Sur un sujet en apparence léger, ce livre jette sur l’histoire romaine un éclairage inattendu et documenté.

L’école et ses manuels nous ont laissé peu ou prou l’image d’une Rome façonnée par des juristes rigoureux, des généraux conquérants et de graves penseurs. La mode, futile et onéreuse, n’est pas le premier souvenir qu’évoque la romanité classique. C’est le biais que corrige Jean-Noël Robert, qui publie, dans la collection qu’il dirige, cette contribution à l’étude des pratiques sociales   .

 

La mode et l'histoire

 

Le premier chapitre, « La mode et l'histoire », donne le ton. Il y est moins question des manifestations concrètes de la mode (il faut attendre la p. 35 pour lire une première considération sur le rasage quotidien) que des conditions historiques dans lesquelles elle se met progressivement en place. Elle apparaît à Rome entre les IIIe et IIe siècles av-J.C. comme une imitation de modèles importés de Grèce. Coiffures, parures, attitudes, tout est prétexte à se démarquer des convenances traditionnelles imposées par les mœurs des Anciens (mos majorum). Le rôle des esclaves grecs - premiers transmetteurs de la mode - est bien mis en lumière. La dominante de l’ouvrage est « qu’il faut chercher l’inspiration chez les peuples vaincus » (p. 119), autre manière de dire que la mode, à Rome, est le fruit d’une mondialisation.


Il existait à Rome de nombreux moyens pour signifier son opposition aux caprices de la mode, soit par des saillies, dont Cicéron et Juvénal avaient le secret, soit par des attitudes, par exemple la manière de draper sa toge à l’ancienne (p. 84). Comme en témoigne la résistance que lui opposèrent les tenants de l’ordre ancien, de Caton à Auguste, elle fut perçue comme un péril subversif et comme une affaire d’État. « Mais comment résister à la mode ? ». Cette question, récurrente dans l’ouvrage, trouve sa réponse en maints passages : les postures et le froufrou sont doués d’une force impérieuse. Si Tibère interdit le port des vêtements de soie aux hommes, son successeur, Caligula, est le premier à se montrer dans ce genre de vêtement (p.78). La main de fer des oligarques romains finit toujours par agiter un mouchoir de fine étoffe. Car, au fond, c’est bien la classe dirigeante et ses chefs qui donnent le ton des élégances, de Scipion à Néron, d’Hadrien à Caracalla (qui doit son surnom au manteau à capuchon qu’il porte sans cesse, p.92).


Car l’exemple ne vient pas d’en bas, mais d’en haut. Il s’agit moins, à Rome, de l’apparition d’une culture people que d’une culture jet set avant la lettre. Telle fut la condition de son apparition, telle sera celle de sa perpétuation. Sous l'Empire, la mode est, plus que jamais, lancée par les riches, ceux qui fréquentent la cour impériale et qui relaient, le plus souvent, les caprices de l'empereur (p. 228). La mode, dès son émergence à Rome, n’a rien de populaire. Les besogneux conservent le goût classique, et n’ont pas les moyens financiers et intellectuels d’adopter l’esprit nouveau. La mode est la marque des élites et traduit ainsi le clivage social entre la classe plébéienne et celle des patriciens (p. 40 : « cette égalité [que les plébéiens] ont mis des siècles à obtenir (…) se trouve plus que jamais compromise par cette culture élégante qui confirme les riches dans leur supériorité et que les pauvres ne comprennent pas).


Aussi bien, cette histoire de la mode est-elle celle de la richesse : celle des nantis de naissance, celle des généraux repus de leurs fabuleux butins tirés des expéditions, celle des « nouveaux riches » (p. 165). Le prix de la beauté cantonne ce que la mode a de vaniteux, mais aussi d’artiste et de novateur, aux petits groupes qui entrent en compétition dans une course folle à la dépense et établissent entre eux une hiérarchie de l’ostentation et des prix   . Souvent, l’escalade des prix attise les jalousies et pousse la mode aux limites du possible. Quelques puissants, saisis par l’ivresse que procure le goût des collections et celui de la beauté, notamment pour les œuvres d’art, passent de la compétition économique au trafic, à la rapine et à la quasi folie. C’est le cas, bien connu, de Verrès. Ce patricien avait dépassé toutes les bornes et Cicéron, dans ses célèbres Verrines, sut habilement montrer que son excès de luxe l’avait exclu de la communauté des « vrais romains ».

 

Un défilé d'idées


Cet ouvrage renferme nombre de perspectives inattendues. En dépit d’innombrables anecdotes savoureuses (p. 108 : la pastille pour l’haleine ; p. 109 : Néron se parfumant la plante des pieds ; p.179 : le « bourgeois gentilhomme » romain achetant des esclaves érudits  afin d'en faire ses souffleurs de citations), l’auteur a eu la bonne idée de suivre la mode sur sa ligne médiane et de se tenir à distance des excentriques et des farfelus. Avec l’histoire de la mode, on devine celle de la propreté et de l’hygiène, ou celle du long processus de l'émancipation de la femme à Rome (p.177, 181-3). Le chapitre consacré aux acteurs est suggestif et celui sur le vêtement et la parure est riche d’informations. Aux longs passages consacrés à la toge, au pallium (d’origine grecque), à la stola, s’ajoutent des développements surprenants sur le mouchoir ou sur des vêtements peu connus (la pénule, la lacerna, la dalmatique, etc.). Ailleurs, la description de l’esclavage comme phénomène de mode est stimulant (p. 173) : « leur grand nombre est plus qu'une riche fantaisie ou la marque d'une vanité satisfaite : il reflète l'étendue d'une fortune et laisse présager l'importance des ambitions de celui qui la possède. Ce qui compte dans le nombre d'esclaves, c'est la superfluité d'un grand nombre d’entre eux. Ils constituent en quelque sorte la preuve vivante que leur maître suit la mode, et l'insignifiance de leur rôle fait d’eux un luxe superflu qui témoigne seulement de l'ambition du maître et de la place qu'il s'octroie dans la société ». Les esclaves chics, de plus en plus nombreux, sont ceux qui servent un mode de vie « à la grecque » : la promenade, le bain, la cuisine, les réceptions, la culture, sans compter ceux qui ne valent que par leur beauté. Ils deviennent des pièces rares, des investissements.

 


Enfin, s’il est vrai que l’oralité fut un trait dominant de la culture romaine, l’auteur montre qu’à Rome se développa une disposition d’esprit dominante, celle d’une culture visuelle dans laquelle "voir et être vu", devenant « imiter et être imité »,  joue un rôle aussi important que « parler et être entendu ». Mieux encore, l’auteur précise avec justesse que la performance orale, comme la récitation, est faite pour être « vue » au cours des mondanités et festivités organisées par la haute société romaine (p. 344). Une suggestion identique dans le chapitre consacré à la philosophie comme phénomène de mode : après l'époque du philosophe domestique, qui avait marqué l'âge de la république, vient celle du philosophe de cour, relevant du star-system, en particulier sous le règne des Antonins. On se réjouit, avec l’auteur, de voir qu'assez souvent, à Rome, qui taquine la muse taquine aussi le portefeuille.

 

Un problème de mesure

 

Ces aperçus témoignent de ce que l’ouvrage est moins une étude savante sur un sujet mineur que l’analyse d’un marqueur social qui révèle un aspect des évolutions historiques à Rome. Écrit dans un style fluide et élégant, assis exclusivement sur des sources  directes, cet ouvrage ouvre bien des pistes que son auteur a choisi de ne pas explorer. On peut regretter qu’il hésite trop à élaborer une lecture plus conceptuelle, plus structurante. S’il sent bien la place que joue la « distinction », il ne la théorise pas dans le contexte romain. L’absence de toute référence au Système de la mode de Barthes témoigne assez qu’il n’a pas porté son regard du côté de la mode comme langage et comme système de signes. Ce parti pris a engagé l’auteur dans une généralisation qui gêne parfois. Dans les bonnes pages sur l’hellénisation à Rome, dans lesquelles l’ouverture à la mode se conjugue avec une ouverture au monde, il arrive trop souvent que l’hellénisation et la mode soient confondues l’une avec l’autre, comme allant de soi. C’est le cas du parallèle chronologique - pourtant intéressant - entre conquête et innovation architecturale entre -197 et -147 (p. 118 et suivantes).


À prendre ainsi le large, on perd de vue la côte. Barthes avait été plus prudent en limitant son analyse au vêtement - prudent et clairvoyant, car il échappait ainsi au risque de confondre la mode avec d’autres catégories, comme le luxe ou la popularité. Dans notre livre, le chapitre VII est davantage consacré à l'histoire du luxe qu'à celle de la mode et, comme le reconnaît l’auteur, « tous ces produits ne font pas la mode pas plus que ne la font les richesses minières d'Espagne » (p.277). De même, le chapitre sur les jeux et les combats de gladiateurs s’échappe du sujet, un peu comme si, aujourd’hui, un livre sur la mode consacrait un chapitre au football, erreur de perspective que Barthes n’aurait pas commise. À l’identique, l'étude du rapport entre mode et vie littéraire (chap. VIII) est avant toute une étude sur « l'accueil du public » dans l'évolution de la culture intellectuelle, si bien que s’y perdent un peu quelques idées parfaitement intéressantes, comme le goût pour la belle élocution, l'élégance verbale ou, comme pour les précieuses autres « inc’oyables », un snobisme de la prononciation (page 314).


Le risque pris par l’auteur - vouloir tout dire sur une période de plusieurs siècles - peut, en plusieurs passages, laisser dubitatif. En d’autres  pages, le risque est payant, comme dans l’étude de la part prise par l’effet de mode sur la vie religieuse, en particulier la description des mouvements religieux fondés sur le bagout des faux prophètes et la crédulité des braves gens (p. 246 et suivantes). L'auteur montre bien qu’il « faudrait parler d'exploitation religieuse, voire d'intérêts quasi commerciaux. Et ce domaine-là est bien, par excellence l'un de ceux où peut jouer la mode ». Tous ces mouvements religieux, à l'exception du culte de Mithra, ne durent la faveur qu'ils rencontraient qu'aux croyances nouvelles qu'ils offraient. Ils allaient de pair avec l'introduction des marchandises orientales à Rome (p. 255). Comme la mode, ils suscitaient l'étonnement, créaient des besoins nouveaux et n’étaient pas exempts de snobisme (p. 257). Il reste à mesurer ce que cette perspective peut avoir d’excessif ou de juste. Comme l’admet l’auteur, « il faut laisser à la mode la place qui est la sienne. Si elle constitue un véhicule particulièrement efficace de l'introduction à Rome des religions orientales et de la faveur qu'elles y rencontrent, elle ne justifie pas cette pénétration, dont l'explication réside ailleurs » (p. 259). Comme en d’autres chapitres, l’auteur laisse la question ouverte. La part prise par la mode dans les phénomènes sociaux et spirituels se révèle alors plus probable que certaine. Ainsi, à vouloir trop embrasser sur les circonstances qui déterminent la mode, on peut se demander si l’auteur n’en a pas une vision trop extensive. Cet aspect systématique plus que démonstratif entraîne des répétitions (p. 35 et 99) ou des sauts chronologiques malcommodes((telle cette page où s’entremêlent des auteurs très éloignés dans le temps : Xénophon, Apulée, Cicéron, Plutarque (p. 128).


Ces quelques réserves ne sauraient entacher l’intérêt de cet ouvrage, réjouissant et documenté, qui laisse moins le lecteur sur sa faim qu’il ne lui ouvre l’appétit. Peu de lecteurs résisteront à un étonnant sentiment de proximité avec les romains : pour eux comme pour nous, la mode souffre des mêmes ridicules et présente les mêmes charmes. Or, c’est ce que Jean-Noël Robert ne dit jamais et on peut l’en remercier. En aucun endroit, il ne cède à la facilité de dresser des parallèles ou de filer des comparaisons. Il laisse le lecteur libre de ses réflexions. Ce n’est pas le moindre plaisir que procure ce livre.