L’Europe se construit un nouveau visage.

Alors que les braises de la crise de la dette souveraine en Europe ne sont pas encore éteintes, les Etats européens ont acté, au Conseil européen des 24 et 25 mars derniers, après plus d’un an de travail acharné, les principes d’une réforme d’envergure de la gouvernance économique.

L’élément central est un mécanisme permanent de stabilité pour voler au secours des pays ne parvenant plus à emprunter à des taux raisonnables sur les marchés. C’est le principe de solidarité.

Mais ce nouveau mécanisme s’accompagne, à la demande notamment de l’Allemagne, de plusieurs contreparties : un durcissement du pacte de stabilité et de croissance, une plus grand contrôle initial des budgets des Etats, ainsi qu’un «pacte pour l’euro», vaste agenda de réformes structurelles marquant une inflexion dans la stratégie de croissance en Europe vers la rigueur et la maîtrise salariale.

L’ensemble de ces décisions devra encore être ratifié par le Parlement européen en juin.  Sans nul doute, le débat y sera intense. Car au-delà de la nécessité d’une réduction des déficits en Europe, qui fait aujourd’hui consensus, le débat porte sur deux questions fondamentales :

-    A quel rythme doit se faire l’ajustement budgétaire? Avec quelle latitude laissée aux Etats ? Et dans le cadre de quel équilibre avec la préservation d’initiatives de relance de la croissance en Europe ?

-    Jusqu’où rapprocher les politiques économiques, sociales et fiscales des Etats membres ? Et vers quel modèle social et de compétitivité ? C’est tout le débat posé par le "pacte pour l’euro" présenté par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy.

Entre une Europe privée de crédibilité et une Europe qui serait tentée de sacrifier la croissance à la rigueur, la France, avec ses partenaires, devra trouver le chemin.


L’indispensable renforcement de la zone euro

Il y avait urgence à refonder le fonctionnement de la zone euro autour de nouveaux principes de gouvernance, et de convergence.

Comme l’a écrit Jean Pisani-Ferry ("Gouvernement économique : mode d’emploi, Le Monde Economie, 22 février 2010"), entre "défaillance de la surveillance budgétaire, insuffisances de la discussion économique, absence de mécanisme de gestion des crises", le bilan, sévère, justifiait un réexamen des modalités de fonctionnement de la zone euro. Voilà qui est fait.

Sur la base d’un accord - certes tardif mais in fine unanime des européens -, ces derniers sont convenus d’apporter trois améliorations fondamentales au fonctionnement de la zone Euro, qui s’imposaient:

-    Plus de solidarité d’abord, par le renforcement des mécanismes de solidarité financière entre Etats membres

Afin de prendre le relais du Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF), mis en place avec la crise grecque et qui fonctionnera jusqu’en 2013 sur la base d’une dotation portée à 440 milliards d’euros (contre 250 aujourd’hui), un mécanisme européen de stabilité (MES) est établi, qui pourra prêter 500 milliards d’euros à partir de la mi- 2013. Noté « AAA », il sera doté de 700 milliards de base de capital.

Parallèlement, la Banque centrale européenne s’est imposée ces derniers mois comme le garant en dernier ressort de la stabilité de la zone vis-à-vis des marchés, en acceptant de racheter massivement des titres d’emprunts obligataires des Etats les plus fragiles, le temps que les marchés reviennent au calme. Une intervention décisive qui a vocation à s’interrompre, une fois que la défiance des marchés sera surmontée.



-    Plus de rigueur dans la surveillance des déficits ensuite, par une surveillance des politiques budgétaires renforcée en amont, avec des sanctions financières à la clé

C’est la contrepartie exigée par l’Allemagne d’Angela Merkel: les Européens se sont mis d’accord pour durcir les termes du Pacte de Stabilité et de croissance, en actant une surveillance plus large des déséquilibres macroéconomiques, assortie d’un mécanisme de sanctions désormais semi-automatique contre les Etats présentant les dérapages les plus graves de leurs comptes publics.

La surveillance des dépenses publiques sera accrue. Leur augmentation annuelle ne devra pas dépasser la hausse prévisionnelle du PIB, et les Etats qui dévieraient de cette trajectoire seront sanctionnés. Les sanctions interviendront plus tôt : le délai de grâce après le lancement d’une procédure n’excèdera pas six mois. A l’issue de ce délai, les Etats ne pourront s’y opposer qu’à condition de réunir une majorité qualifiée (principe de la "majorité inversée").

-    Plus de convergence économique enfin, par la création d’un «semestre européen» pour le contrôle initial des budgets, ainsi qu’un«pacte pour l’euro», engageant les Etats à coopérer davantage sur un vaste agenda de réformes structurelles en Europe.

Si ces orientations semblent incontestables dans leur principe, les décisions prises fin mars soulèvent un certain nombre de questions.

Le Pacte pour l’Euro : rigueur, flexibilité, compétitivité par les coûts

Les principales questions visent le "pacte pour l’Euro", qui vient d’être adopté par le Conseil européen le 25 mars.

Celui-ci vise à imposer, par des changements législatifs dans chaque État, à partir de 2012, des efforts accrus de rigueur budgétaire, sociale et salariale au nom du renforcement de la compétitivité des économies de la zone euro.

Ses principales dispositions sont les suivantes :

-    Modération salariale : encouragement à la maîtrise des coûts salariaux via la révision des systèmes d’indexation automatique sur l’inflation et la limitation des accords salariaux dans le public, considérant que " les augmentations significatives et durables [des salaires] pourraient provoquer l’érosion de la compétitivité",

-    Compétitivité par les coûts : réduction des charges sur les entreprises et stricte maîtrise des allocations chômage pour "inciter à la reprise au travail".

-    Réforme des retraites : incitation des Etats à relever l’âge de la retraite pour tenir compte de l’espérance de vie et pour alléger leur fardeau sur les comptes publics

-    Emploi : incitation à la « flexisécurité », à la formation continue et à la lutte contre le travail au noir ; flexibilité accrue des marchés du travail et des biens et services

-    Règle d’or : incitation des Etats à inscrire dans la Constitution des règles pour plafonner dette et déficit public.

Entre la croissance et la rigueur, le curseur est désormais résolument placé sur le second de ces termes.

C’est le sens du relevé des conclusions du Conseil européen, qui ne parle plus seulement de "coordination" des politiques économiques, fiscales et budgétaires – laquelle est à l’évidence indispensable à la pérennité de la zone euro – mais de "convergence" vers un modèle qu’il n’est pas difficile de deviner comme étant celui de l’économie la plus forte en Europe : l’Allemagne.

Certes, ce choix peut sembler justifié par l’ampleur des déficits. Plus précisément, la crise a révélé une situation compétitive sérieusement dégradée des pays d’Europe du Sud par rapport aux pays d’Europe du Nord, à la fois en matière de coûts et en termes structurels.

Mais en faisant reposer l’ajustement des finances publiques en Europe principalement sur les budgets publics et les salaires, l’Europe risque de créer le sentiment de faire payer la facture de la crise aux seuls salariés.



En outre, elle néglige le fait que les marchés sanctionnent aujourd’hui tout autant la dérive comptable des déficits que les incertitudes de la relance de la croissance en Europe.

Avec un tel agenda, l’Europe ne risque-t-elle pas de rentrer dans un cycle de développement "à la japonaise", avec, comme au Japon, une longue période de désendettement liée aux excès antérieurs, au recul des prix des actifs et à la situation des banques, conduisant à une faiblesse structurelle de la demande et de la croissance ? Avec une grande différence toutefois : la menace est aujourd’hui de nature inflationniste en Europe et non pas déflationniste.

Pacte de stabilité et de croissance : un  rythme et un calendrier du désendettement des Etats singulièrement durcis

L’objectif du retour à des déficits inférieurs à 3% du PIB et à une dette publique de 60% du PIB, tels que définis depuis le Traité de Maastricht - est certes maintenu. Mais il est désormais assorti d’un calendrier extrêmement strict.

Il est ainsi imposé à tous les Etats dont la dette publique se situe au-dessus du plafond de 60% du PIB, ce qui est le cas de la France, une réduction chiffrée de la dette, à raison d’un vingtième par an de la différence entre le ratio d’endettement atteint et le plafond de 60 % prescrit.

Pour les pays les plus endettés de la zone - Italie, Belgique et France en tête –, l’effet sera très fort et les contraindra à accélérer leurs efforts de consolidation, le tout sous la contrainte de sanctions financières renforcées puisque ces dernières deviendront semi-automatiques (après un vote des ministres des finances, sur proposition de la Commission européenne) après une période de moratoire, il est vrai, de 3 ans.

Pour la France qui pourrait compter un niveau de dette sur PIB proche de 88% en 2012, cette décision imposerait de réduire le niveau de dette sur PIB de 1,4 point de PIB par an entre 2012 et 2017. Un effort d’ajustement structurel (c’est-à-dire hors effet de la croissance) très important, d’environ 4 points de PIB soit près de 80 milliards d’euros d’ajustement, et sans précédent dans notre pays.

Si le renforcement du système de surveillance du Pacte proposé par la Commission se justifie, ces dispositions apparaissent extrêmement drastiques. Le pacte ne va-t-il pas trop loin dans la limitation des marges de décision des Etats dans la réduction des déficits ?

Le dilemme entre rigueur et croissance

Les pays qui affichent des déficits excessifs et qui assainissent leurs économies, auront-ils encore le droit de renforcer leur compétitivité par une politique industrielle et d’investissement appropriée dans un tel cadre ?

Les modalités imposées par le nouveau Pacte de Stabilité et de croissance  écartent, à ce stade, la possibilité d’un système d’incitations et de sanctions plus gradué, ainsi que la proposition, aujourd’hui avancée par de nombreux partis sociaux-démocrates européens, qui consisterait à ne pas prendre en compte les dépenses d’éducation, recherche et innovation – les «dépenses d’avenir » – pour  le déclenchement des procédures de déficit public excessif au-delà de 3% du produit intérieur brut. Un certain nombre de dérogations existent, mais pas celles-ci n’en font pas partie

En l’absence de toute initiative de relance de la croissance en Europe, il n’est pas certain que la refonte des mécanismes de la zone euro suffise à elle seule à éteindre l’incendie de la crise de la dette en Europe.

Le cas des crises grecques et irlandaises le montre : sans croissance, l’ajustement budgétaire que l’Europe peut imposer en bas de cycle à un pays connaît des limites structurelles. Sans relance de leurs investissements dans leur secteur productif - et/ou sans restructuration de leurs dettes – laquelle renvoie à la capacité du système financier européen à le supporter - les pays européens les plus fragiles traîneront pendant encore longtemps le fardeau de leurs dettes publiques.

Ce constat doit conduire à préserver la capacité de ces pays à maintenir des investissements indispensables à la restructuration et modernisation de leur économie, dans le cadre de l’effort de rigueur impératif qui leur est appliqué. Ceci milite aussi pour une nécessaire convergence fiscale, que l’Irlande a longtemps refusé, mais qu’elle semble très prochainement devoir se voir imposer.

Même ceci acquis, à l’évidence, les moyens budgétaires nationaux seront insuffisants. L’Europe doit jouer son rôle et venir les épauler.

Emprunt européen, création d'obligations européennes, augmentation des investissements de la Banque européenne d’investissement, plusieurs options sont possibles. Elles changeraient radicalement le visage d’une Europe en panne de croissance. Ces propositions sont sur la table au niveau européen, notamment dans le cadre du programme "Europe 2020", mais pour l’instant les Etats membres n’ont pas réussi à s’entendre sur la mobilisation de ces instruments.

Il faudra notamment convaincre l’Allemagne, pour laquelle l’urgence est de réduire au plus vite les déficits et qui rejette l’idée d’ajouter "de l’endettement à de l’endettement", fût-il de niveau européen

 

Thomas Chalumeau