Apparu dans les années 30, le néo-libéralisme est aujourd'hui une pratique gouvernementale courante. F. Denord en propose une étude socio-historique.

"Néo-libéralisme" : voici un des ces mots flous dont l’usage fréquent rend la compréhension complexe. Le grand mérite de François Denord est de nous aider à démêler ce qui différencie le "libéralisme" du "néo-libéralisme". La plus grande partie de son livre est consacrée au contexte et à la naissance du néo-libéralisme dans les années 1930, le dernier tiers traite de la diffusion du néo-libéralisme depuis la Seconde Guerre mondiale. En effet, loin d’être un enfant anglo-saxon de la globalisation financière des années 1980 et 1990, le néo-libéralisme est né dans l’entre-deux guerres à l’occasion de rencontres entre universitaires, fonctionnaires et entrepreneurs européens et américains. Mais plus d’un demi-siècle s’est écoulé pour qu’il passe du statut de réflexion théorique à celui de pratique gouvernementale.


Un moment fondateur : le colloque Walter Lippmann

L’essayiste américain Walter Lippmann, auteur d’un livre aujourd’hui oublié, mais alors en vogue, La Cité libre, est invité par Louis Rougier, un universitaire français en marge, pour participer à un colloque tenu à Paris entre le 26 et le 30 août 1938. Michel Foucault avait déjà souligné l’importance de ce colloque dans son cours Naissance de la biopolitique, donnée en 1978-1979 et soulignait combien il marque une rupture avec la pensée libérale "classique"   . Parmi les participants, on compte des économistes comme Louis Baudin et Bernard Lavergne, des entrepreneurs influents (Auguste Detoeuf, Ernest Mercier), des hauts fonctionnaires (comme Jacques Rueff), de jeunes universitaires proches de Charles Rist (Raymond Aron, Etienne Mantoux, Robert Marjolin) et le maître d’oeuvre des éditions de Médicis (Marcel Bourgeois). L’ordre du jour a été élaboré par Louis Rougier, Friedrich Hayek et Wilhelm Röpke. Quelle est cette doctrine qui va naître de ces débats ? Le nom fait débat : Louis Rougier évoque le libéralisme positif, Jacques Rueff parle de "libéralisme de gauche". Le terme de "néo-" n’est popularisé qu’après le colloque.

Qu’y-a-t-il de nouveau ? Tous les participants tournent le dos à la chimère d’une société sans État. Comme le montre l’auteur, loin d’être anti-étatiste, le néo-libéralisme soutient au contraire la nécessité d’une intervention publique. En effet, au cours des années 1920 et 1930, le credo libéral du laisser-faire cède le pas devant le besoin de règles et la revendication d’une action publique organisée. Quantité de discours à prétentions révolutionnaires proposent une revalorisation du rôle de l’État, au moment même où le fascisme et le stalinisme s’imposent dans d’autres pays européens. À la manière des doctrines concurrentes des années 1930, le planisme et le néo-corporatisme, le néo-libéralisme réclame l’intervention de l’État par le biais d’une politique économique.

 
Un interventionnisme libéral

Le succès du néo-libéralisme à la fin des années 1930 tient, selon François Denord, à sa situation centrale vis-à-vis de deux systèmes concurrents : le libéralisme et le planisme. Contre le planisme et le libéralisme traditionnel, il vise la construction d’un cadre juridique propre à garantir le fonctionnement des mécanismes concurrentiels. Mais, planifiant en quelque sorte le libéralisme, il prône le désengagement de l’État de la sphère économique par un interventionnisme en "sens contraire". Alors que l’ultra-libéralisme vise à l’extension infinie du laisser-faire (ouvrir toujours de nouveaux espaces à la concurrence), le néo-libéralisme développe une politique active de l’économie destinée à préserver la concurrence et, dans le même temps, à freiner la tendance de l’État à étendre son contrôle sur la sphère productive. "L’innovation du néo-libéralisme fut d’imaginer l’État comme acteur de son propre dessaisissement."  

Dès le début, des dissensions se font jour au sein de cette doctrine naissante. Certains privilégient le versant offensif du néo-libéralisme, à savoir faire sauter les verrous législatifs ou corporatifs qui entravent la libre-concurrence. D’autres s’intéressent surtout à son versant pragmatique qui vise à créer un contexte macro-économique et institutionnel favorable aux mécanismes concurrentiels. Dès le début, deux formes de néo-libéralisme vont coexister : la prédominance du versant "offensif" produit un néo-libéralisme plutôt conservateur. Celle du versant pragmatique produit un néo-libéralisme d’allure plus sociale. En simplifiant, l’auteur oppose un modèle américain, tel que promu par l’École de Chicago, à un modèle allemand d’"économie sociale de marché" qui inspire les créateurs de la Communauté européenne.

Un contexte favorable puis une longue éclipse

Le néo-libéralisme a  bénéficié au cours de l’entre-deux guerres d’un contexte favorable. François Denord fait œuvre de sociologue en montrant, parfois avec quelques longueurs, par quels groupes sociaux, quelles institutions, quels relais, la pensée néo-libérale a pu se diffuser. Le néo-libéralisme a, en effet, été porté par de nombreux économistes universitaires à l’autorité contestée, par des patrons rationalisateurs malmenés, par des représentants de petites et moyennes entreprises qui cherchent à prendre en main le syndicalisme patronal. En provoquant de nombreuses déceptions, le Front populaire a constitué l’événement fondateur du néo-libéralisme français. En 1939, est fondé le centre international d’études pour la rénovation du libéralisme. Les éditions Médicis ont beaucoup contribué à la diffusion de la pensée libérale. Après la Seconde Guerre mondiale, en 1947, est créée la société du Mont Pèlerin, qui réunit tous les deux ans, des universitaires, des hommes politiques et des représentants patronaux.

Mais durant les trente années qui vont suivre la Seconde Guerre mondiale, l’auteur montre comment le néo-libéralisme va vivre une longue période d’éclipse. Entre 1944 et 1946, l’État accroit fortement son emprise sur l’économie. Socialisme, marxisme et catholicisme social donnent le ton des débats de l’après-guerre. Un libéralisme modéré s’épanouit cependant discrètement chez certains hauts fonctionnaires, notamment quand le général de Gaulle arrive au pouvoir. Le comité Rueff mis en place en 1960 est un de ces moments d’affirmation d’un libéralisme tempéré.

 
Une victoire totale ?

C’est surtout sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, quand les signes d’épuisement des politiques keynésiennes apparaissent, que s’épanouit un néo-libéralisme dont se réclament le président puis son premier ministre Raymond Barre. "Le plan Barre marque une première rupture avec le passé keynésien : la stabilité monétaire passe avant le plein emploi. La deuxième rupture est le refus des politiques conjoncturelles et discrétionnaires et la préférence pour une action continue et de longue haleine. La troisième rupture est le désir de s’attaquer aux causes structurelles de l’inflation plutôt que de multiplier les actions de l’État."   L’ensemble de la droite se convertit peu à peu au néo-libéralisme, même si on devine, à la lecture de cet ouvrage, combien le sarkozysme s’en éloigne parfois. On regrette, à la fin de l’ouvrage, que l’auteur ne se penche pas sur les effets de cette domination idéologique du néo-libéralisme sur le discours et la pratique gouvernementale de la gauche puisque l’auteur a réuni des matériaux nouveaux pour penser cette question. 

S’arrêtant aux années 1980, l’auteur nous indique que la victoire totale du néo-libéralisme, dans son versant pragmatique, viendrait de l’Union européenne. Si on peut repérer combien les néo-libéraux ont participé à la création d’une Union européenne inspirée par l’économie sociale de marché allemande et la recherche du cadre juridique le plus opérant pour faire jouer la concurrence, on aurait aimé une histoire du "néo-libéralisme version européenne" pour pouvoir étayer cette thèse rapidement esquissée   .


L’ouvrage de François Denord nous donne une lecture socio-historique originale de l’idéologie néo-libérale. Il permet à la fois de mieux comprendre une pensée, souvent caricaturée, et d’en narrer les vicissitudes historiques. Le néo-libéralisme, près de soixante-dix ans après ses premières expressions, apparaît aujourd’hui incontestablement comme l’idéologie dominante. Après cette étude socio-historique, l’analyse de ce nouvel art de gouverner néo-libéral semble indispensable pour comprendre les politiques contemporaines et, surtout, en esquisser de futures.