Le parcours aux mille vies d’un artiste libertin trop souvent oublié, homme de Cour et de voyages.

S’il est un homme qui a traversé le XVIIe siècle, l’Europe et les genres, il s’agit certainement de Charles Coypeau, dit Dassoucy, dont la vie tragique et flamboyante n’avait pourtant jamais bénéficié d’un éclairage universitaire fouillé. Jean-Luc Hennig répare aujourd’hui avec brio et exhaustivité cette anomalie en consacrant au musicien-chanteur une impressionnante biographie.

“Tout le monde, vers 1650, connaissait Dassoucy”   rappelle Hennig en préambule. Pourtant, aujourd’hui, l’artiste, petit mais charismatique, paria mais véritable “guêpe de cour”, n’est souvent évoqué que de manière allusive lorsque l’on parle avec détails de ses contemporains Boileau, Molière ou Chapelle. Le “Charlie Chaplin de sa génération” n’aurait pourtant pas boudé son plaisir s’il avait dû passer à la postérité de la même manière, lui qui tout au long de sa vie réinvente son ascendance et ses expériences. Hennig se penche longuement sur la généalogie complexe de Coypeau – ses parents étaient eux-mêmes plutôt atypiques et se séparèrent tôt. Le choix du mystérieux nom de Dassoucy s’inscrit d’ailleurs davantage dans une volonté de création que dans un reniement de ses origines, lui qui n’a jamais eu de prétention nobiliaire.

La principale qualité de l’ouvrage de Jean-Luc Hennig se situe dans cette volonté de distinguer le vrai du faux, l’authenticité du mensonge, le vécu du fantasme, dans cette extraordinaire trajectoire que fut celle de l’itinérant Dassoucy. Hennig propose souvent un point de vue d’historien, ne souscrivant que rarement à la vision d’un poète tout entier possédé par son art et au cliché du vagabond rêveur usé jusqu’à la trame. Les départs en solitaire de Dassoucy ? À nuancer nous dit Hennig : “Je ne crois pas une seconde à la grande fugue de Dassoucy, partant seul sur les routes, le baluchon sur le dos”   . L’éducation du jeune Charles se fera chez les Jésuites, l’institution sévère où il connaîtra à la fois de quoi épancher sa curiosité intellectuelle et ses premiers émois amoureux. Déjà, sa mémoire spectaculaire impressionne et son don pour la composition poétique fait des miracles. Mais déjà aussi, il se sent différent et pressent que sa singularité sera sa force, ce tour de passe-passe qui lui permettra de se sentir à l’aise partout mais bien nulle part.

Car Paris, qu’il chérit, sera toujours trop étroit pour Dassoucy. La reconstitution de la capitale au XVIIe siècle est d’une grande minutie. Le Pont-Neuf, la Samaritaine, la rue Saint-Jacques : autant de repères pour le jeune Charles, qui mythifieront son rapport à sa ville, lui qui se considère avant tout comme un “enfant de Paris”. Un enfant dont le talent ira fleurir dans une partie de l’Europe, dont Hennig s’applique à reconstituer les merveilles dans quelques unes de ses plus belles pages : le Sud de la France (Avignon, Montpellier), les Alpes (Grenoble), l’Italie bien sûr et même la Cour britannique, dont il cherche à s’attirer les faveurs à sa manière. Menteur et fabulateur, certainement. Mais passionné et sincère aussi.

Car Dassoucy est un amoureux. Sa vie itinérante est souvent menée par ses sursauts du cœur. Tristan, son premier amour parisien, Cyrano de Bergerac qu’il rencontre en 1636 ou 1637 et avec qui il se querella, mais aussi l’“enfant miracle” Pierrotin : les conquêtes du poète sont innombrables. Curé ou courtisan, enfant ou musicien : Dassoucy aime l’éphébie et préfère les garçons très jeunes. Son homosexualité le conduira trois fois en prison mais il ne renoncera jamais au principe de séduction. La plume de Hennig, vive et bien chapitrée, donne à chacune des histoires de cœur de Dassoucy toute son importance et son influence.

Une séduction qu’il applique également aux puissants. Proche de Louis XIII depuis 1636, il tombe en disgrâce à la mort de celui-ci. Cette dépendance à la Cour, il l’assume et part sur les routes. Le Sud, Florence, “Paris du Sud, Paris en liberté”   , Mantoue : il s’enivre de rencontres. Il devient ami avec le compositeur Luigi Rossi avec qui il collabore pour L’Orfeo, connaît les succès mais aussi les déroutes. Emprisonné à Rome, il finit pourtant par quitter la ville éternelle avec une médaille offerte par le pape Clément IX ! Se faire adorer et se faire haïr : tel est le mot d’ordre de Dassoucy.

Le succès finit par venir : en 1659, avec le Jugement de Pâris, une “fable pour les enfants un peu délurés comme ceux qui gravitent autour de lui”   . Présenté devant Anne d’Autriche ; le texte multiplie les emprunts à Scarron, son contemporain si populaire. Suivra L’Ovide en belle humeur, son plus grand succès public. Les voyages dans le Piémont et à Sens, où il fait sensation, ne sont qu’un long détour pour rejoindre Paris et son nouveau monarque, Louis XIV, avec qui il deviendra très complice.

Hennig soigne avec émotion la lente descente de Dassoucy, et, tout en restant concentré sur son héros, introduit avec intelligence Molière, Chapelle et Louis XIV. Le retour à Paris, d’abord, pour finir sa vie de troubadour à l’âge insolent. En s’attachant à décrire les multiples désillusions qui parsèment la fin de la vie du musicien burlesque, les grandes trahisons (Molière qui préfère Charpentier à Dassoucy pour succéder à Lully), mais aussi ses rêves prémonitoires à répétition : l’auteur n’élude rien du caractère tourmenté et profondément mélancolique des années de vieillesse d’un homme qui a bien du mal à devenir sage. Ses Pensées en prose qu’il publie en 1668 révèlent sa fascination pour l’athéisme et font aveu de son libertinage.

Les derniers mois sont autant de petites tortures : un méchant vers d’un poème de Boileau, qui le méprise pour son italianisme et son goût démesuré pour le burlesque, une dernière incarcération pour sodomie en 1673 et déjà, c’est la fin, à soixante-douze ans, d’un poète qui a provoqué, souvent, simulé, beaucoup, et joué, tout le temps. En épousant tous les tours et détours de son personnage, Jean-Claude Hennig réussit à rendre à cet oublié de l’Histoire toute son humanité.