Un dossier bien ficelé, regroupant des interventions variées, pour comprendre le mode de gouvernement de cette institution complexe qu’est la Sécurité sociale.
Les négociations, portant sur l’évolution des retraites complémentaires des salariés, entre les partenaires sociaux se sont achevées en fin de mois dernier. Les différents syndicats de salariés et patronaux se sont mis d’accord, d’une manière qu’il est – même avec la meilleure volonté du monde – difficilement possible de qualifier de transparente , sur un texte qui, pour être entériné, avait besoin de trois signataires parmi les syndicats de salariés. Il semblerait que les voies de la démocratie sociale deviennent aussi impénétrables que d’autres voies théocratiques… Pour en revenir au texte, ce dernier propose d’abord la prorogation de l’AGFF du 1er juillet 2011 au 31 décembre 2018 ; ce qui permet d’éviter une réduction du montant des pensions des retraités. Ensuite, un autre point dit fort (mais que l’on peut trouver faible selon le point de vue adopté) de ce texte est celui de la baisse du rendement des cotisations (ce que rapporte un euro investi) pour les cadres : le rendement de l’Agirc va diminuer pour s’aligner sur celui de l’Arrco. Enfin, l’âge de départ à la retraite pour les régimes complémentaires s’uniformise avec celui du régime de base qui a changé l’an dernier suite à la réforme des retraites (passage de 60 à 62 ans).
Bref, de façon paradoxale, ce sujet apparaît très technique et difficilement compréhensible pour un non-initié alors qu’il concerne presque la totalité de la population salariée française . Aussi, si vous n’avez pas compris ce qui précède, ne vous inquiétez pas, c’est normal ; d’autres s’en occupent (mais pas nécessairement pour vous). Car il faut savoir que, si une hirondelle ne fait pas le printemps, une équation (mêlant cotisations et prestations) fait bien une assurance sociale. Il en va ainsi avec la Sécurité sociale : la technicité des sujets qui lui sont liés les fait apparaître apolitiques, sous couvert de neutralité scientifique, alors qu’ils sont justement profondément politiques ; l’habillage (ou plutôt le blindage) technique (et donc rhétorique) joue en quelque sorte le rôle d’un cache-sexe politique, sorte de mini gilet pare-critiques, empêchant de comprendre les mécanismes et rapports de force qui président à la Sécurité sociale. Il en ressort que tous les livres explicitant le fonctionnement de cette institution sont les bienvenus – et ils ne sont pas si nombreux que cela.
Nous en arrivons ainsi à l’ouvrage dont il va être question ici : comment est gouvernée cette immense institution que l’on connaît (plus ou moins bien) sous le vocable de la Sécurité sociale ? C’est à cette question que Gilles Nezosi tente de répondre sous la forme d’un dossier, intitulé La gouvernance de la Sécurité sociale. Une institution en quête de régulation. Ce dossier, plutôt bien agencé (malgré une forte prépondérance des risques sociaux "santé" et "famille" au détriment des autres), regroupe des extraits de textes provenant d’interventions de personnalités diverses (chercheurs, journalistes, politiciens, etc.). Cette profusion de points de vue, parfois contradictoires et d’autres fois répétitifs, sert bien l’argumentation et permettra au lecteur de piocher dans les éléments de réflexion de son choix pour se faire sa propre idée sur le mode de gestion de cette organisation tentaculaire qu’est la Sécurité sociale.
De la démocratie sociale…
Le contexte de mise en place de la Sécurité sociale était celui d’une situation d’après-guerre dans laquelle des acteurs – tels que la mutualité, le patronat ou encore les professions médicales – qui auraient pu avoir leur mot à dire sur la question de la gestion des assurances sociales, étaient en perte de légitimité pour des raisons spécifiques à chacun d’entre eux. Les groupes alors en position de force étaient ceux de la gauche, notamment le parti communiste, la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) et les syndicats. Pour ces derniers, la Sécurité sociale devait répondre à un objectif de justice sociale en emportant l’adhésion la plus large possible au sein de la population française. Etant donné que, dans les années 1945, le financement de la Sécurité sociale reposait, dans une logique bismarckienne, sur le monde du travail, il apparut dès lors logique que les salariés soient les pièces maîtresses du système. La démocratie sociale se mit ainsi en place : "en vertu du principe "qui paye gère" les syndicats et le patronat [allaient] cogérer les différents systèmes de protection sociale. Ils [devinrent] des partenaires sociaux" . Le paritarisme, mode de gestion paritaire appliqué à la Sécurité sociale, prit son essor. Des caisses, déclinaisons territoriales de la caisse, alors unique, de la Sécurité sociale, furent mises en place avec, comme le remarque la chercheuse du CNRS Antoinette Catrice Lorey, "à leur tête un conseil d’administration composé de représentants des bénéficiaires et des employeurs" . Un autre chercheur, Michel Borgetto, précise que : "pour les hommes de la Libération, en effet, le principe d’une gestion de la Sécurité sociale par les principaux intéressés constituait sans conteste une conséquence directe de l’idée de démocratie sociale" .
Cette autonomie de gestion, fidèle à "la tradition mutualiste de gestion par les intéressés" était néanmoins en partie encadrée par l’État car les élections des représentants des salariés se faisaient "non pas sur les qualités techniques des candidats, mais sur des programmes de politiques sociales" . Il nous semble que l’on retrouve ici la distinction wébérienne entre une "éthique de la conviction" (maxime guidée par un idéal faisant fi des conséquences de son action) portée par les syndicalistes et une "éthique de la responsabilité" incarnée par l’Etat ; chacun des discours justificatifs trouvant alors son fondement dans un registre de justification spécifique ("civil" pour les syndicats et "industriel" pour l’Etat) – registres inclassables l’un par rapport à l’autre puisque liés à des valeurs différentes dans une société qui se veut axiologiquement neutre. D’ailleurs, Pierre Laroque (qui est souvent considéré comme le "père" de la Sécurité sociale) notait que, si l’administration de l’institution par les syndicats n’était pas optimale, elle permettait cependant "une gestion plus humaine et plus souple et ceci compense bien cela" .
… à la démocratie parlementaire
En conséquence de cette gestion considérée comme inefficiente, l’État français s’immisça peu à peu dans le gouvernement de la Sécu. La parution du décret du 12 mai 1960 modifia l’équilibre des pouvoirs au sein de la Sécurité sociale en déplaçant son centre de gravité (des syndicats vers l’État) : les agents de direction (professionnalisés par une scolarité au Centre national d’études supérieures de Sécurité sociale ) voyaient leurs prérogatives élargies mais étaient proposés par le ministre aux différents conseils d’administration dans lesquels siégeaient les syndicats. En 1996, des conventions d'objectifs et de gestion fixaient les règles entre l’État et les caisses nationales ). Cependant, dans un souci de "conserver la maîtrise d’une masse de dépenses et de prélèvements qui constituent un enjeu essentiel pour les équilibres de la nation" , c’était l’État qui pilotait le régime puisque il conservait la maîtrise des deux paramètres principaux : le niveau des cotisations prélevées sur les salaires ainsi que celui des prestations versées aux usagers-bénéficiaires.
Par ailleurs, dans les années 1990, les syndicats furent critiqués sur leur mode de gestion de la Sécurité sociale (notamment détournement de fonds, manque de professionnalisme et dérive financière du système) et leur légitimité, anciennement basée sur leur forte représentativité, se retrouva mise en question du fait de la désyndicalisation de la société française. Cette inefficience gestionnaire "débouch[a] sur la proposition d’impliquer le Parlement dans les débats sur la protection sociale, d’autant plus que le budget de la protection sociale dev[int] supérieur à celui de l’Etat dans les années 1980" . Le plan Juppé (1996) mit en place le vote annuel d’une loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) qui consacra le rôle du Parlement. La démocratie politique prit alors le pas sur la démocratie sociale ; ce qui poussa nombre de commentateurs à parler "d’étatisation de la Sécurité sociale". Pierre-Louis Bras ne partage pas cet avis car, selon cet universitaire, cette vision "regroupe sous le terme d’ "étatisation" des évolutions qui ont des significations profondément différentes. Il est préjudiciable de confondre sous un même terme : un accroissement des pouvoirs du Parlement, un élargissement des prérogatives des ministres, un renforcement du rôle des administrations de tutelle ou l’émergence du pouvoir d’expert" . Notons par ailleurs que, pour bien expliquer cette modification des pouvoirs au sein de la Sécurité sociale, Gilles Nezosi la met en parallèle avec l’évolution du mode du financement de l’institution. Ne dit-on pas en effet que l'argent est le nerf de la guerre ?
L’évolution du financement de la Sécurité sociale
Dans le courant des années 1990, le mode de financement de la Sécurité sociale commença sa lente mutation. Jusqu’alors, il reposait uniquement sur des cotisations (patronales et salariales) prélevées sur les salaires des actifs. Mais la mise en place d’une taxe et d’un impôt, respectivement la Contribution sociale généralisée (CSG) et la Contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS), annonça la fiscalisation progressive du système. Il s’agissait d’alléger le coût du travail via "la mise en œuvre des politiques de lutte contre le chômage : allégements généraux sur les bas salaires, exonérations totales ou partielles pour inciter à la réduction du temps de travail, etc." . La résultante étant qu’aujourd’hui, il n’y a quasiment plus de cotisations patronales sur les salaires proches du SMIC. D’autre part, cet élargissement du financement était prévisible puisque, dans le même temps, le périmètre de couverture de la Sécurité sociale ne cessait de s’étendre pour couvrir l’inflation des risques sociaux tandis que la "société salariale" , source d’approvisionnement de l’institution, s’effritait.
Parallèlement à l’évolution du mode de financement, une légère inflexion s’effectua dans la philosophie de la protection sociale. A ce titre, Gilles Nezosi nous fait remarquer, à travers un extrait de texte de Rémi Pellet (Université de Lille 2), que "la généralisation de la Sécurité sociale et l’universalisation progressive des prestations sociales ont conduit à remettre en cause la distinction entre les droits de "l’assuré social-cotisant" et ceux du "citoyen-résident", les deux catégories se recouvrant progressivement" . Les syndicats s’opposèrent à cette fusion progressive du modèle bismarckien de la Sécurité sociale avec un modèle beveridgien . Ils plaidèrent pour exclure du périmètre de la protection sociale les dépenses non contributives – au sens où seuls les assurés sociaux ayant cotisé par leur travail pouvaient bénéficier de prestations ; pour les autres, c'est-à-dire pour ceux n’ayant pas cotisé au système, ils devaient relever de la protection directe de l’État (financée par l’impôt). Dit autrement, ils souhaitaient une distinction nette entre l’univers des assurances sociales du travail (la Sécurité sociale dont ils désiraient être les garants) et celui de l’assistance (l’État). En effet, les syndicats de salariés se sentaient marginalisés par cette fiscalisation progressive de la Sécurité sociale : à partir du moment où le financement de l’institution ne reposait plus uniquement sur le monde du travail, ne risquaient-ils pas de perdre le peu de légitimité qu’il leur restait au profit de l’État ? Le professeur d’université Michel Borgetto note ainsi que "même si cela n’est pas toujours explicité, il est clair qu’un lien étroit existe, au moins potentiellement, entre fiscalisation du système et privatisation de sa gestion : dès lors que telle ou telle branche serait alimentée exclusivement par l’impôt, il n’y aurait aucune raison logique de maintenir le principe du paritarisme (…)" . A noter qu’une fois encore Remi Pellet s’oppose à cette vision de l’étatisation, vue comme une privatisation par l’État (aussi antinomique que cela paraisse), puisque selon lui "l’État était déjà compétent pour fixer l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des cotisations sociales, comme en matière fiscale" . Précisons aussi que, pour l’auteur, cette évolution administrative ne semble pas pouvoir être totalement caractérisée par l’interventionnisme étatique, il faut aussi prendre en compte le mouvement général de professionnalisation qui concerne l’ensemble des grandes structures publiques comme privées.
Un nouveau type de management à la Sécurité sociale
Le témoignage récent d’un "acteur de terrain", ancien directeur de la caisse d’allocations familiales (CAF) de Clermont Ferrand, conteste les nouvelles méthodes de management qui tendent à s’imposer à la Sécurité sociale via la doctrine managériale du New Public Management (transposition des règles de management du secteur privé au secteur public), les conventions d’objectifs et de gestion (COG) et autres politiques contractuelles : "peu à peu, le fossé s’est creusé entre les branches, qui n’ont plus ni les mêmes missions, ni les mêmes problèmes, ni les mêmes publics, ni les mêmes partenaires" . Il critique la professionnalisation de la gestion de la Sécurité sociale car il estime que les nouvelles techniques administratives, qui se veulent modernes, éloignent l’institution de l’usager et ne lui permettent donc plus de réaliser sa mission originelle, à savoir "palier les défaillances d’une société qui dérape" . Les dernières évolutions fonctionnelles de la branche de l’assurance maladie symbolisent bien cette montée de l’expertise au sein de l’institution avec, par exemple, la création du poste de directeur général (réforme Douste-Blazy de 2004), nommé en conseil des ministres, et qui se voit confier d’importantes fonctions au détriment des syndicats. L’État intervient de plus en plus mais de façon indirecte : "dans le domaine de la protection sociale, les partenaires (sans qualificatif) et le partenariat prennent maintenant peu à peu le pas sur les partenaires sociaux et le paritarisme" .
Ainsi, la loi de 2009 "hôpital, patients, santé, territoires" (dite HPST) met en place des agences régionales de santé (ARS) qui, comme le dit l’auteur du dossier, "s’inscrivent dans ce mouvement de fond de renouvellement de l’action publique, renforçant la présence publique sans pour autant le faire de manière directe et affichée" . De plus, elles incarnent la légitimité de la qualification ; certains parleront de "technostructure" ("on assiste ainsi à l’émergence d’un corps professionnel de gestionnaires, appelés à se réguler par l’appréciation des performances et des résultats, sans interférence des positionnements syndicaux" ). La position des partenaires sociaux quant à la gestion de l’assurance maladie devient encore plus marginalisée suite à cette loi et elle laisse présager une évolution similaire dans les autres branches de la Sécurité sociale. Dorénavant, remarque Gilles Nezosi, "ce ne sont plus deux légitimés qui s’affrontent, les questions de cohérence, de pertinence et d’efficacité prennent le pas". Nous ne partageons pas tout à fait ce point de vue car, selon nous, cette nouvelle tendance traduit la substitution de l’éthique de la responsabilité (incarnée, dans le discours dominant, par la figure de l’expert devenu le fondé de pouvoir du politique) à celle de la conviction (disqualifiée car la passion prendrait le pas sur la raison). Il y a donc bien deux légitimités (technique versus politique) qui s’affrontent, bien que celle de l’expertise se drape de la rigueur objective pour tenter d’échapper à cette assignation statutaire (son renvoi au statut de légitimité comme une autre).
Aussi, à travers le dossier La gouvernance de la Sécurité sociale. Une institution en quête de régulation, nous voyons que l’administration de la Sécurité sociale est le fruit d’une imbrication de gestion complexe entre l’État et les partenaires sociaux, mêlée de partenariats avec des acteurs variés (publics, parapublics et privés), de délégations de gestion, de politiques conventionnelles et contractuelles. Cette situation amène Gilles Nezosi à affirmer ainsi que "la redéfinition des rôles et des pouvoirs des différents acteurs fait entrer le système de Sécurité sociale dans l’ère de gouvernance" . Sur un plan conceptuel, l’emploi du terme de "gouvernance" ennuiera probablement le lecteur familier avec la sociologie. Ce mot (à la mode) qui désigne un mode flou (c'est-à-dire pas correctement compris ?) de coordination nous paraît mal choisi en l’occurrence, puisque l’auteur du dossier se fixe pour objectif d’expliciter les mécanismes de pouvoir au sein de la Sécurité sociale – d’autant plus qu’il nous semble y parvenir. Or le "concept zombie" de gouvernance dissimule ces mécanismes bien plus qu’il ne les dévoile. D’ailleurs, le politologue Jean-François Bayart déplore aussi l’usage immodéré de ce terme : "la faiblesse philosophique du concept [de gouvernance] est justement d’évacuer la dimension et l’enjeu du pouvoir, aussi bien que celle et celui de la subjectivation" . A vrai dire, le concept foucaldien de gouvernementalité nous aurait semblé plus pertinent mais peut-être aurait-il été déplacé dans un dossier publié par la Documentation française. Car, finalement, à la lecture de ce dossier, il ressort que l’acteur dont le rôle tend à s’affirmer au sein de la Sécurité sociale est l’État ; en outre, Gilles Nezosi le précise lui-même : "la nouvelle puissance publique, devenue un "partenaire", est toujours aussi présente et de plus en plus en capacité de suivre et d’orienter le fonctionnement de la Sécurité sociale" . D’après nous, il y a donc bien un pilote à la Sécurité sociale et ce pilote, c’est l’État