Un essai très riche qui retrace la vie de Jean Cocteau, génie et dandy dont l’étendue de l’œuvre est considérable.

« Le poète est un mensonge qui dit toujours la vérité. »

Cette phrase de Cocteau, qui clôt l’essai intitulé Jean Cocteau, archéologue de sa nuit, paru en octobre dernier, en opère également une synthèse particulièrement intéressante. À travers l’admirable travail de documentation de Dominique Marny, qui associe textes manuscrits et typographiés, dessins et photographies d’origine, nous plongeons dans tout ce qui fait l’ambiguïté du personnage Jean Cocteau. Parce qu’elle est écrivain, l’auteur de cet essai nous emporte avec brio dans le flux incessant de la vie de l’académicien qui fut poète, romancier, journaliste, dramaturge, dessinateur et cinéaste ; et parce qu’elle est aussi sa petite-nièce et la vice-présidente du comité Jean-Cocteau – créé par Pierre Bergé –, transparaissent sous sa plume son affection et son admiration pour ce grand personnage. Elle n’en laisse pas pour autant de côté la part la moins prestigieuse de cette vie, en particulier l’addiction à l’opium et ce qu’on a pu qualifier de “double jeu” durant la Seconde Guerre mondiale.

De sa naissance, le 5 juillet 1889 à Maisons-Laffitte, au 11 octobre 1963, jour de sa mort à Milly-la-Forêt, cet album retrace l’existence de Jean Cocteau, tant sur les plans amical et amoureux que sur le plan artistique, brossant donc un portrait très riche de l’académicien. Une vie d’autant plus intéressante qu’elle a croisé ceux qui se trouvèrent au centre de la vie intellectuelle et artistique du début du XXe siècle. Picasso, Stravinsky, Satie, Jacob, Poulenc, Auric, Honegger, Vilmorin, Piaf, Colette, Coco Chanel, et beaucoup d’autres, comptèrent parmi ses amis.

Le génie et le dandy
Issu d’une famille qui allie le goût de la mondanité et celui des arts, Cocteau est dès l’origine une figure de l’ambivalence. Il refusera toujours de choisir : à la fois bourgeois parisien confortablement installé et artiste souvent à contre-courant, il revendique ces deux facettes qui font de lui un intellectuel particulièrement critiqué ; parce qu’il est un véritable dandy, et parce qu’il soulève la controverse, cristallise les conflits artistiques qui animent son époque et accorde bien peu d’importance aux critiques. “Ce que le public te reproche, cultive-le : c’est toi”   . Cocteau est présenté dans cet essai comme un génie ayant le don de reconnaître ses congénères : il décèle le talent chez les autres, bien avant que le public et la critique ne s’en emparent. Cette intuition du génie artistique est mise à l’œuvre dès ses premières amitiés.

Dominique Marny a pris soin de regrouper les productions de son grand-oncle par groupes de cohérence, sans pour autant briser l’ordre chronologique autour duquel s’articule tout l’ouvrage. Les débuts de Cocteau dans la presse dominent la première section de l’album, puis font place aux œuvres poétiques et romanesques, en lien étroit avec les milieux du ballet et de la musique ; en découle très naturellement la section cinématographique, suivie des créations picturales – les nombreuses fresques que Cocteau a réalisées dans des lieux tels que des églises, des chapelles ou des centres culturels, en particulier –, se plaçant dans la continuité des multiples dessins de l’artiste, qui constituent à eux seuls un des réseaux de cohérence de l’ouvrage. Mettant en avant les évolutions successives de la pensée de Cocteau, exposant les différentes étapes de la construction d’une œuvre étendue, Dominique Marny montre l’artiste au travail.

Souvent accusé de dilettantisme, Cocteau est pourtant un acharné de travail. Un des principaux objectifs de Dominique Marny est de réparer ce qu’elle considère comme une erreur de jugement en montrant l’académicien à l’œuvre, touche-à-tout mais talentueux, employant une large partie de son temps à faire fructifier ses idées et à créer. La multiplication des documents au sein de l’essai, en particulier les manuscrits et les dessins, s’inscrit dans cette démarche. Ce que l’on pourrait considérer comme l’apogée de la reconnaissance du travail du poète et romancier, son entrée à l’Académie française, fait l’objet d’une attention toute particulière de la part de l’essayiste ; un traitement de l’événement qui met davantage l’accent sur le personnage du dandy qu’au véritable talent littéraire.

Le très bref rattachement de Cocteau au surréalisme, plus particulièrement au mouvement Dada (créé à Zurich en 1916 par un groupe de poètes et de peintres), prend fin à la suite d’une mésentente avec André Breton, son chef de file. Selon Cocteau, le “Suicide-Club Dada recouvre l’art et la littérature d’une neige plus froide que la mort”. Cocteau devient le parrain du groupe des “Six”, composé d’Arthur Honegger, Francis Poulenc, Louis Durey, Darius Milhaud, Georges Auric et Germaine Taillefer, tous musiciens et réunis par l’amitié. Cette proximité avec l’univers de la musique est un des fils directeurs de l’œuvre de Cocteau. Elle est également liée à la danse, et prend sa source dans les représentations des ballets russes de Diaghilev, que Cocteau découvre très jeune et dont il se prend de passion. Le mouvement et la musique sont des données essentielles au sein de sa poésie, ce qui explique en partie son entrée dans le monde du cinématographe, avec l’adaptation de son roman Les Enfants terribles et sa version de La Belle et la Bête, entre autres.

Sous l’Occupation, il refuse de mettre un terme à ses fréquentations allemandes et poursuit ses différents travaux, multipliant articles, poèmes, pièces de théâtre et projets cinématographiques. Cette attitude lui est reprochée à l’issue de la guerre, en particulier en ce qui concerne son attachement au sculpteur rhénan Arno Breker, grand favori d’Hitler. Il est cependant rapidement acquitté par le Comité d’épuration des écrivains, ainsi que par celui du cinéma.

Sa vie sentimentale contribue largement à son image de dandy. Fou amoureux de son protégé, Radiguet (un très jeune homme qu’il prend sous son aile alors que le garçon n’est âgé que de seize ans et qui finit, selon les termes de Cocteau, par dépasser son maître, devenant un enfant prodige de la littérature ; auteur du Diable au corps), puis amant de Nathalie Paley, la fille d’un grand duc de Russie, avant d’entretenir une longue relation avec Jean Marais, un autre talent qu’il révèle au grand jour.

Sans enfant, il finit sa vie en compagnie d’Édouard Dermit, acteur (il est Paul dans Les Enfants terribles, réalisé en 1950 par Jean-Pierre Melville) et peintre avec lequel il entretient des rapports ambigus et qu’il désirera adopter. Cocteau dévoile et cache tour à tour ses secrets les plus intimes, comme son homosexualité, son addiction à l’opium, sa dépression… Il passe systématiquement par l’art pour exprimer ses points de vue, ses états d’âme, puisant dans ses noirceurs afin d’en faire jaillir la lumière.

Archéologue de sa nuit
“Tu sais bien que les puissances de l’âme procèdent étrangement de la nuit” (Eupalinos de Mégare)   .

Lors d’une discussion autour de son film Le Testament d’Orphée (première sortie en salle en 1960), Cocteau se place dans la continuité d’une telle pensée en s’affirmant “archéologue de sa nuit”, en perpétuelle exploration de ses propres ténèbres, par le biais de la poésie qui traverse toute son œuvre. Il ne faudrait pas confondre la nuit dont je parle et celle où Freud invitait ses malades à descendre. La nuit dont je m’occupe est différente. Elle est une grotte aux trésors”   . Cocteau y puise une grande partie de son inspiration, il sait la modeler, l’exprimer à travers des symboles, des mythes. Ces mythes, celui d’Orphée par exemple, occupent une place dominante au sein de sa création, ce que Dominique Marny met en avant de manière judicieuse.

À cette mythologie, le poète ajoute peu à peu sa mythologie personnelle : le miroir, l’ange Heurtebise et l’étoile qui accompagnent systématiquement sa signature en sont les éléments les plus frappants. Ils s’accompagnent d’une réflexion sur la mort, liée aux ténèbres de l’être. “Sauve-toi dans tes ténèbres. Inspecte-les. Expulse-les au grand jour”   . En ce sens, Cocteau s’oppose à la conception de Gide – qui affirme que le voyage du poète commence au seuil de sa maison, c’est-à-dire au moment où il sort de lui-même. Selon Cocteau, au contraire, “on ne devrait jamais parler d’inspiration mais d’expiration puisque les choses ne nous viennent pas de quelque ciel mais sortent de nos profondeurs”. Le thème de la nuit intérieure comme espace et temps de la création est récurrent chez Cocteau. Tout homme est une nuit. Le travail du poète est d’apprendre à l’approcher et à en faire le matériau de son art.

« Je reste avec vous »  
La mort appose très tôt son sceau sur la vie de Jean Cocteau : le suicide de son père en 1898, le décès de sa grand-mère l’année suivante, puis de son grand-père, de son ami et modèle Guillaume Apollinaire, de son amant Raymond Radiguet, de sa mère, de son ami Max Jacob, de sa sœur, de son frère et enfin d’Édith Piaf, une de ses plus grandes amies. Il constate avec angoisse et désespoir que tous ceux qui l’entourent et à qui il voue une grande affection paraissent destinés à le quitter prématurément. Une des disparitions les plus traumatisantes est sans aucun doute celle de Radiguet. Après ce brusque décès, Cocteau invoque l’image d’une “usine de cristal en miettes” pour exprimer son désespoir. Un désespoir similaire s’empare de lui lorsqu’il apprend le décès d’Édith Piaf. La légende dit que cette nouvelle précipita sa propre mort. En insistant tout au long de l’ouvrage sur les liens d’amitié particulièrement forts que Cocteau entretient avec nombre d’artistes, Dominique Marny reconstruit l’image d’un homme apprécié tant pour son talent que pour sa personnalité.

Plus qu’un simple hommage, cet essai se caractérise également par une volonté ferme de rétablir la vérité sur le poète, de le réhabiliter en tant que figure importante de la littérature française, dont la création n’est aujourd’hui connue que très partiellement. Cette démarche est depuis de nombreuses années celle de Dominique Marny, qui a entre autres publié d’autres essais sur ce sujet, Les Belles de Cocteau et La Belle et la Bête, les coulisses du tournage, et réinvestit la maison de Milly-la-Forêt pour en faire un lieu d’exposition et de commémoration ouvert au public. Derrière cet impressionnant travail de recherches se trouve un désir de justification, comme si elle ressentait le besoin de réparer les erreurs de jugement dont Cocteau a pu être la victime. Dandy, mais génie ; opiomane, mais repenti ; accusé de collaborer, mais apolitique ; tel est le portrait qu’elle dresse progressivement de lui. Elle s’emploie à disséquer chacune de ces accusations pour mieux les contrer.

Jean Cocteau, archéologue de sa nuit se présente donc comme un essai particulièrement riche, proche de l’album d’art, mené avec brio par une romancière et scénariste passionnée par son sujet. On pourrait lui reprocher quelques pages chaotiques où les documents s’entremêlent sans cohérence directe avec le texte, le lien s’établissant un peu plus tard. Mais cela oblige à réexaminer ces documents pour en saisir le sens, à la fois en tant que tel et au regard de l’évolution de Cocteau ; un mal pour un bien ? Malgré ces quelques fausses notes, l’objectif principal est atteint : redonner à Cocteau le souffle qui a animé sa vie et qui meut toute son œuvre.