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Contrairement à ce que prétend sa légende, le ministère allemand des Affaires étrangères ne fut pas un îlot de résistance au nazisme. Il a même longtemps protégé les diplomates compromis.

Tout a commencé par l’indignation d’une vieille dame. En 2003, Marga Henseler, découvre dans le journal interne du ministère des Affaires étrangères allemand, où elle a longtemps officié comme traductrice, la nécrologie d’un certain Franz Nüsslein, criminel de guerre notoire. Choquée qu’on honore sa mémoire, elle en réfère au ministre de l’époque, Joschka Fischer, qui décide que les anciens membres du parti nazi n’auront désormais plus droit à une notice nécrologique dans le journal interne. Cette initiative d’un homme qui n’est pas du sérail suscite aussitôt la grogne d’un certain nombre de diplomates : ils dénoncent la "présomptueuse outrecuidance" de Fischer. Lequel contre-attaque en nommant une commission d’historiens reconnus, chargée de faire toute la lumière sur les relations du ministère avec le nazisme. Après des années de travail, le groupe a remis son rapport en octobre 2010. Le résultat ? Un bestseller inattendu, qui accable le corps diplomatique allemand.

Paru sous le titre "Les Affaires étrangères et leur passé", le rapport, qui s’était vendu fin janvier à près de 70 000 exemplaires, met définitivement fin à la légende entretenue pendant des décennies, faisant du ministère un lieu de résistance au nazisme. Sa mise au pas fut en fait passablement volontaire, facilitée par les affinités réelles de l’administration avec l’idéologie nationaliste et antisémite du régime. "Il n’y a pas eu d’opposition de fond sur la politique antijuive. Les débats portaient plutôt sur la perception que l’étranger aurait de cette politique. Même chose quand il s’est agi de déchoir de leur nationalité des Allemands mondialement connus comme Albert Einstein ou Thomas Mann. Ceux qui se prononcèrent contre la mesure ne le firent pas pour des raisons de principe, mais par souci de l’image de l’Allemagne à l’étranger", explique Eckart Conze, l’un des principaux auteurs du rapport, dans un entretien au Frankfurter Allgemeine Zeitung. Il précise : "On peut supposer que peu de fonctionnaires du ministère étaient vraiment au courant de la machine d’extermination technico-industrielle, des chambres à gaz et des fours crématoires. Mais les groupes d’extermination de la SS commettaient contre les Juifs d’Europe centrale des massacres de masse, et tout le monde, jusqu’au simple comptable, le savait." De nombreux diplomates prirent même une part active dans la déportation de Juifs, notamment en Slovaquie, en Grèce et en Bulgarie.

La partie la plus explosive de l’ouvrage concerne les années, moins étudiées, de l’après-guerre : le corps diplomatique fit alors tout pour protéger ses membres compromis. "L’activité du “service de protection juridique central” des Affaires étrangères, dirigé par un ancien procureur nazi, Hans Gawlik, semble aujourd’hui particulièrement scandaleuse. Ce service était censé assurer une protection juridique aux Allemands à l’étranger. Dans les faits, il mit sur pied un système d’alarme qui, avec l’aide de la Croix-Rouge, signalait aux criminels de guerre les pays dans lesquels ils étaient recherchés et menacés d’emprisonnement", rapporte Alexander Cammann dans le Zeit. Les rares diplomates qui osèrent résister au nazisme, quand ils ne furent pas pris et exécutés, virent leur carrière brisée après 1945. L’un d’eux, Fritz Kolb, qui avait refusé d’adhérer au parti et livré, de 1943 à 1945, des documents confidentiels aux services de renseignements américains à Berne, fut stigmatisé comme "traître". Le ministère refusa, jusqu’à sa mort, de le réhabiliter


* Moshe Zimmermann, Peter Hayes et Norbert  Frei, Das Amt und die Vergagenheit. Deutsche Diplomaten im Dritten Reich und in der Bundesrepublik ("Les Affaires étrangères et leur passé. Les diplomates allemands sous le IIIe Reich et sous la République fédérale"), Karl Blessing Verlag.