Dans un recueil de chroniques philosophico-poétique, Jean-François Duval nous convie à regarder notre quotidien autrement afin de réaliser que le bonheur n'est pas si loin.

Il est des livres qu’on picore. On s’y amarre, on en repart, on y revient. Il en est ainsi du livre de Jean-François Duval, Et vous, faites-vous semblant d’exister ?, paru aux PUF au début de l’année. Ouvrage classé en “philosophie générale”, en réalité inclassable, recueil de chroniques philosophico-poétiques sur la vie et son sens qu’il s’agirait de décrypter dans les petits riens de la banalité quotidienne. En quelque sorte, porter un regard décalé sur l’existence pour en palper la quintessence.

Philosophons ?
Un livre de “philosophie du quotidien” est-il un livre de philosophie ? Les ouvrages de cette veine envahissent les étals des libraires pour une foule avide de mieux-être et de sens dans ce monde qui s’affole. Insatisfaits chroniques, à la recherche d’autre chose, de plus, de mieux ; éreintés par le quotidien qui aspire et engloutit toute pensée, taraudés par cette impression de passer à côté de sa vie, de “faire semblant d’exister”, nous cherchons à mettre du sens dans l’ordinaire, dans la répétition des jours, la litanie sans fin du quotidien. C’est l’objectif visé par le livre de Jean-François Duval.

Livre qui n’est pas à proprement parler un livre de philosophie, plus proche en réalité des livres de “développement personnel” que de la reine philosophie. L’argument souvent utilisé pour justifier ces ouvrages “philosophiques” est celui d’un retour aux écoles de philosophie antique qui aidaient à vivre et prodiguaient des maximes pour le quotidien. Jean-François Duval se dit d’ailleurs “fan absolu de Sénèque”, “Sénèque, c’est stylé” affirme-t-il   . Aucun sujet serait donc non philosophique, tout dépend du regard que l’on porte dessus. L’auteur s’inscrit également dans la lignée de Barthes avec ses Mythologies, titre d’un chapitre du livre. Jean-François Duval est d’ailleurs collaborateur à Philosophie magazine. Il s’inscrit donc dans le courant d’une philosophie qui est accessible à tous, hors du cénacle universitaire, et qui porte un regard sur notre monde contemporain.

Florilège des “pensées” de Jean-François Duval
Lorsque nous courons après notre chien, ce satané canidé qui décidément n’en a que faire de sa laisse et vagabonde loin devant, nous voici devenu flèche de Zénon   . Désespéré par le paradoxe de cette flèche censée ne jamais parvenir à atteindre sa cible, soudain nos jambes galopent à grande vitesse et, en dépit de la prédiction du philosophe, le chien est rattrapé. Saveur du triomphe sur les maîtres, aussi philosophes soient-ils.

Ou encore, scène de la vie quotidienne : notre sac de course en papier s’effondre en pleine rue, détrempé par l’averse qui fait rage. Rage qui s’empare d’ailleurs de nous, fulmination devant nos achats qui jonchent la chaussée. Alors soudain l’homme fait preuve d’un sens pratique et d’une efficacité redoutable : il retourne au magasin, subtilise moult sacs et retourne bien vite ramasser ses achats répandus sur le trottoir luisant de pluie. Petite victoire quotidienne et sensation d’avoir maîtrisé le chaos de ses courses, comme celui de l’existence, tel que l’homme tente de le faire depuis des siècles à coups de science et d’invention. L’homme “maître de la nature”.

Un détour également par nos habitudes langagières les plus banales et quotidiennes, de celles que l’on utilise mécaniquement, sans même faire attention. Ces expressions recèlent en réalité des trésors de sagesse. Magie de l’expression “À toute !” qui libère du temps   . Jean-François Duval, initié à cette expression par des ados de quinze ans, découvre la magie de ce vocable flou et imprécis. “À toute !” peut signifier “J’arrive dans dix minutes”, “À la semaine prochaine”, “À plus tard dans la vie”, rien n’est sûr, rien n’est prévu et le temps se libère : “C’est une façon royale de faire éclater le carcan de notre univers soumis aux tristes lois einsteiniennes de l’espace et du temps”   .

Il faut arrêter là la recension des différents thèmes abordés dans le livre car l’exercice peut devenir rapidement lassant. Un livre de chroniques est en effet un parti pris périlleux, le danger de la répétition et de la redondance menace, et l’ennui, son cousin le plus proche, gagne rapidement le lecteur qui, téméraire ou avide de promesses de sens, entreprendrait de lire ce livre d’une seule traite.

Ainsi, Et vous, faites-vous semblant d’exister ? n’est pas un livre de philosophie. Ou peut-être un genre de philosophie prête à digérer, la pensée que l’on se contente d’affleurer. Et alors ? Ce livre ne prétend pas développer une pensée conceptuelle. Il est une ode à la légèreté qui, dans ses sourires, révèle parfois un vertige qui enclenche la réflexion. Surtout quand cette légèreté se raconte dans un style littéraire délicieux où le vagabondage est le rythme ordinaire et la désinvolture l’attitude requise. Philosophie en filigrane, en funambule, sur la pointe des pieds. L’auteur ne revendique rien de plus que cela. Dans le registre des livres de “développement personnel”, il est plutôt réussi. Aucune prétention, objet littéraire fugace, un sourire, un instant, une question et la vie reprend, mais peut-être différemment. Un seul objectif : enchanter l’ordinaire si pesant.

“Vivre est autre chose”
Un livre qui se lit comme en flânant, du moelleux qui confine parfois à la mollesse ? L’auteur semble nous lancer cette invitation : “Rêvez, mais trop fort !” Rêvez quotidien. Rêvez à portée de main. Triste miroir des rêves de l’humanité que celui de la banalité quotidienne ! Le bonheur du “pas-grand-chose”, du petit rien qui vous effleure. Pas d’utopies, de grandes passions, de grandes douleurs. La résignation, signe d’une époque sans idéaux, qui se contente de rêver à bas bruit. Philosophie qui console, qui allège de la pesanteur des jours vides de sens, mais qui n’ouvre à rien, ne porte pas d’espérance, une philosophie désespérée ? Quand le monde n’est qu’une cacophonie creuse, raccrochez-vous à la poésie de votre sac de course. Peut-on se contenter de si peu, et si nous pensions que “vivre est autre chose” selon les mots du poète Guy Goffette ?

Jean-François Duval semble lui-même acquiescer et ne pas rester rivé à cette seule philosophie de l’ordinaire. Preuve en est, s’il en fallait une, les deux derniers chapitres, “Faire vibrer la langue” et “Sur la route avec Marylou”. Une embardée soudaine hors des sentiers des chroniques philosophiques du coin de la rue pour raconter Kerouac, la contre-culture américaine et la folie de la beat generation. L’auteur a connu plusieurs protagonistes de la “légende beat” : “Journaliste, j’ai partagé dans sa cuisine du Low East Side le repas bio d’Allen Ginsberg (Carlo Marx dans Sur la route), passé une après-midi à Beverly Hills chez Timothy Leary, retrouvé en Oregon Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou et le héros du Electric Kool-Acid Test de Tom Wolfe. […] Peut-être bien que j’avais l’intention de devenir un personnage de roman à mon tour ?”   . Et là peut-être se trouve la clé du sens de la vie pour l’auteur, dans les mots, dans la langue : “On goûte la langue, on l’éprouve, on l’explore dans ses multiples résonances. Elle est notre salut. Faire vibrer la langue, c’est faire vibrer la vie”   . Vivre c’est comme écrire, le pouls de la vie est là, dans la littérature, dans l’art. Vie et art entremêlés dans un même souffle, la seule manière de ne pas suffoquer et finalement de ne pas faire “semblant d’exister” ?