À quatorze mois des élections législatives de juin 2012 qui décideront véritablement de la couleur du nouveau gouvernement, la très sérieuse revue Commentaire a proposé à un panel "d’observateurs attentifs de la vie politique" française de "procéder à une expérience mentale" : il s’agissait de se transporter en imagination vers l’avenir probable d’une France gouvernée par la gauche, après la victoire du Parti socialiste et des ses alliés lors de ces élections.

Parmi les vingt-sept hommes et trois femmes (plus un collectif) ayant accepté de participer à ce voyage en esprit figurent une grande majorité d’économistes, de nombreux historiens, politologues et journalistes, mais aussi des hauts fonctionnaires, quelques entrepreneurs et une élue, et nombre de contributeurs réguliers de la revue fondée par Raymond Aron. Un éventail assez représentatif, donc, de la diversité des options au sein de la tendance libérale et démocrate. Unité et diversité que l’on retrouve dans "l’analyse de la situation présente et future de la France" qui émerge de ces trente-et-une contributions.

Espoirs, craintes et visions partagés


Qu’ils voient Martine Aubry, François Hollande ou Dominique Strauss-Kahn à la tête de l’Etat, ou qu’ils recommandent pour tel ou tel ministère quelque "valeur sûre" issue des gouvernements Jospin, voire même de l’ère Mitterrand, la plupart de ceux qui se livrent au jeu du pronostic des personnalités s’accordent en tout cas à dire que ce ne sera pas de ce côté-ci qu’aura lieu le renouvellement. Or la nécessité impérieuse d’un changement profond après le quinquennat qui s’achève est bien l’élément commun qui traverse comme un fil rouge chacun de ces textes.

La quasi-totalité des contributeurs s’accordent en effet sur le constat de départ : la France traverse une crise majeure et durable, politique, économique et sociale, des finances publiques et de confiance, que l’exercice du pouvoir par les gouvernements de ces quatre dernières années a contribué à aggraver. Si chacun admet, explicitement ou non, la part des traditions et celle de la situation macroéconomique dans le contexte de la "mondialisation (non par hasard affublée du sobriquet "hyper-libérale")" (Les Gracques), la plupart reconnaissent la responsabilité spécifique de Nicolas Sarkozy et de nombre de ses ministres dans l’effritement de la cohésion sociale et dans la sédimentation chez les gouvernés d’un sentiment de défiance sans précédent vis-à-vis des gouvernants. Aussi, chacun à sa manière, six textes (ceux de Laurent Bouvet, Jean-Claude Casanova, des Gracques, de Christophe Prochasson, d’André Révigny et de François Sureau) sont peu ou prou consacrés au devoir préalable qui s’imposerait à toute nouvelle équipe de rétablir la dignité de l’image et de l’exercice du pouvoir. Si ce rétablissement doit passer par le choix résolu de la moralité publique, chacun s’accorde à dire qu’il implique aussi une véritable réforme de l’État, défendue dans des formes variables par tous les contributeurs, nombreux, s’exprimant à son sujet.   

Concernant la crise économique elle-même, l’ensemble des auteurs se rejoignent sur un point : qu’ils forcent leur enthousiasme ou le catastrophisme, ou qu’ils expriment franchement leur scepticisme, tous reconnaissent la difficulté qui attendra un gouvernement de gauche devant le paradoxe d’une marge de manœuvre singulièrement étroite et de l’ampleur des chantiers à ouvrir. Finalement, soit qu’ils en redoutent l’impossibilité, soit qu’ils aient foi en sa réalisation, nombre d’entre eux soulignent que le succès d’une législature de gauche sera soumis à sa capacité à mettre en œuvre non pas les vieilles recettes, mais des "idées neuves" (Éric le Boucher) en phase avec la conjoncture de ce début de XXIe siècle, faite de compétition internationale, de fragmentation sociale et d’exigences démocratiques accrues., "Le courage politique sera donc la qualité la plus recherchée…", prévoit alors Alain Bergounioux, ce qu’exprimeront également à sa suite Yves Cannac et surtout Marie Mendras.

Une multiplicité de possibles

Un mot d’ordre général semble donc être lancé : réformer, réellement, courageusement, en profondeur et de façon audacieuse. Toutefois, d’un texte à l’autre, les priorités changent avec la définition du "préalable" et du "conditionné". Pour des raisons de conviction ou de domaine de compétence, les auteurs précédemment cités s’attachent d’abord à la réforme de l’État et de la démocratie. D’autres ont eux aussi leur réforme fétiche, à l’instar de Jean-Thomas Nordmann qui attire singulièrement l’attention sur l’enjeu de l’éducation élémentaire et secondaire. Mais pour beaucoup, la réforme qui doit primer – parce que lui sont adossées aussi bien la situation des finances que celles de la dette publique, de l’économie, de l’emploi, et donc du moral des ménages et de la cohésion sociale – est la révision substantielle de la fiscalité. Celle-ci revêtant d’ailleurs elle aussi des enjeux démocratiques forts d’équité.

Ceux qui la mettent le plus en avant associent souvent cette priorité à celle accordée à l’enseignement et à la recherche, mais aussi au déblocage d’un marché du travail verrouillé par la multiplication des contrats (Ph. Chalmin, Jean-Hervé Lorenzi) et d’aides à l’emploi "qui forment un maquis impénétrable et inefficace" (Philippe Chalmin), préjudiciable en fin de compte aux candidats au travail. Poursuivant cette logique, les mêmes (Yves Cannac ou Élie Cohen par exemple) se font parfois les avocats de la mise en place d’authentiques politiques de gestion du personnel dans des services publics déconcentrés, "éclatés" en de plus nombreuses unités autonomes et responsables, non plus au profit des baronnies locales, mais de l’efficacité de ces services et de la qualité des conditions de travail des fonctionnaires. Dans cette perspective "d’intervention ciblée", le soutien à la recherche et à l’innovation devrait aussi correspondre à un "retour des politiques industrielles" financées par le "redéploiement fiscal" (Élie Cohen).

Mais si un certain accord semble se dégager autour de règles à suivre "d’une radicalité absolue" (Philippe Chalmin), les divergences sont fortes sur la capacité d’une équipe socialiste à les mettre en œuvre. Pour Yves Cannac et d’autres, l’ampleur des enjeux exigerait un dialogue avec l’opposition auquel Christophe Barbier et Alain Besançon n’osent plus croire. En-deçà de ce conflit sans réconciliation possible, Dominique Reynié fait preuve d’un pessimisme consommé et apocalyptique quant à la capacité de la gauche à maintenir ses propres alliances et sa propre cohésion en période de crise majeure, même si la perspective de faire cavalier seul apparaît à Alain Duhamel comme la chance du parti socialiste d’appliquer une politique d’austérité capable de rassurer les investisseurs internationaux.

Surtout, tout au long de la lecture de ces quarante-deux pages, on est comme balloté par un doute ambiant devant un Parti socialiste gagnant plutôt par la défaite de Nicolas Sarkozy que par lui-même (Jean D’Ormesson), devant une gauche sans "perception univoque d’elle-même", et qui "oscille en permanence entre l’image qu’elle veut donner d’elle-même et les réalisations économiques et sociales qu’elle a vocation à incarner" (Philippe Trainar). Certes, rares sont ceux qui, comme Jean-Dominique Giuliani, redoutent véritablement les dépenses inconsidérées qu’engagerait une très hypothétique politique clientéliste destinée aux agents publics. Mais si Philippe Manière encourage cette équipe encore imaginaire à "s’attaqu(er) sans hésiter à une poignée de tabous que la droite n’a pas touchés", Marie Mendras s’interroge sur sa capacité à "dire la vérité" et à adresser "un discours moins démagogique" et déresponsabilisant aux Français. Une crainte partagée et plus ou moins avouable semble donc surnager : que l’expérience mentale de la "métamorphose" ne reste que la vision d’"une France de science-fiction" (Corinne Mellul).

Parvenu à ce point, on peut alors retourner à la contribution de Michel Didier. Serein et sans enthousiasme,  celui-ci prévoit que tout en ne revenant pas sur la réforme de l’Université, et peu sur celle des retraites – réussites admises de leurs prédécesseurs qu’ils ne sauraient pourtant avouer – les socialistes, soutenus par leur électorat traditionnel augmenté de quelques déçus du sarkozysme, pourront mener quelques avancées. Appréciables sinon spectaculaires, réelles mais insuffisantes, elles laisseront toujours de quoi renouveler en 2016 l’expérience proposée par Commentaire en 2011


* "Une expérience mentale. Les élections législatives de 2012 sont remportées par les socialistes", Commentaire, n° 133, Printemps 2011