Et si commenter un texte consistait finalement non pas à en extraire le sens mais en une performance qui seule lui en confèrerait un ?

Dans le récent et récurrent "débat" sur le déclin de la culture française (dans lequel une culture dominante se moque assez peu charitablement des cultures qu’elle domine), un argument en faveur d’un tel déclin pourrait être le temps que la lumière dispensée par les étoiles de la pensée américaine met à nous parvenir : il a fallu quinze ans pour traduire des œuvres aussi "cultes" que le Gender Trouble  de Judith Butler ou le Cyborg Manifesto de Donna Haraway, plus de vingt ans pour le Postmodernism : the Cultural Logic of Late Capitalism de Frederic Jameson. Mais the times they are a changing, et grâce, entre autres, au travail de passeur de François Cusset, dans sa collection "penser/croiser", les bouteilles jetées dans l’Atlantique commencent à s’échouer sur nos côtes.

Les nouvelles, évidemment, n’en sont pas toujours très fraîches. Le recueil d’articles introductifs à l’œuvre de Stanley Fish, dont le titre même de Quand Lire c’est Faire sonne très seventies, renvoie pour les plus trois plus anciens à l’année 1980 et pour le dernier et plus récent à une douzaine d’années. Mais, dans un pays où le "démon de la théorie" a été plutôt efficacement exorcisé, c’est toujours bon à prendre.

Fish, qui appartient à l’ensemble plutôt rare des universitaires médiatiques qui sont aussi héros de roman (il serait le Morris Zapp du livre de David Lodge, Un tout petit monde) avait à l’époque défrayé la chronique académique avec les thèses qui nous sont aujourd’hui proposées : elles peuvent sans doute, aujourd’hui, pour certaines d’entre elles en tout cas, nous paraître aller relativement de soi. Dans la logique de l’extension du performatif à toute l’activité critique (c’est le sens du clin d’œil à Austin) entamée par "l’école de Yale" et dans une démarche assez proche de la théorie kuhnienne des groupes scientifiques fixant par leur "assentiment" le paradigme de la science normale, le coup de force de Fish  consiste à mettre au centre du commentaire littéraire ce qu’il appelle "les communautés interprétatives", c’est-à-dire, principalement, l’institution universitaire elle-même, son héritage, ses hiérarchies, ses idéologies, ses croyances, ses horizons d’attente. Plus que le texte ne façonne le commentaire depuis un quelconque "noyau de significations déterminées" qu’il s’agirait de mettre au jour, d’inventorier et d’organiser, c’est la communauté interprétative qui "fabrique" le texte dans lequel se reflètent ses propres présupposés et sa propre intention, plus que celle, inconnaissable, de l’auteur (même si une postface rédigée pour la traduction maintient comme indispensable au moins l’hypothèse qu’une telle intention existe). L’exemple que Fish donne de cette fabrication est une expérience restée fameuse dans laquelle, en faisant passer une liste de noms de linguistes pour un poème religieux anglais du XVIIème siècle, il avait obtenu des étudiants des interprétations poétiques cohérentes voire profondes.

L’autre versant de cette théorie qui dénie au texte tout statut nouménal consiste à affirmer que cette impossibilité d’en dire quoi que ce soit en dehors du contexte commentatif rend du même coup fallacieuse l’idée que le commentaire serait une démonstration d’une vérité qui lui serait préalable. Au contraire, la critique est une "performance" qui consiste à convaincre la communauté de la validité d’une interprétation différente à l’intérieur même de ses propres normes. Ce modèle du commentaire comme persuasion et "performance réussie" n’a évidemment pas manqué d’exposer Fish au reproche d’être purement et simplement un sophiste, doublé d’un cynique, impression renforcée sans doute par la virtuosité narquoise qui caractérise son style. Rien d’autre ne viendrait fonder le commentaire que l’habileté rhétorique, et inversement, pour peu que le commentaire soit habile, n’importe quelle interprétation devient possible et recevable. C’est oublier, rappelle Fish dans ce qui constitue sans doute le point fort de son argumentation, que les normes en vigueur ne sont pas de simples jouets, mais qu’elles sont intériorisées par les membres de la communauté comme de véritables croyances collectives, qui font de la supposée objectivité rien d’autre que la somme de ces habitudes de pensée, trop communes pour mériter le terme de subjectives. Ce n’est donc pas parce que rien n’est vrai que tout est permis, au contraire : la norme empêche, en tant qu’elle est collective, tout solipsisme, comme elle limite d’elle-même en tant que norme le relativisme, car en dehors de ces croyances institutionnalisées, certaines interprétations ne sont simplement pas mentalement possibles, tandis que d’autres, possibles mais "excentriques" ne font, par leur excentricité même, que définir et renforcer le centre qui les repousse sur ses marges. Certes Fish enlève l’échelle sous le critique qui repeint le plafond de la littérature : mais la force de l’adhésion à la croyance collective suffit à ce qu’il reste effectivement accroché au pinceau sans tomber.

On pense au début de Lolita de Nabokov, dans lequel l’auteur affirme avoir eu l’idée de son livre en voyant le dessin supposé d’un singe, lequel n’avait représenté que les barreaux de sa propre cage. La métacritique  littéraire fishienne a tendance alors, comme en témoigne l’article de la conférence de 1995, à se transformer en une critique presque sociologique du contexte institutionnel. La conférence  Folger consiste en effet — et il est à ce titre douteux qu’elle soit très parlante à ceux qui ne connaissent pas cette autre planète qu’est l’université américaine — en une objurgation pour la critique à cultiver son jardin, loin des tentations engagées des cultural studies : Fish y recommande d’oublier l’historicisme comme illusion d’un point de vue extrahistorique (en un argument circulaire plus rhétorique que réellement effectif), de se méfier de l’interdisciplinarité comme illusion d’une échappée hors des champs disciplinaires, d’éviter la politisation et la pseudo-radicalité comme illusion de servir à quelque chose en dehors de son propre travail critique. Par-delà l’audace déconstructionniste de la thèse centrale, c’est bien d’un "tout petit monde" dont il s’agit finalement.