Ce que vous devez savoir sur Goethe : un bref panorama transdisciplinaire dans l’Europe du tournant des Lumières.

D’entrée, l’ouvrage de Francis Claudon affiche ses ambitions modestes : on y lira non pas une “biographie” mais un “essai de biographie” de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832). C’est dire que l’auteur ne se sent tenu à aucun impératif d’exhaustivité et s’affranchit avec désinvolture des codes contraignants du genre : ce n’est “ni une thèse, ni un ouvrage d’érudition, ni un cours, ni un essai” proclame la préface   . Qu’est-ce donc ? Une série de réflexions décomplexées, une introduction à la pensée polymorphe et cosmopolite du plus grand écrivain allemand (du moins traditionnellement considéré comme tel), à destination du public francophone curieux de le mieux connaître mais trop pressé pour éplucher l’abondante bibliographie existante. Fort de sa liberté de vulgarisateur, F. Claudon, universitaire spécialiste de littérature comparée, propose ici, au-delà de la vie et de l’œuvre de Goethe, une tranche d’histoire européenne des idées à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Dans un souci de clarté et d’efficacité, il résume son propos dans un court texte liminaire intitulé “L’essentiel en deux mots” (un tour de force, s’agissant d’un tel sujet) : s’en dégagent les deux principaux courants littéraires auxquels la figure de Goethe demeure attachée – le Sturm und Drang (sorte de première phase du romantisme européen) puis le classicisme de Weimar – ainsi que l’idée d’une œuvre prolifique voire encyclopédique, tournée vers l’universel.

Parfait homme des Lumières et touche-à-tout de génie, Goethe fut tour à tour (et tout à la fois) poète, romancier, dramaturge, traducteur, scientifique, homme politique, philosophe et théoricien des arts. Le parcours adopté par F. Claudon respecte globalement, dans un premier temps, l’ordre chronologique des années de formation – à Francfort, Leipzig, Strasbourg et de nouveau Francfort jusqu’en 1775 – puis de maturité intellectuelle de Goethe, d’abord l’un des chefs de file du Sturm und Drang puis le pilier du fameux cercle de Weimar. L’auteur suit d’abord assez fidèlement le propre récit de Goethe dans ses mémoires (Poésie et Vérité), que complètent les Conversations avec Eckermann. Élevé dans la tradition humaniste la plus rigoureuse et voué à la carrière juridique, le jeune Johann Wolfgang manifeste très tôt des prédispositions littéraires, plus tard encouragées par la lecture de Klopstock et de Wieland ; il est de même attiré par le mysticisme, et, sous la houlette de Herder, découvre Shakespeare, Young et les poèmes ossianiques que sa génération oppose aux règles du goût classique français.

C’est avec Les Souffrances du jeune Werther (1774) que Goethe rencontre le succès, conférant du même coup “une identité à une culture nationale balbutiante”   . Vient alors le temps du long séjour à Weimar, entrecoupé par la visite éblouie de l’Italie (1786-1788) : le jeune auteur génial se mue en écrivain officiel de la cour du duc de Saxe-Weimar, au sein de laquelle il joue un important rôle administratif et politique, puis se lie avec Schiller à partir de 1794. Les deux hommes contribuent à faire de l’“Athènes du Nord”, berceau du classicisme allemand, l’un des principaux centres littéraires et artistiques d’Europe. Dans le cas de Goethe (comme de Winckelmann), un tel classicisme se nourrit du séjour italien qui donne vie à l’idéal antique “olympien” ; il privilégie les notions d’unité organique et d’harmonie, et constitue un “essai de conciliation entre la vivacité du sentiment, et la clarté de la pensée héritée des Lumières”   . La vie sentimentale de Goethe fait l’objet de plusieurs développements, dans la mesure où elle participe étroitement de sa création poétique : Friederike Brion, Charlotte Buff et Lilli Schönemann pour les amours de jeunesse ; Charlotte von Stein à Weimar, la Muse platonique qui l’inspire dix années durant, puis la sensuelle Christiane Vulpius qu’il épouse ; enfin Marianne Jung et Ulrike von Levetzow. Signalons les (rapides) pages consacrées au Goethe scientifique   , intéressé par la minéralogie, l’ostéologie, l’optique et la botanique tout autant que par les sciences occultes. Un chapitre traite également des relations de Goethe avec les Français, sur la base du Goethe et la France de F. Baldensperger (1904) : on constate que le pays a joué un rôle majeur dans la formation de Goethe, à travers sa langue, ses auteurs (dont Diderot), ses querelles scientifiques et ses bouleversements politiques ; l’écrivain reçoit Mme de Staël, Denon et Jean-Jacques Ampère, tout en nourrissant une réelle admiration pour Napoléon. Il s’éteint dans la solitude et l’étude, salué par la jeune génération en la personne de Heine. Ampère, qui lui rend un hommage posthume en 1832, l’élève au rang de monument de l’intelligence européenne au même titre que Byron, Manzoni et Chateaubriand.

Dans un second temps, F. Claudon retient quelques angles d’approche afin de développer plus particulièrement les questions esthétiques. En résultent autant d’études de synthèse sur les principales œuvres de Goethe, et on ressent dans la sélection opérée l’influence des jugements du De l’Allemagne de Mme de Staël (1810-1813) – pour qui Goethe représente l’incarnation la plus achevée de l’esprit allemand. Un chapitre s’intéresse au dramaturge des Faust, œuvre de toute une vie et puissante réécriture à dimension réflexive que Nerval traduira en français. Trois chapitres sont ensuite dévolus au Goethe romancier, auteur des Souffrances du jeune Werther, des Affinités électives et des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Au prisme des différentes traditions critiques – comme la lecture marxiste du Werther par G. Lukács –, l’auteur envisage les romans (longuement résumés) du point de vue thématique et générique, sans oublier leur genèse, leur réception et leur fortune littéraire. Il en ressort que le roman goethéen se conçoit à la manière d’un laboratoire : expérimentations scientifiques et littéraires s’y mêlent, non sans didactisme. On peut néanmoins regretter que, dans le volume, de trop courtes analyses soient consacrées à la pièce Goetz von Berlichingen, et surtout au magnifique Voyage en Italie. De même, les relations de Goethe avec Germaine de Staël sont à peine évoquées.

F. Claudon se montre particulièrement attentif aux différentes mises en musique des œuvres de Goethe, et conclut son étude par une section originale intitulée “Le poète chante”   : le lecteur découvre que Goethe, lui-même pianiste, librettiste et ami des musiciens, a conquis sa popularité poétique grâce au travail complémentaire de grands compositeurs – Beethoven, Schubert, Wolf, Mahler, mais également Liszt et Brahms.

F. Claudon parvient ici à conjuguer ses divers intérêts pour la littérature, la musique, les arts plastiques et leurs échanges mutuels. Les spécialistes de la période n’apprendront rien de véritablement neuf, mais l’ouvrage remplit ses promesses : il offre au grand public cultivé, à travers l’existence bien remplie de Goethe, un aperçu d’une époque particulièrement riche au cours de laquelle le dialogue entre les peuples et la circulation des idées prévalent. Surtout, désacralisant une figure généralement abordée de manière plus académique, il éclaire les différentes facettes du grand homme avant d’inviter, dans sa courte bibliographie commentée, à la lecture bilingue d’un corpus varié encore trop souvent réduit aux seuls Werther et Faust.