeurant, la problématique des activités de services d’espionnage concurrents reste à explorer.

Pied de nez à une communauté internationale qui ne cessait de blâmer les lois rétrogrades pakistanaises ? Les Etats-Unis, souhaitant la libération rapide d’un citoyen qui peut-être en savait "trop", étaient contraints – en dépit de leur refus réitéré – de recourir à la loi du sang - ou diyat - au terme de laquelle le coupable, si les familles des victimes y consentent, recouvre la liberté en versant une compensation financière. Il s’agissait ainsi d’une caution indirecte d’une législation qui procédait de l’héritage d’un règne désormais honni : celui du Général Muhammed Zia ul-Haq. Tandis que des manifestations de protestation avaient lieu à travers le pays, des rumeurs persistantes indiquaient que les deux familles avaient été contraintes de s’exécuter. Washington, quant à lui, se défendait de leur avoir versé la somme de deux millions de dollars, précisant que c’était là une démarche privée.

Il y eut nombre de manifestations de protestation à travers le pays, tandis que l’on soufflait à la population une interrogation : la libération de Davis aurait été acceptable si les Etats-Unis avaient eu le même geste de clémence envers "la victime pakistanaise par excellence" de la "guerre contre la terreur", Aafia Siddiqui ((www.radio-canada.ca/nouvelles/International/2010/09/23 et  http://en.wikipedia.org/wiki/Aafia_Siddiqui). Alors que les Etats-Unis s’évertuaient à proclamer leur attachement à la promotion d’un meilleur dialogue avec leur allié pakistanais, un drone meurtrier frappait cependant le Waziristan du Nord un jour après l’annonce de l’accord…