* Nonfiction.fr inaugure aujourd'hui un partenariat avec Le Japon à l'envers, blog du journaliste indépendant et spécialiste du Japon, Mathieu Gaulène. Une fois par mois, nonfiction.fr publiera un article du Japon à l'envers sur la société, la vie politique et les mouvements sociaux au Japon.

 

 

Les Japonais sont-ils si calmes ? Depuis deux semaines, un véritable déluge d’idées préconçues sur le peuple japonais s’est abattu dans la presse française. Dans ce flot de bavardages, des mots sont répétés à l’envie : les Japonais sont « calmes », « stoïques », « travailleurs » et « dignes ». Le dernier est le plus étonnant. Existeraient-il des peuples « indignes » face à une catastrophe ? Certains commentateurs n’hésitent pas même à chercher l’origine de ce calme apparent dans le « code génétique des Japonais ». Pourtant, que l’on regarde à nouveau les images de Haïti, et l’on verra la même hébétude, le même désespoir, la même tristesse muette face à un cataclysme qui dépasse l’entendement. Pourquoi présenter alors la réaction des Japonais comme culturellement différente ?

La représentation du Japon en France emprunte souvent des détours stéréotypés pouvant être tour à tour positifs ou négatifs. La nippophilie et la nippophobie constitue en réalité les deux faces d’une même idée. Ainsi au stéréotype positif du « calme » répond en écho le stéréotype négatif de la "soumission"   . En rupture avec le sens commun européen qui voit chez les Japonais  au mieux des « fourmis »   au pire des « drogués du travail vivant dans des cages à lapins »   , il faut rappeler que de tout temps le conflit et la contestation de l’autorité ont été des éléments présents dans la société japonaise.

Le monde à l'envers

A ce titre, l’expression gekokujô (下剋上) constitue l’antithèse de tous les préjugés qui existe sur le Japon. Littéralement, gekokujô signifie « ceux d’en bas écrasent ceux d’en haut » et désigne une période de troubles au Japon, marquée par de nombreuses révoltes contre les seigneurs féodaux (daimyô) à l’époque des Royaumes en guerre, du XIVème au XVIème siècle. Le mot koku peut tout aussi bien être traduit par gagner, vaincre, tuer ou couper en morceaux. L’historien Pierre-Fraçois Souyri a trouvé une expression qui résume bien la période, le « monde à l’envers ».

Cette période de troubles est surtout marquée par des luttes de pouvoir entre daimyô alors qu’un pouvoir centralisé peine à s’imposer. Mais on relève aussi l’émergence d’ikki, des coalitions paysannes. Les paysans en effet s’organisent collectivement pour soumettre au seigneur des exigences et revendications. Un rituel est organisé pour le formation de l’ikki, puis les membres se réunissent dans une sorte d’assemblée générale () pour rédiger les revendications. Celles-ci sont presque toujours les mêmes : refus des corvées de travail, exigence d’une diminution des redevances annuelles, etc. Si le seigneur refuse, les paysans menacent de fuir collectivement et d’abandonner les terres.

Pendant la période Tokugawa, dîtes aussi de « pays fermé » (sakoku), les révoltes paysannes se comptent par milliers.  Il est vrai que leurs objectifs est là encore bien souvent pragmatiques – en réaction aux famines et à l’impôt – et qu’à part certains mouvements messianiques, aucune de ces « jacqueries »  n’avait l’ambition d’un renversement de la société féodale. Pour autant, il n’était pas rare de voir les seigneurs locaux directement interpellés, voire dans certains cas lynchés par la foule.

Une réflexion globale sur la société n’apparaît cependant qu’à l’ère Meiji et s’incarne notamment dans le « Mouvement pour la liberté et les droits du peuple » (Jiyû minken undô). C’est également dans ce passage du XIXème au XXème siècle qu’une classe ouvrière apparaît et mène ses premières luttes. Cette classe ouvrière, majoritairement féminine jusqu’en 1912 en raison de l’importance du secteur textile, tente de s’organiser et utilise alors divers moyens de lutte. Le sabotage sera utilisé par exemple par les mineurs, en raison de l’absence du droit de grève. Par ailleurs, les idées libérales et socialistes en provenance de l’Occident commencent à se répandre. Créé en 1919, la Sôdômei (Union générale des travailleurs japonais) devient le principal syndicat, avant que le mouvement ouvrier s’éteigne dans les années 1930 avec la montée de l’ultra-nationalisme.

Emergence de nouveaux mouvements sociaux

Il y a cependant une continuité entre la période d’avant et d’après guerre au Japon et une tradition démocratique était présente dans ce pays. D’ailleurs, dès la mise en place de ces nouveaux droits, des pans entiers de la société s’en emparent et s’en servent dans différents domaines. En 1945, les premières grèves pour le « contrôle de la production » par les travailleurs éclatent et se propagent dans plusieurs dizaines d’usines. Dès 1946, 50% des travailleurs japonais sont syndiqués. Les femmes également, notamment les mères au foyer, s’organisent dans des associations de consommatrices et vont constituer un puissant lobby, jouant un rôle important dans l’émergence des questions environnementales. Les étudiants s’organisent également au sein de la zengakuren (zen nihon gakusei jichikai sôrengô, ou Fédération des associations étudiantes autogérées) à partir de 1948. Ce puissant syndicat étudiant implosera par la suite entre diverses tendances gauchistes, toutes critiquant le contrôle exercé par le Parti communiste japonais (PCJ). Ces différents acteurs de la société japonaise – ouvriers, femmes, étudiants – sont non seulement capables d’utiliser le panel de droits démocratiques mis à leur disposition mais sont aussi à la pointe du mouvement pour défendre la démocratie, au moment où ils sentent une menace peser sur elle. C'est le cas en 1960 lorsque des milliers de Japonais descendent dans la rue pour protester contre la ratification de Traité de sécurité nippo-américain (Ampô hantai undô).

Suivent plusieurs années de révoltes estudiantines ainsi qu'une longue lutte menée avec les paysans contre  la construction de l'aéroport de Narita, à l'est de Tôkyô. C’est durant la période des années 1970 qu’une démocratisation en profondeur de la société japonaise s’exprime. De nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, l'écologisme et le mouvement antinucléaire apparaissent. La lutte pour les malades de Minamata, touchés par une pollution au mercure, va faire tâche d’huile et provoquer un peu partout dans le pays des luttes contre la pollution. Les quatre grands procès liés à la pollution ont obligé l’Etat japonais à prendre une des premières lois contre la pollution au monde   . Dans les années 1980, l'opposition au nucléaire grandit chez les Japonais qu'on qualifiait alors d'« allergiques au nucléaire » (kaku arerugi).

Les freeters et le précariat

Plus récemment, un nouveau type de mouvement social, plus jeune est apparu au Japon. Il est lié à la question des freeters (furîtâ). Ce terme désigne de jeunes travailleurs, qui faisaient le choix, à l’origine, de travailler à temps partiel afin d’avoir du temps libre pour pouvoir profiter de la vie. En somme, il s’agissait de rejeter par son mode de vie l’entreprise-à-papa, celle qui fournit un emploi à vie, un salaire à l’ancienneté mais aussi une contrainte et un contrôle sur la vie très importante. En fait, la question est beaucoup plus complexe, car la plupart des jeunes freeters aujourd’hui – environ quatre millions de personnes – n’ont pas choisi de tomber dans la précarité. La précarité poussent même certains, à Tôkyô, à vivre dans des cyber-cafés ouverts la nuit. De nos jours, les emplois précaires – intérim, temps partiel – représente plus d’un tiers de la population active au Japon, à tel point que l'on parle parfois de l'apparition d'une nouvelle classe sociale, le précariat.

Les mouvements sociaux au Japon se sont affaiblis depuis les années 1980, pour différentes raisons. D'abord, l'interdiction du droit de grève pour les fonctionnaires et la privatisation du rail en 1987 a briser les reins des syndicats et des principaux secteurs de lutte. De plus, les Japonais ont été profondément choqués par la violence de certains groupes d'extrême-gauche qui ont eu recours à la lutte armée comme l'Armée rouge japonaise (Nihon sekigun). Enfin, le sentiment d'appartenir à une grande classe moyenne a été très fort au Japon, au moins jusqu'à la crise économique de 1990.

Cependant, depuis quelques années, les freeters se sont organisés en syndicats, afin de défendre leurs droits spécifiques. Le principal syndicat freeters, Freeter Union (furîtâ zenban rôdô kumiai) avec ses actions coups de poing a contribué à renouveller le répertoire d'actions des mouvements sociaux au Japon. En 2008, les jeunes précaires avaient ainsi organisé une "visite guidée" de la  luxueuse résidence du premier ministre Asô qui valut à trois participants d'être arrêtés par la police. Ils furent détenus trois mois, sans motifS. Si pour beaucoup de Japonais, le mot qui revient le plus souvent au sujet des mouvements sociaux est « sukunai » (pas grand-chose), tous s’accordent pour observer cependant comme un frémissement du côté de ces jeunes précaires. Ils sont les acteurs de cet autre Japon que l'on ne veut pas voir, la face cachée du Soleil levant